La décision de Benoît XVI de déposer sa charge a provoqué un émoi qui a dépassé très largement les frontières de l’Église catholique. Qu’on le veuille ou non, l’évêque de Rome est un point de repère central dans la vie du monde. Tous les responsables politiques ont réagi à l’événement et on a remarqué le message singulier du président Obama qui ajoutait l’assurance de ses prières (et celles de son épouse) à sa reconnaissance pour l’œuvre accomplie. Le caractère inédit d’une renonciation a alimenté un débat sur l’exercice de la primauté et les éventuels changements à envisager pour son avenir. Il y a d’ailleurs un contraste entre l’expression d’une reconnaissance unanime de la part du peuple chrétien et les tentatives de remise en cause, souvent très polémiques de la papauté. C’est vrai que le moment est particulièrement propice à l’expression de théories en tous genres de la part de ceux qui voudraient refonder l’Église à leur manière.
Cela vaut la peine de s’y arrêter un instant, ne serait-ce que pour poser quelques questions. Qui a compétence en la matière ? Quelle est la légitimité de ceux qui s’érigent en réformateurs, en jugeant de leur hauteur les deux derniers pontificats et prétendent définir les lignes institutionnelles d’une papauté vraiment adaptée à ce qu’ils appellent la modernité ? J’avoue qu’à lire certaines contributions, je passe de la stupéfaction à l’irritation, pour terminer dans le fou rire. Tout de même, la sociologie ne donne pas tous les droits. Ou alors je me trompe complètement. Elle est une science empirique, à base d’enquêtes sur une réalité qui échappe souvent à la systématisation. Il est vrai que le sociologue peut étendre son champ disciplinaire, en recourant à la mémoire des historiens. Est-il pour autant autorisé à des conclusions générales, du style péremptoire, auxquelles nous devrions adhérer comme devant des évidences scientifiques ? Ce n’est pas du tout mon sentiment. Ma principale objection relève de la nature singulière du mystère chrétien. La situation privilégiée de l’Église de Rome depuis les origines chrétiennes n’a rien à voir avec une quelconque doctrine constitutionnelle. L’autorité des successeurs de Pierre leur vient de la volonté même du Christ, qui s’exprime dans les Évangiles avec une netteté surprenante.
J’ai été frappé d’une remarque que m’avait faite un jour le cardinal de Lubac. Il est étonnant, me disait-il, que le rôle de Pierre ait été si bien défini, alors que dans des domaines essentiels de la doctrine, les références scripturaires sont parfois difficiles à interpréter. Il me parlait notamment de l’eucharistie. Quand on parle du pape, on doit impérativement revenir à ce fondement évangélique et notamment à l’appendice de l’évangile de Jean. C’est par trois fois que Jésus intime son ordre à Pierre : « Pais mes brebis » et l’on peut retenir aussi ce qui est rapporté en saint Luc (22. 32) : « J’ai prié pour que ta foi ne défaille pas. » La fameuse doctrine de l’infaillibilité définie à Vatican I s’explique ainsi. Elle ne consiste pas dans une prétention à la toute-puissance, elle s’origine dans un charisme confié au premier des apôtres. Tous les échafaudages intellectuels construits indépendamment de ces données premières ne tiennent pas. Sans doute, la papauté se décline dans une longue histoire, et elle a été marquée par les différentes phases de son incarnation dans les réalités du temps. Les premiers papes martyrs des origines sont très différents de ceux de la période médiévale qui correspond à un développement d’un type de société dont le christianisme est le fondement. Ce qui va se produire à la fin du XIXe siècle avec la disparition des États pontificaux correspond à une autre économie de l’institution qui affirme son caractère complètement spirituel, détaché de la charge du temporel. Il n’empêche que c’est toujours le même charisme pétrinien qui est à l’œuvre et qui est susceptible de se prolonger dans d’autres incarnations historiques.
