Les consciences calleuses - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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Les consciences calleuses

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Un cal, nous dit le dictionnaire, est « une partie épaissie et durcie de la peau ou d’un tissu doux, particulièrement aux endroits soumis à des frictions ». Nous avons là une description de notre condition morale contemporaine. Nous sommes soumis depuis si longtemps à la « friction » de tant de grabuge moral que nous en sommes médusés.

Il y a quelques années, j’avais fait un sermon sur l’avortement. Après la messe, le prêtre en visite m’a morigéné : « Jim, tu semblais carrément en colère, pendant ce sermon. Tu ne peux pas prêcher si tu es en colère ! » J’ai été obligé de manifester mon désaccord : « Père, il y a eu des millions d’avortements dans notre pays. N’est-ce pas quelque chose à propos de quoi être justement en colère ? » (Voir Ép. 4, 26)

Nous ne sommes plus dans une juste colère contre le mal qui tourbillonne autour de nous. Cela nous rappelle l’admonestation de Mgr Fulton Sheen : « Un esprit qui n’est jamais sévère ni indigné est soit sans amour, soit mort à la distinction entre le bien et le mal. »

Pourquoi devrions-nous être indignés lorsque la société permet, et même applaudit, la tuerie in utero, et même après la naissance ; permet l’acceptation de plus en plus grande du « meurtre par pitié » ; permet la présence d’un style de vie homosexuel qui est acclamé y compris sur des campus catholiques ; accompagne la désacralisation du mariage ; permet l’usage omniprésent de la contraception – malgré les sombres prophéties du pape Paul (cf. Humanae Vitae, §17) -, toutes choses tragiquement accomplies dans le dernier demi-siècle ?

Les personnes transgenres, les travaux en cours pour mélanger les humains avec les animaux, les machines ou les plantes, les embryons à trois parents, le développement de singes comme domestiques, le clonage et la cryogénie : nous vivons dans une véritable cour de récréation pour le docteur Frankenstein. Le père Schall a écrit cette petite merveille : « La nature humaine elle-même est sur la table d’opération, prête aux altérations, à l’eugénisme et autres « améliorations » psychiques, en vue d’une refonte générale. »

Le nouveau Grand Inquisiteur existe, mais il a un scalpel dans la main et il ressemble à Kermit Gosnell (avorteur né en 1941, condamné entre autres pour avoir tué trois enfants nés vivants après une tentative d’avortement, NdT). Nous nous rapprochons toujours plus de notre Île du Docteur Moreau, d’où les chimères et les cyborgs nous font signe. La nouvelle Tour de Babel est un centre hospitalier de recherches. En sortiront bientôt des corps humains sans cerveau, magasins de pièces de rechanges pour nos propres corps. Les fruits supposés des manipulations génétiques sont le nouveau Saint Graal.

Leon Kass, écrivant en 1997, l’avait déjà vu : « Superficielles sont les âmes qui ont oublié comment frémir. » Un exemple : à sa mort en 2002, la tête du grand joueur de base-ball des Red Sox et vétéran des Marines Ted Williams a été coupée et congelée. Ce qui lui est arrivé ensuite est contesté. Mais tout cela est si macabre, si grotesque, si horrible, que cela devrait nous faire… frémir.

Pendant la guerre du Viêt-Nam, les soldats de l’infanterie américaine, confrontés aux horreurs de la guerre, ont développé une sorte de mantra qu’ils répétaient en guise de mécanisme de défense lorsque leurs copains étaient tués ou estropiés : « Ça ne veut rien dire… »1

Le prophète Isaïe par Raphael, 1512 [Basilique Saint Augustin, Rome]
Sommes-nous si anesthésiés en matière d’éthique que nous repoussons mentalement les pensées relatives à des être humains « cochonisés », des enfants concepteurs, du trafic de morceaux d’embryons humains, ou les gens décérébrés en masse qui disent : « Ça ne veut rien dire… ».

Y a-t-il une place dans l’éthique et dans la politique publique pour le dégoût, pour l’outrage émotionnel et l’envie de vomir ?

« L’Amérique ne rejettera pas l’avortement avant qu’elle ait vu l’avortement » dit le père Frank Pavone. Mais nous nous détournons des images effroyables, sachant que, s’il reste en nous la moindre parcelle d’humanité, nous seront à juste titre révoltés par ce que l’avortement fait aux enfants, et à nous. En bref, nous refusons d’être dégoûtés par le mal monstrueux que nous appelons « légal ».

Un système éthique ne peut raisonnablement être fondé ni maintenu sur la base de la réaction nauséeuse de quelqu’un à une idée ou à une occurrence. Le dégoût est une émotion, ce n’est pas une analyse rationnelle (cf. CEC, §17). Cependant, qu’allons-nous penser de quelqu’un qui reste impassible en face du mal de l’avortement et de nombreuses procédures bioéthiques répugnantes ?

Nous sommes désensibilisés à tel point que l’on peut prédire avec justesse l’arrivée imminente du jour où nous nous contenterons de bailler en apprenant que la pédophilie est devenue socialement acceptable, de la même façon que nous avons vu que la sodomie l’était devenue. Il ne se passera certainement pas longtemps avant que les mariages à trois deviennent légaux. La chanson de 1969 de Zager et Evans « En 2525 » dit avec force : « Vous n’aurez plus besoin de mari, vous n’aurez plus besoin d’épouse / Vous choisirez votre fils, vous choisirez aussi votre fille / Au fond d’un long tube en verre. »

Les pratiques écœurantes ou détestables sur lesquelles l’Écriture Sainte nous avertit (par exemple : Dt 18, 9 ; 2 R 21, 2 ; 2 Ch 33,2) concernent surtout l’adoration de l’homme plutôt que de Dieu. On en voit la conséquence aujourd’hui car, ainsi que l’a dit Soljenitsyne : « Les hommes ont oublié Dieu ». Il peut y avoir un débat académique pour savoir si Dostoïevski a vraiment dit : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis », mais la vérité de cette parole est au-delà du contestable. Le dernier commandement du dernier apôtre est capital : « Mes petits enfants, gardez-vous des idoles. » (1, Jn 5, 20-21).

Nous sommes désensibilisés, anesthésiés du point de vue éthique, parce que nous appelons le mal bien et le bien mal (Is 5, 20). Nous nous sommes menti depuis si longtemps sur d’où nous venons, où nous allons, ce que nous devrions faire et ce que nous devrions refuser de faire, que nous marinons dans l’idolâtrie de l’auto-illusion. Nos consciences sont calleuses : « [notre] cœur est devenu insensible ; [nous avons] endurci [nos] oreilles et fermé [notre] cœur. » (Ac 28, 27 ; Is 6, 9-10).

Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/08/27/callused-consciences/

Illustration : Le prophète Isaïe par Raphaël, 1512 [Basilique de Sant’Agostino, Rome].

Le diacre James H. Toner, docteur en philosophie, est professeur émérite de direction et d’éthique à l’École de guerre de l’armée de l’air des États-Unis et auteur de Morals Under the Gun (« La morale sous les drapeaux ») et d’autres ouvrages. Il a également enseigné à Notre-Dame, Norwich, Auburn, l’École de l’air américaine, et au Séminaire & Université des Saints Apôtres.