De 1959 à 1967, exception faite de 61 et 62, je fus à la fois du côté de la rue Cadet, où se tenait le bureau de la Nation française, juste en face du GOdF, et du côté de la rue des Arènes, là où se découvre la demeure de Jean Paulhan, au tournant proche de l’escalier qui permet d’accéder au jardin où fut ce lieu de divertissement romain et qui était le boulodrome de pétanquiste assidu de celui que l’on désignait volontiers d’éminence grise des lettres françaises…
Je n’oublie pas le 8 de la rue Victorien-Sardou, chez mes parents, où j’ai dû loger jusqu’à mes trente ans, quoique rue des Arènes j’ai pu bénéficier, à partir de 1963, d’une chambre. En 1968, je fus au moins sur une dizaine de mois chez les Boulard de Saint-Paul-les-Dax, endroit merveilleux centré sur un château des plus agréable : il était comme la proue d’une immense forêt de pins lovée autour d’un bel étang sur lequel j’aimais parfois me servir d’une barque qui s’y trouvait à demeure. Hélas le projet porté alors fut un échec, de ceux que l’on admet difficilement comme toute défaite à 49,99%…
Pourquoi évoquer mes hébergements et activités d’alors ? Parce qu’hier soir 10 février il a été, de 21 heures à minuit, question du peuple des Kurdes sur Arte ! Or, à la Nation française nous étions tous sensibles au malheur constant de ce peuple1 dont la Turquie refusait d’entendre la voix ! Pierre Boutang recevait parfois quelques intellectuels exilés de leur Kurdistan natal et nous aimions les entendre évoquer aussi bien leurs difficultés que leurs espoirs : ils croyaient que la France les aiderait dans leur combat !
Vers 1965-66, j’ai parfois déjeuné dans un restaurant de l’est parisien, accessible à ma bourse plate, que m’avait fait connaître un ami universitaire, professeur de Français : il voulait me faire rencontrer son « chef », un Kurde, lui aussi universitaire, mais exilé pour sauver sa peau : cet homme, de belle allure et très loquace, de visage au profil aigu quoique d’expression assez tendre, espérait obtenir un poste d’enseignant… En attendant, telle sœur Anne, le facteur qui lui apporterait le courrier sauveur, il cuisinait des recettes de son pays pour des Parisiens qui ne savaient même pas que le Kurdistan existait… Nous avons eu des conversations qui me troublaient parce qu’apprendre aussi directement ce qui touche aux pires des souffrances ne laisse évidemment pas indifférent en même temps qu’alors je me sentais particulièrement incapable de venir en aide fut-ce à un chien. Mes ressources seraient aujourd’hui l’équivalent peut-être d’un RSA, sauf pourtant que je faisais ce qui me plaisait : je pouvais assister gratuitement à d’admirables pièces de théâtre et de fort beaux concerts afin d’en rendre compte, gratuitement aussi ; dans le même but, je visitais quantité d’expositions qui me firent connaître de nombreux artistes… La France Catholique, seule, était en mesure de me payer mes « piges » (hors charges sociales), mais elle n’était pas soutenue par la Banque des Rothschild… Parfois, une heureuse et rare circonstance m’offrait un petit reportage, texte et photos, pour Réalité ou Plaisir de France… En somme, avec ce que Jean Paulhan pouvait m’offrir — je n’oublie pas qu’il avait un volume de charges impressionnant du fait de sa femme double hémiplégique — je roulais sur du plomb plutôt que sur de l’or mais j’étais à la fois anxieux et désinvolte, assuré intérieurement que je vivais une période des plus stimulante de ma vie et qu’un jour viendrait où ce que j’attendais surgirait à mon horizon. J’ai déjà écrit à quel point ce surgissement fut d’une nature totalement providentielle : mais ce fut aussi parce que j’avais accumulé, sans même m’en rendre compte, des expériences qui me permirent par la suite, alors que j’entrais tout juste dans ma trente deuxième année, d’enfin sortir la tête hors de l’eau : ce fut à Villeneuve-sur-Lot.
Je reviens aux Kurdes. Hier soir donc, diffusés par Arte, j’ai regardé avec grande attention trois reportages sur le peuple des Kurdes : le premier était celui d’un Français, Jérôme Fritel, qui accompagnait un groupe de combattants kurdes et Yézidis : tous réfugiés sur la montagne qui domine Sinjar, capitale des Yézidis, où ils étaient encerclés par les troupes du Califat. De ces hauteurs, ils voyaient s’étendre, dans la plaine, la ville qu’ils ambitionnaient de reconquérir.
Cette ville était depuis toujours comme le coeur de ce peuple aujourd’hui allègrement massacré par ces démons noirs du Da’ech : les Yézidis sont restés fidèles à une très antique religion zoroastrienne dont l’un des dogmes réjouirait Claude-Henri Rocquet puisqu’il stipule la réhabilitation à la fin des temps de l’Ange déchu.
Jérôme Fritel a donc commencé à les filmer dans leur attente, leur vie quotidienne tout entière tendue vers ce moment où il leur faudrait descendre vers cette vaste étendue de maisons qui, toutes, seraient autant de pièges à déjouer.
L’heure advint de partir au combat. Un peu auparavant, était arrivé un contingent de peshmergas venus d’Erbil afin de les aider à vaincre les troupes du Califat islamique. Les discussions d’avant l’élan furent intenses, les préparatifs minutieux, la détermination de plus en plus sensible. Combien furent fortes les femmes soldats, si décidées à tenir leur place dans ces combats pour la délivrance de cette parcelle de leur pays ! Dignité des plus pauvres, aux richesses intérieures sublimes.
