Les historiettes que nous nous racontons - France Catholique
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Les historiettes que nous nous racontons

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« Quand je regarde autour de l’Église catholique, je vois un bon nombre de personnes âgées, surtout des hommes blancs, alors que la diversité a son importance. »

Cette phrase est extraite de la déclaration d’une femme, vraisemblablement dans la prime quarantaine, installée sur un banc dans un parc, dans une drôle d’attitude « pour faire naturel » lors d’un entretien filmé par une caméra.

La pauvre femme était assise de travers, sans doute fort inconfortablement, position que nul n’aurait adoptée spontanément, sauf pour « faire naturel ». Une bizarrerie de la modernité se trouve dans les artifices mis en œuvre pour obtenir un ersatz de « naturel ». Et en fait, je crains qu’on s’éloigne encore davantage de la réalité.

Je n’avais nulle envie d’écouter l’entretien « privé » de cette femme, mais je ne pouvais m’empêcher d’entendre alors qu’il avait lieu en public. Mais je ne pouvais non plus m’empêcher de me demander, passant à côté, « quelle paroisse fréquente-elle ? Je suis allé dans nombre d’églises catholiques dans notre pays, et je n’en ai vu aucune correspondant à cette description.»

Alors, que se passait-il ? J’imagine que cette femme pouvait avoir dans la tête une de ces historiettes que les théoriciens post-modernes appellent « méta-récits ». C’est une forme de récit qui rassemble un fatras d’évènements où on essaie de réduire ce qui se présente à l’esprit. La réalité est immense, complexe ; nos esprits ont tendance à être rapetissés, avec une expérience limitée.

On a tendance à préférer la théorie à la pratique parce que la théorie est simple, et on peut en changer aisément à son gré. C’est fabuleux ce que je peux dessiner comme figures géométriques sur une feuille de papier. Beaucoup moins ce que je peux construire avec des briques et du mortier, ou fabriquer avec du bois et des clous. On a tendance à préférer les « méta-récits » car ils sont simples, ils ne nous perturbent pas, et nous pouvons, à leur aide, maîtriser d’une certaine manière un monde troublant, chaotique, compliqué.
Tendance en soi compréhensible. En sciences naturelles, nous nous efforçons de ramener des phénomènes complexes à quelques simples « lois » de base.

Question : cette approche est-elle valable pour toutes les démarches de l’existence ? Il est une qualité en sciences naturelles : une théorie doit résister à l’épreuve du temps ; elle doit pouvoir être confrontée à toutes les nouvelles découvertes. Sinon, il y a un problème, et la théorie doit céder aux dures réalités. C’est ce qui se passe en sciences naturelles, mais aussi, et bien trop souvent, avec nos petits « méta-récits » qui nous aident à simplifier notre vue du monde.

Un exemple : je ne peux vous dire combien de fois j’ai entendu des professeurs de théologie vouer leur vocation à saisir la foi chrétienne rudimentaire, incertaine, de leurs étudiants et à la secouer un peu pour la structurer un peu mieux. C’est, je pense, une louable intention, ce que je n’ai personnellement jamais tenté de faire, mais il demeure un immense problème : les élèves de lycée et de Faculté n’ont pour la plupart qu’une foi chrétienne rudimentaire, non approfondie, en vérité une ignorance totale de la foi chrétienne.

Un simple test : demandez de citer le troisième — Abraham, Isaac, et ? Ils ne savent pas. Demandez ce qu’est la Pentecôte : aucune idée. Une fois, une étudiante a levé le doigt pour demander, plutôt embarrassée : « Professeur Smith, vous employez un mot que je n’ai jamais entendu. — Et quel est ce mot ? — « Baptême ».»

On ne peut « bousculer » une « simple foi » chez de tels étudiants. Il nous faut commencer par le commencement. Il ne sert à rien d’agiter le cornet s’il ny a pas de dés à l’intérieur. Celui qui entre dans un amphi actuel de théologie avec l’intention de « secouer » quelque « simple foi » est un chasseur entrant dans une forêt sans gibier. Alors, pourquoi les professeurs de théologie persistent-ils depuis des décennies à raconter que la « simple foi » a disparu de leurs amphis ? La réalité a été remplacée par un « méta-récit ».

Je viens de lire l’excellent livre de l’historien Herbert Butterfield The Whig Interpretation of History (1931 – L’interprétation de l’Histoire par les « Whig » – Protestants libéraux en Angleterre). C’est le genre d’Histoire des historiens partisans des vues des Protestants Whig où très vite on aboutit à séparer dans le monde les amis et les adversaires du progrès. Butterfield reproche aux historiens à la recherche du « progrès » de retenir les faits qui vont dans le sens de leurs thèses et éliminer ainsi du tableau d’autres faits d’égale importance.

Ne faisons-nous pas souvent de même ? Nous choisissons les faits soutenant nos récits préconçus et évacuons d’autres faits tout aussi importants dans la vue d’ensemble. Ne disons pas que le récit est entièrement inexact, le problème est qu’il ne contient qu’une part de vérité. Gauche comme Droite adoptent ce genre de simplification facile qui consiste pour les deux camps à clamer, avec les mêmes accents indignés, que les autres sont financés par de « riches élites ». Bien sûr, la vérité est que les deux camps ont leurs riches donateurs, qui « financent » l’adversaire, et des « élites fortunées » qui apportent leur soutien au « bon camp », chacun visant le pouvoir « pour le bien du pays ».
Il est facile de condamner avec une immense indignation ceux qu’on désigne « ennemis du progrès ». Mais, selon Butterfield : « On peut être pardonné de ne pas trop apprécier la séparaton entre bons et mauvais, progressistes et réactionnaires, noirs et blancs ; et il n’est pas évident que l’indignation morale n’est guère qu’un éparpillement de son énergie au dépens de son propre jugement.»

15 juillet 2015.

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/07/15/the-little-stories-we-tell-ourselves/