Depuis que les plus « philosophes » de nos compatriotes « progressistes » (veuillez m’excuser d’avoir dû mettre deux mots entre guillemets dans une même phrase) semblent croire qu’il n’existe pas de vérité objective, il est difficile de voir comment notre société, si elle va plus loin dans son évolution dans le sens progressiste, pourra s’arrêter avant la démence complète.
Naguère, les Américains furent d’accord pour croire dans les propositions centrales de la Déclaration d’Indépendance : que tous les hommes sont créés égaux ; que nous sommes dotés par notre Créateur de certains droits inaliénables ; que, parmi ceux-ci, figurent la vie, la liberté, et la recherche du bonheur.
Mais selon le progressisme, ce ne sont pas « des vérités évidentes en soi » (comme elles l’étaient pour Jefferson et ses amis). Ce sont là des « constructions » humaines. Nous sommes libres d’y croire ou non. D’une manière générale, nous sommes libres, non seulement de faire ce que nous aimons (comme les simples libéraux, qui ne sont rien de plus que des progressistes aqueux, le soutenaient), mais de croire ce que nous voulons. Et que nos croyances soient vraies ou fausses n’a pas d’importance.
Pourquoi cela n’a-t-il pas d’importance ? Pour deux raisons, selon la manière de voir progressiste. D’abord, parce qu’insister pour que l’on ne puisse croire que ce qui est vrai constitue une restriction à la liberté ; c’est un acte d’intolérance ; ce n’est rien de moins que de la tyrannie. Ensuite, toutes les croyances sont des « constructions ». La vérité est subjective. Ce qui est vrai pour vous ne l’est pas nécessairement pour moi.
Mais que dire des croyances dangereuses ? Que faire des croyances racistes ? Devons-nous être libres de soutenir et de promouvoir des croyances racistes ? « Non » dit la culture progressiste actuelle, mais qui sait ce que la culture progressiste dira l’année prochaine ?
« Mais s’il n’y a pas de vérité objective, comment peut-on réfuter le raciste ? » Les progressistes répondent : « Nous ne réfutons pas le raciste. Nous l’abattons. Nous le réduisons au silence. Cela doit être une règle universelle. Réalisant que la réfutation des opinions dangereuses est impossible dans un monde où il n’y a pas de vérité objective, on ne doit pas perdre son temps avec le travail ennuyeux et inutile de réfutation. Contentons-nous de réduire au silence les méchants. Chassons-les. »
C’est exactement ce qui s’est produit ces dernières années dans plusieurs facultés aux États-Unis et au Canada, y compris dans mon alma mater, Providence College. Les professeurs qui ont émis des opinions déplaisant aux progressistes du campus ne se sont pas vu accorder la courtoisie d’une tentative de réfutation de leurs thèses. Au lieu de cela, ils ont été dénoncés comme racistes.
Et puisque le « racisme » est, au moins en ce moment, le pire péché selon le point de vue des progressistes et de leurs collègues libéraux (mais qui sait ce que sera le pire péché dans dix ans ?), le professeur qui se fait coller l’étiquette de raciste n’est guère susceptible de recevoir beaucoup de soutien de ses collègues ni des administrateurs de la faculté, dont la plupart sont eux-mêmes progressistes. Pas plus qu’il n’est susceptible de recevoir le soutien des non-progressistes du campus car, lâches comme ils sont, ils ont peur qu’apporter leur soutien ait pour effet que les progressistes les cataloguent eux aussi comme racistes.
De peur que mes commentaires anti-gauchistes ne semblent délivrer un bulletin de santé sans ambages à ceux de droite, laissez-moi souligner que la tendance à intimider ses adversaires plutôt que de raisonner avec eux n’est pas cantonnée chez les progressistes. On la trouve aussi chez les anti-progressistes, même si cette tendance est plus développée à gauche qu’à droite.
La tentation de Saint Antoine par James Ensor, 1887 [Art Institute of Chicago]
Si vous voulez un exemple de droite, je vous donne celui du Président Donald Trump. Pendant sa campagne présidentielle et depuis, Trump a « réfuté » les critiques et ses rivaux au moyen d’insultes personnelles et pas par des discours raisonnés.
Cependant, il y a une distinction entre l’anti-rationalité progressiste et celle de droite. La première a une base théorique ; c’est un anti-intellectualisme intellectuel. C’est une nouvelle trahison des clercs. L’anti-intellectualisme de droite n’est fondé que sur une colère aveugle. Les votants de 2016 qui ont été ravis de la campagne d’insultes de Trump contre Jeb Bush, Marco Rubio, Ted Cruz et Hillary Clinton n’étaient pas des théoriciens. Ils étaient en colère, et bien souvent, étaient des hommes et des femmes irréfléchis. Je me dépêche d’ajouter que tous les gens qui ont voté pour Trump ne l’étaient pas. Nombre d’entre eux, sans doute la plupart, voyaient simplement Trump comme le moins mauvais parmi un ensemble de choix non satisfaisants.
Autrefois, les anti-chrétiens – par exemple, les déistes du XVIIIe, les agnostiques du XIXe et les communistes du XXe siècle – croyaient en la raison et utilisaient la raison pour attaquer le christianisme. Mais aujourd’hui, les anti-chrétiens, parmi lesquels les progressistes sont les plus en pointe aux États-Unis, ressentent comme une nécessité d’attaquer la raison elle-même. La raison doit attaquer la raison. La raison doit se détruire elle-même. En d’autres termes, la raison doit se suicider.
Si l’on veut se débarrasser du christianisme, il faut se débarrasser de la croyance en Dieu, parce qu’une croyance résiduelle en Dieu laisse la porte ouverte à un retour vers le christianisme. Mais pour se débarrasser de la croyance en Dieu, il faut se débarrasser de la croyance en la réalité objective et en la vérité objective. Parce que tant que le monde croira en une réalité et une vérité objectives, quelqu’un pourra redécouvrir Dieu.
Et celui qui redécouvre Dieu peut redécouvrir le christianisme.
Et celui qui redécouvre le christianisme peut réaliser que l’avortement est très mauvais.
Et celui qui réalise que l’avortement est mauvais en vient à réaliser que le paradis sexuel du progressisme, le paradis dans lequel nous vivons depuis un demi-siècle, n’est pas aussi paradisiaque que promis.
Ainsi, pour sauver la liberté de forniquer, de commettre l’adultère et de s’engager dans la sodomie homosexuelle, on doit dénier l’existence de la réalité objective. Comme première étape importante dans cette direction, on doit affirmer que les garçons peuvent être des filles s’ils pensent qu’ils le sont, et que les filles peuvent être des garçons si elles pensent l’être.
On peut bien sûr aller plus loin dans le projet progressiste de négation de la réalité, mais c’est un bon début. Restez connectés.
3 juin 2017
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/06/03/are-things-what-you-think-they-are/
Illustration : La tentation de saint Antoine par James Ensor, 1887 [Art Institute of Chicago]
David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island, et l’auteur de « The Decline and Fall of the Catholic Church in America » (Le déclin et la chute de l’Église catholique en Amérique).