Le cinéaste reportère les suivit pas à pas, s’exposant avec et sans prudence, si complètement lié et relié à ces soldats que tout téléspectateur ne pouvait que ressentir ce climat de tension extrême qu’il avait su capter : en même temps par moments de totale détente avant que ne soit repris le mouvement en avant vers la cible, vers ce morceau de patrie dont ils étaient tous consubstantiellement une part de son âme.
Quelle leçon de courage ! Ce courage qui manque si dramatiquement aux Français d’aujourd’hui. Quelle leçon d’un savoir-faire qui ne souffrait aucune hésitation. Quelle leçon d’humilité car je n’ai saisi aucune expression de fanfaronnade collective. Quelques plaisanteries parfois, on est des hommes, non ?
En ces hommes comme en ces femmes, pourtant exposés au point qu’en effet l’annonce des blessés, des morts, resta toujours discrète, pudique, tandis que leur nombre augmentait régulièrement : nulle démonstration d’effroi, d’inquiétude, de peur, ne se faisait entendre. Seuls les visages graves, concentrés sur l’âme, l’esprit, laissaient voir combien chacun participait à ces douleurs, à ces souffrances.
Ma femme comme moi-même avons été sensibles à un détail surprenant : ces soldates et soldats étaient beaux ! Malgré les réalités de cette situation : comment se laver, comment avoir des vêtements propres ? Et pourtant ces visages, sales ou non, étaient empreints d’une beauté due, peut-être, à la certitude qu’ils étaient dans la justesse et la justice. D’une vérité dont ils étaient assurés.
Il est vrai qu’ils étaient presque tous d’une jeunesse éblouissante. Vingt ans pour la plupart. Mais chez eux un quelque chose tout d’abord difficile à percevoir : ce fut soudain l’évidence ; je voyais leur tendresse d’expression comme de chair, ce que le cinéaste sut montrer comme une sorte d’éblouissement lent.
Il les avait suivis pas à pas tout au long du combat, qui fut victorieux.
Jérôme Fritel avait été, avant la projection de son reportage, interrogé par l’animatrice de « Théma », Émilie Aubry. Il est bon de la citer car elle sut poser les bonnes questions : et surtout elle sut faire sentir combien elle-même avait été frappée par l’excellence du travail de son invité, au point que ses yeux en brillaient d’émotion. C’est assez rare pour que cela soit souligné : et nous étions nous-mêmes saisis au point que je regardais les deux visages alternativement, et appréciais cette connivence bienheureuse qui, elle aussi, adoucissait ce qui pourtant était infiniment indicible, registre souffrance et douleur. Ce que Fritel avait à préciser ? Rien d’autre que la façon horrifique dont le Da’esh avait conquis le territoire du Califat.
Le deuxième reportage portait justement sur la fortune colossale du Daech et sur la façon dont il se l’était procurée, sur aussi les difficultés immenses qui seront rencontrées quand on cherchera à venir à bout de cette puissance financière déjà très diversifiée. Travail bien fait et fort inquiétant car l’on comprenait fort bien, à suivre les démonstrations des enquêteurs, que ce qui est entrepris actuellement pour « éradiquer », comme annoncé par exemple à Washington, le Califat syro-irakien il faudra bien plus de temps qu’évalué en Occident : sans oublier que cet immense gâchis est le fruit des deux premières guerres, surtout de la seconde, lancées par les Etats-Unis et de leurs alliés, ratages successifs concernant l’instauration ridicule, hélas, de la démocratie.
La troisième enquête concernait le chef charismatique de l’armée kurde, l’armée des peshmergas. Tout aussi intéressante que les deux premières… Ce que j’en ai conservé, c’est que le seul président de la Turquie décidé à résoudre l’éternelle question kurde fut empoisonné en 1999 : il est vrai qu’il était seul face à l’Armée et à une nuée de politiciens persuadés que les Kurdes ne pouvaient être que Turcs.
Les impressions que j’ai retirée de cette enquête assez terrifiante est, premièrement, que ce vaste et puissant pays a été au début du XXe siècle parfaitement capable de génocider les Arméniens, et, secondement, qu’il ne faut absolument pas le faire entrer dans l’Europe.
- L’espace qu’occupent les quelques 35 millions de Kurdes s’étend d’abord en Turquie, à l’est de l’Anatolie, puis au nord de la Syrie, de l’Irak et au nord-ouest de l’Iran. En ce dernier pays, les Kurdes sont aujourd’hui reconnus comme peuple mais non autonome alors qu’en Irak ils sont à la fois reconnus et autonomes ; en Syrie, les Kurdes ont conquis, du fait des événements guerriers actuels une quasi indépendance, ce qui inquiète fortement la Turquie, arc-boutée sur les positions extrêmes adoptées au début du XXe siècle par Ataturc : qui interdit l’usage de la langue et des noms de familles kurdes. Ce seul mot, qui nomme une identité millénaire, dit à haute-voix est un crime lèse-majesté ! Les autorités turques nomment les Kurdes par l’expression « Turcs des montagnes ». Le Président Erdogan n’a qu’une politique concernant ce peuple : le soumettre, d’où des morts par dizaines de milliers et bien davantage de blessés.