L’administration d’une université de premier plan a récemment cherché des information sur le succès d’une nouvelle initiative. On a fait circuler une enquête. Les sondés se sont vu demander sur tous les tons d’exprimer leurs « sentiments » sur le programme. Bien sûr, en ce qui concerne les sentiments, il ne peut y avoir de controverse ou de désaccord. Si le « sentiment » est la catégorie sous laquelle nous nous renseignons sur les choses, il ne peut pas y avoir d’argument. Les sentiments en tant que tels, bien que fugaces, sont absolus. Nous les ressentons ou pas.
C’est la signification du vieil adage latin : de gustibus non est disputandum – devenu en français : les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. Dans un monde de sentiments et d’émotions, on ne peut pas trouver de terrain d’entente. Il n’existe pas de principe commun mis à part : « oui, je ressens les choses comme ceci » ou « non, je ne ressens pas les choses comme cela ». Supposons que quelqu’un vous dise : « laissez-moi vous convaincre que la bière que vous prisez tant n’est guère meilleure que la limonade réchauffée ». Votre réponse restera : « je préfère toujours ma bière ».
Le verbe « avoir l’impression » a remplacé le verbe « penser » dans de nombreux cas. A première vue, ces deux verbes pourraient sembler synonymes. Mais un examen plus approfondi révèle qu’ils diffèrent d’une manière révélatrice d’un changement de civilisation. La société qui « a l’impression » n’est pas la société qui « pense ». Les deux mots ont chacun un sens spécifique et ils appartiennent à un certain ordre de priorité. Nos « impressions » doivent, ou devraient, être au service de notre pensée, mais elles sont réelles dans leur ordre propre.
« Ressentir » est le verbe que nous utilisons pour indiquer l’état et la nature de nos passions et de nos désirs. Cela fait référence à ces mouvements de l’âme conjoints au corps. Il en résulte que nous disons : « je me sens malade », « je suis en colère contre Charlie » ou « Harriet m’a fait rire ». mais il n’est pas suffisant de parler à quelqu’un de sa maladie, de sa colère ou de son humour. Nous avons aussi besoin de savoir si de tels sentiments sont raisonnables ou non dans les circonstances où ils se sont produits. C’est peut-être le cas. Mais alors cela n’indique pas seulement comment nous ressentons mais si ces sentiments sont guidés par la raison. Bien plus, cela implique que notre raison elle-même mesure selon une norme non subjective. La norme n’a pas été créée uniquement dans notre propre intérêt.
Aristote est toujours le maître ici. Nous avons une connaissance sensorielle. Nous ressentons la douleur. Nous touchons quelque chose de chaud. Nous reniflons cette odeur nauséabonde. Nous goûtons le sel dans la salade. Nous entendons et comprenons la plaisanterie de George. Sans nos capacités sensorielles, nous ne pourrions pas connaître ces choses auxquelles nous faisons face chaque jour. Pourtant, le sens de l’odorat ne sait pas par lui-même ce qu’est une odeur et en quoi cela diffère d’un goût. Puisque nous avons un esprit qui n’est pas une simple extension de nos capacités sensorielles, nous savons ce que signifient l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher. Nous pouvons envisager ces différents aspects en même temps.
Une autre chose que nous avons rapidement apprise nous concernant, c’est que nos capacités sensorielles nous sont soumises. Nous pouvons apprendre pourquoi nous avons ces capacités. Nous voyons que nous pouvons être trop en colère, ou pas assez. Chaque capacité a son objectif défini dont nous pouvons déduire sa place appropriée dans notre vie. Par expérimentation et erreur, en agissant bien ou mal, nous devenons vertueux ou méchants. Nous nous habituons à la manière dont nous utilisons chacune de nos capacités sensorielles. Notre caractère se manifeste aux autres dans la manière habituelle dont nous réagissons envers eux. Le problème central de nos vie morales vient rapidement à la surface selon la manière dont nous agissons. Sommes-nous gouvernés pas nos passions ou les gouvernons-nous ?
Si ce sont elles qui nous gouvernent, cela fait-il une différence ? Il s’avère que notre raison est orientée vers une finalité, vers un bien qui n’est pas simplement arbitraire. Nos passions elles-mêmes, en d’autres termes, sont des facultés qui recherchent le guide de la raison. Il en découle que leur bon ou leur mauvais usage provient de la finalité que notre intelligence prévoit de choisir et de suivre.
Donc, si nos esprits sont faussés, en toute probabilité, nos passions le seront aussi. Dans ce sens, le parcours d’une civilisation de la raison à une civilisation des émotions est assez compréhensible. Une civilisation qui place la primauté des émotions sur la raison est une civilisation où le désordre a été rendu habituel, individualisé et légalisé.
On ne peut pas être civilisé et ne pas avoir d’émotions. La civilisation, c’est installer librement la raison comme contrôle de nos émotions. Mais cela signifie également diriger toutes nos passions vers une finalité qui place tout en ordre. Les passions, quand on leur donne la primauté, peuvent devenir des « raisons » sophistiquées pour remplacer la raison. Mais quand ce remplacement a lieu, c’est parce que nous orientons délibérément nos esprits loin de leur finalité.
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James V. Schall, S.J., qui a été durant 35 ans professeur à l’université de Georgetown, est l’un des auteurs catholiques américains les plus prolifiques.
Illustration : « Tempête de neige : bateau à vapeur à l’entrée d’un port » par J.M.W. Turner, 1842 [musée Tate – Londres]
source : https://www.thecatholicthing.org/2017/12/19/on-feelings/