Lorsqu’on parle d’une centralisation excessive de l’Église catholique, d’une papauté toute-puissante, je trouve cela plutôt arbitraire. Déjà dans l’ordre des réalités tangibles. L’administration de la Curie romaine, c’est environ trois mille personnes. Je défie quiconque de m’indiquer une autre administration sur la planète aussi ridiculement faible, alors qu’elle est au service d’une chrétienté qui représente plus d’un milliard de fidèles. Surtout on ne comprend pas que la force de l’évêque de Rome vient de son ministère de communion. Si les quelque cinq mille évêques de tous les continents ne se retrouvaient pas en communauté de foi et de sentiment avec lui, l’Église s’effondrerait. C’est l’accord de tous qui constitue le nœud de l’institution et l’évêque de Rome est le signe vivant et permanent avec lequel, de toutes les régions du monde, on peut se reconnaître. Il n’y a là aucun arbitraire car le pape est le dépositaire d’une tradition qui ne lui appartient pas. A fortiori, je remarque que les plans de reconstruction que l’on imagine parfois déboucheraient bel et bien sur une hypertrophie institutionnelle. La notion de collégialité a parfois donné lieu à de vrais délires, comme celui d’une transposition d’un régime représentatif qui entraînerait la fabrication d’une énorme machine administrative.
Aujourd’hui, on ne remarque pas assez que Rome est au centre d’un dispositif très souple qui associe un strict minimum d’appareil central à une pratique de synodalité. Je ne songe pas seulement au Synode des évêques qui se réunissent périodiquement, mais à l’association de cardinaux et d’évêques du monde entier au travail des dicastères romains.
Je n’entends pas par là que tout est parfait dans ce fonctionnement. Il peut arriver que des grippages et même des scandales viennent entraver la mission du centre romain. Le successeur de Benoît XVI devra au plus vite envisager une réforme de la Curie, en tenant compte des leçons de ce qu’on a appelé le Vatileaks. Ce ne sera pas forcément facile, parce que de mauvaises habitudes ont été prises et que celles-ci tiennent largement à tout un contexte culturel et bureaucratique essentiellement italien. Mais il n’est pas possible de se priver des Italiens, pas seulement à cause de leur savoir-faire et de la continuité curiale, mais parce que le pape demeure, envers et contre tout, l’évêque de Rome.
Dans un passé récent, des réformateurs très pénétrés d’une volonté d’arrachement à cet enracinement italien et romain, ont buté contre cette impossibilité de faire muter l’institution dans le sens d’une autorité mondiale, à l’image des institutions internationales. Un pape qui n’est plus l’évêque de Rome n’est plus le pape. Son inscription dans un diocèse singulier est une limite à toute hypertrophie. Son charisme pétrinien n’empêche pas qu’il est un évêque parmi les autres même s’il est le premier d’entre eux. Je pense souvent à la formule d’Émile Poulat : « L’Église catholique est l’institution la plus décentralisée au monde. »
Pour en revenir à la pléthore de commentaires qui s’abattent en ce moment, il semble que l’argument central tienne à la notion de renonciation. Le Monde, qui détient une autorité médiatique super-papale a expliqué en Une que cette initiative allait changer l’Église. Il me semble que là encore on est en plein mimétisme de surenchère. La renonciation ne change strictement rien à la nature du ministère pétrinien. J’ai lu à peu près toutes les gloses à ce sujet, et aucune ne m’a convaincu. Désacralisation de la papauté ? Changement de sa légitimité ? Sortie du XIXe siècle ? J’ai envie de dire avec Pascal que tout cela est inutile et incertain. Le successeur de Benoît XVI aura à creuser le même sillon, il devra rendre témoignage à la foi au Dieu un et trinitaire, et en expliciter les conséquences.
Mais puisque j’en suis aux commentaires du jour, il y a peut-être lieu de faire un sort à un sociologue des religions, Olivier Bobineau, qui se fait beaucoup entendre dans la presse. Sans doute faudra-t-il attendre son ouvrage annoncé pour le mois prochain (L’empire des papes. Sociologie du pouvoir dans l’Église, CNRS éditions) pour formuler une critique approfondie de son système d’analyse. Mais il en distille dans la presse des éléments qui se veulent décisifs eu égard à la conjoncture présente. J’en retiens cette phrase, tirée d’une tribune dans Le Monde : « Dès lors, un choc anthropologique s’opère sous nos yeux : là où l’institution Église tente d’encadrer le sentiment des individus à partir de son centre romain depuis 1 500 ans, la modernité vient briser les chaînons de tout contrôle institutionnel pour faire de l’individu un être libre et souverain aspirant à devenir son propre centre. » Catholique romain, je suis désolé, je ne me sens pas du tout encadré par mon institution. J’ai même souvent le sentiment d’échapper, grâce à mon catholicisme, au conformisme bêlant de l’époque. L’individualisme ici exalté renvoie à ce que Philippe Muray appelait « les mutins de Panurge ». Le climat moral dans lequel nous baignons est celui d’un conformisme de plomb, contre lequel se sont insurgés les véritables prophètes de la liberté. Et ceux-là s’appellent Bernanos ou Péguy, Anders ou Ellul. Leur caractéristique commune est justement de remettre en cause ce qu’on appelle la pensée unique et la logique systémique qui sous couvert de modernité nous place sous tutelle administrative. Quand nous ne sommes pas purement et simplement prisonniers de déterminismes économiques qui nous écrasent.
