Les croyances et leurs chausse-trappes politiques - France Catholique
Edit Template
« Ô Marie conçue sans péché »
Edit Template

Les croyances et leurs chausse-trappes politiques

Copier le lien
william-holman-hunt-the-triumph-of-the-innocents-ca.-1883-tate-london-768x465.jpg

Le lieu : le cabinet d’avocats Hogan & Hartson de Washington, à la fin des années 70. J’y étais invité pour débattre de l’avortement avec une jeune femme de ‘L’Union Américaine pour les Libertés Civiles’. J’ai voulu montrer, à ma façon habituelle, que l’argumentation contre l’avortement pouvait se résumer à un seul argument de principe, sans aucunement faire appel à la foi ou à la religion.

J’ai dégainé, comme d’habitude, un extrait de ce que Lincoln avait écrit pour lui-même, et dans lequel il s’imaginait débattre avec un propriétaire d’esclaves. Il posait la question du comment cet homme se justifiait de réduire un homme noir en esclavage. Il était moins intelligent ? Alors gare, disait Lincoln, vous pourriez alors en toute justice être réduit en esclavage par le premier blanc plus intelligent que vous.

Comme l’argumentation se développait ainsi, la conséquence se faisait claire : on ne pouvait rien citer pour justifier la mise en esclavage de l’homme noir qui ne puisse également s’appliquer à de nombreux hommes blancs.

J’ai souligné alors que nous suivions le même mode de raisonnement en ce qui concernait l’avortement : pourquoi le rejeton dans le ventre maternel serait-il moins qu’humain ? Il ne parle pas. Les sourds-muets non plus. Il manque de bras et de jambes ? Eh bien, d’autres personnes perdent bras ou jambes au cours de leur vie sans rien perdre de nécessaire pour conserver leur statut d’êtres humains protégés par la loi.

Je voulais faire remarquer que, à aucun point de l’enchaînement de mon raisonnement, il n’était fait appel à la révélation ou à la foi. C’était un argument qui pouvait être compris par-delà les divisions religieuses, par des catholiques, des baptistes, des musulmans et même des athées.

D’où le coup de tonnerre – on n’a pas besoin d’être catholique pour comprendre cette argumentation – et cela a précisément été la position de l’Eglise. Cette argumentation peut être faite en puisant la preuve scientifique en embryologie, tissée avec un raisonnement de principe, c’est à dire le raisonnement moral de la loi naturelle.

La jeune femme de ‘L’Union Américaine pour les Libertés Civiles’ (ACLU) a écouté tout cela en souriant. Quand j’ai eu fini, elle a hoché la tête avec bienveillance et a dit : « c’est ce que vous, vous croyez ». Je lui avais donné un argument moral tiré de raisons qui pouvaient être évaluées et comprises par toute personne digne de ce nom, quelle que soit sa religion, et pourtant elle réduisait tout ce qui portait un argument moral à une simple affaire de « croyance » personnelle.

Le regretté John Courtney Murray, S.J., mettait en garde contre la tendance à calomnier la religion en la réduisant à de simples « croyances » n’ayant aucun droit à être reconnues vraies sauf pour ceux qui les professent. Avec ce cliché bien ancré, les Biden et Cuomo du monde peuvent affecter une noble retenue en n’imposant pas les « croyances » de leur Eglise au reste du monde.

Passons directement à aujourd’hui, et nous rencontrons l’ironie d’une idée fausse tournant sur elle-même. Dans la terrible « guerre culturelle » qui se déroule, l’avortement a été profondément implanté dans la loi, de concert maintenant avec le mariage unisexe et la dérive vers le « transgenre ».

Mais avec la tournure des choses, nous trouvons des gens en opposition morale cherchant un port sûr contre les exigences de la loi en invoquant leur droit à la liberté religieuse. Ainsi de la famille Green, propriétaires des célèbres magasins de bricolage Hobby-Lobby, cherchant à éviter une exigence du gouvernement fédéral qu’ils couvrent la contraception et l’avortement dans l’assurance médicale fournie aux employés.

En poursuivant leur argumentation, les Green ont affirmé leur « croyance » que la vie commence à la conception. Croyance ? Ce point est affirmé dans tout manuel d’embryologie et d’obstétrique.

Et pourtant, mes amis défendant la liberté religieuse dans les tribunaux ont voulu se contenter de ce mode d’argumentation parce que il a au moins apporté le bon résultat pour les Green et autres. Mais il y avait ce point de malaise : nous trouvons des gens qui ne sont pas catholiques et qui pourtant font la même argumentation que l’Eglise concernant l’avortement.

Comment, en bon calcul, pourrions-nous expliquer pourquoi l’homme d’affaires catholique devrait être exempté de l’obligation de soutenir l’avortement quand la même exemption n’est pas accordée à l’homme faisant la même argumentation que l’Eglise mais qui se trouve ne pas être catholique ?

Ce malaise devient la clé d’un danger plus grand. Les gens qui ont été satisfaits de baser leur argumentation sur des « croyances » sincèrement professées semblent totalement inconscients des implications perturbantes jaillissant de l’argumentation qu’ils ont mise en place : si réellement votre jugement moral peut être réduit à des histoires de croyances, cette femme de l’ACLU possède maintenant l’atout maître.

Supposons que l’arrêt Roe contre Wade soit cassé, il devient de nouveau légal pour la loi d’accorder protection aux enfants à naître. Mais si les pro-vie pouvaient invoquer leur « liberté religieuse » pour ne pas être obligé de pratiquer ou de financer des avortements, devrions-nous être surpris si une liberté comparable était réclamée par ceux qui professent croire en la profonde rectitude de l’avortement ?

Pourquoi ne devraient-ils pas réclamer une « liberté religieuse » d’ordonner des avortements, même contre les lois qui maintenant les interdisent ? Il y a une voie pour protéger les médecins, infirmières et autres qui ne souhaitent pas devenir complices d’avortements. Mais asseoir leurs droits sur la base de « croyances » religieuses est préparer le terrain pour défaire ces lois contre l’avortement que certains d’entre nous ont cherché depuis longtemps à restaurer.


Hadley Arkes est professeur émérite de jurisprudence à Amherst College et le fondateur et directeur de l’institut James Wilson sur les Droits Naturels et la Fondation de l’Amérique.

Illustration : « Le triomphe des innocents » par William Holman hunt, vers 1883 [Galerie Tate, Londres]

Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/11/19/beliefs-and-their-political-traps/