Comment apporter sa pierre à une cause aussi essentielle que celle défendue par Bertrand Vergely et Marie de Hennezel ? Ma contribution sera forcément modeste, mais je ne crois pas inutile de la livrer. Elle concerne l’expérience du grand âge, qui n’est pas donnée à tout le monde. Comme beaucoup, j’ai vu partir autour de moi des personnes jeunes et j’en ai gardé à la fois un sentiment déchirant et doux. Mais j’ai eu aussi la chance de rencontrer en leur grand âge des personnes qui m’ont énormément apporté. À leur endroit je ne puis m’empêcher de me reporter aux mots de l’Écriture sur celui qui est « chargé d’ans et rassasié de jours », car il n’est pas vrai que la vieillesse soit forcément un naufrage, selon les mots célèbres du général de Gaulle. Elle peut être une période de maturité supérieure, malgré les épreuves et même à travers et à cause des épreuves. Permettez moi d’évoquer deux cas de personnalités célèbres, avec qui j’ai eu la grâce d’avoir de longues conversations, durant une telle maturité supérieure.
Je pense d’abord à Jean Guitton. Aller le visiter rue de Fleurus, à deux pas du jardin du Luxembourg était toujours une joie. L’homme était tellement drôle – oui lui le philosophe! – et puis le grand âge lui permettait de déployer tout ce qu’il y avait de Proustien dans son génie, c’est-à-dire cette façon de remémorer sa longue existence en goûtant le bonheur de la recréation des instants uniques vécus avec les êtres chers. C’est un mot théologique, familier d’Irénée de Lyon, qui pourrait peut-être résumer cette disposition intellectuelle à la mémorisation: récapitulation. Récapituler sa vie pour l’auteur de l’étonnant Portrait de M. Pouget, c’était aussi la ramener à son chef pour reprendre l’étymologie du mot, c’est-à-dire à son principe, à son unité.
C’était aussi l’impression que me donnait le cardinal Henri de Lubac quand j’allais le visiter les dix dernières années de sa vie, rue de Grenelle, puis dans les derniers mois chez les petites sœurs des pauvres avenue de Ségur. J’étais émerveillé par sa pugnacité, sa présence, son intérêt intact pour l’actualité et la controverse. Pourtant, en 1986, lors de la visite de Jean-Paul II à Lyon, le cardinal avait eu un accident cérébral qui l’avait à peu près privé de l’usage de la parole. Expérience peu banale. Cela n’avait pas interrompu nos colloques qui se poursuivaient par le moyen d’un langage des signes, qui aurait pu surprendre un observateur extérieur. Nous pouvions parler de Péguy par exemple, d’une façon qui aurait été strictement incompréhensible à la plupart. J’admets qu’il y avait parfois des tunnels où j’avais du mal à saisir mon interlocuteur, mais brusquement le mot juste sortait, qui éclairait tout.
Victor Hugo a écrit que « dans l’œil des jeunes gens, l’on voit de la flamme, dans l’œil du vieillard de la lumière. » Inversant la formule, Guitton expliquait que la lumière enchantait sa jeunesse mais que ses yeux fatigués préféraient la flamme, la petite flamme, celle qui évoque la lumière discrète du sanctuaire près du tabernacle. Il avait aussi le sentiment que ce que nous serions n’avait pas encore paru. Un jour, Jean XXIII lui avait parlé « du temps royal où on voit chaque jour le ciel d’un peu plus près » !
Chronique à Radio Notre-Dame le 27 avril 2010.