L’accusation à l’encontre d’une Église qui encadrerait les sentiments des individus est une douce plaisanterie. L’Église catholique, durant les derniers siècles, a été le lieu d’une extraordinaire diversité de fondations spirituelles en tous genres. C’est encore Philippe Muray qui remarquait que l’infaillibilité romaine était peu de chose face à l’infaillibilité des idéologies. Il est vrai qu’à l’ère de la post-modernité ou de l’hyper-modernité, les orthodoxies idéologiques ont cédé le pas mais elles ont été remplacées par l’univers mental de la consommation. Le christianisme moderne n’encadre nullement les individus, il leur offre les moyens d’affirmer leur liberté spirituelle à l’encontre des comportements grégaires. Encore un mot à propos d’Olivier Bobineau. Il semble faire du droit canon et de l’encadrement paroissial les moyens privilégiés de la coercition catholique. Là encore, je me frotte les yeux. L’Église catholique, certes, comme toutes les institutions, possède un code juridique. Mais ce dernier n’apparaît qu’en cas de conflit. La plupart des prêtres et même des fidèles vivent leur foi, à l’abri de toute obsession canonique, et les paroisses sont des lieux de convivialité spirituelle qui n’ont rien à voir avec la chape de plomb des institutions autoritaires.
Mais ne nous alarmons pas trop de ce genre de considérations. Un climat de transition est propice à ce type de spéculations qui fleurissent un peu partout. Il est beaucoup plus intéressant de suivre Benoît XVI dans les derniers actes de son ministère public. On pourrait parler de sa magnifique homélie de la messe du Mercredi des Cendres. Mais on peut aussi retenir les propos spontanés qu’il a tenus devant le clergé romain réuni dans la salle Paul VI, le lendemain. En une heure, il a résumé ses souvenirs de Vatican II, en rappelant les circonstances qui l’avaient amené, jeune professeur de théologie, à accompagner le cardinal Frings, archevêque de Cologne et à être bientôt nommé expert officiel dans les commissions d’élaboration du corpus de Vatican II. Cette improvisation était passionnante, parce qu’elle donnait un caractère vivant à la démonstration. Benoît XVI a ainsi fait le tour des grandes thématiques conciliaires : sur la liturgie, l’Église, la Révélation, les rapports avec le monde, la liberté religieuse, le dialogue œcuménique et la déclaration Nostra Aetate, si importante pour les retrouvailles avec le judaïsme. L’insistance de Benoît XVI sur Dei Verbum est particulièrement frappante. Le cardinal de Lubac avait déjà dit qu’il s’agissait du chef-d’œuvre de Vatican II. Le Pape en paraît bien persuadé, mais il est caractéristique que l’on n’en parle presque jamais lorsqu’on évoque le Concile. En cette année de la Foi, ce pourrait être un sujet d’approfondissement, nécessaire au progrès de tous les fidèles.
Que dira-t-on de la conclusion de cette causerie qui s’en prenait sans ménagement à ce que Benoît XVI appelait « le Concile des médias » ? Concile qui avait été préjudiciable à la réception véritable de Vatican II et qui en avait empêché la réalisation paisible pour le peuple de Dieu. Comment ne pas rapprocher cette remarque amère de tout le climat que nous venons d’évoquer ? Une des principales difficultés de l’Église aujourd’hui est de faire entendre sa voix profonde à l’encontre de tous les tintamarres et les fantaisies du moment.