Il est entré dans notre mémoire par la voie royale de la littérature ordinaire : par le Goncourt. Succès éphémère assuré, essai à confirmer. Maintenant que vous avez un métier, mon garçon, au boulot, retroussez vos manches. C’est-à-dire un livre par an fin prêt pour la rentrée, des interviews, des scénarios, des signatures, quelques disputes dans les revues pour réchauffer l’attention, des amis bien placés, vous voilà parti pour un confortable cabotage sur les côtes un peu polluées du demi-monde littéraire, avec un nom dans le Quid1
Or ce n’est pas ça du tout. J’ai lu, puis relu les Champs d’honneur (a). Qui est l’auteur, Jean Rouaud ? Impossible de savoir, même après l’avoir vu à la T.V. avec son petit kiosque, après avoir entendu sa voix, épluché ses critiques, et ce, bien que le livre emprunte la forme autobiographique2.
Rouaud est un extraordinaire écrivain, voilà tout ce qu’on sait. Un maître de la langue – et du premier coup –, un être méditatif, qui semble avoir tout exploré. Mais qui est-il ? son livre est-il une totale création ? Que pense-t-il de ce qu’il dit ? On ne sait. On cherche une filiation : aucune. Des allusions certes, mais qui font peut-être partie de son art.
On ose à peine dire ce qu’il raconte : les amours, les devoirs, les chagrins d’une famille. Une famille ! N’étions-nous pas avertis depuis Gide que « les familles », etc, et que la « bonne littérature », etc. Et sans doute avait-il raison, Gide, pour la « bonne littérature ». Mais pour la sublime ? Eh, oui, je crois bien que ce mot périlleux trouve ici son emploi.
Aux premières pages, on roule dans la vieille 2 CV déglinguée d’un grand’père taciturne et distrait qui dédaigne les pièges du crachin et les virages d’une route secondaire de la Loire Inférieure.
Inférieure, pas Atlantique. Cela se passe donc jadis. Mais qui parle ? Un personnage du livre. Anonyme. On traverse les premières pages et bientôt c’est la grande perplexité. Se pourrait-il qu’on ait en main un vrai chef-d’œuvre ? La langue est parfaite, musicale, ample mais scrupuleusement ordinaire. Si le narrateur raconte ou s’il se souvient, on ne sait pas, tant les mots coulent heureusement, comme on voudrait penser. Encore quelques pages, la méfiance s’efface, le doute devient un vrai bonheur (anxieux pour la suite). C’est le miracle. On ne peut plus s’arrêter, ou alors pour souffler : patetico, mais toujours moderato. Qu’elle est belle, la langue française ainsi maîtrisée, et qu’on se sent bien d’habiter une pensée calme, sûre, profonde, jamais agressive, ni névrosée, ni obscène, ni difforme, sans mensonge, ni colifichet, ironique avec légèreté, offerte comme une fleur. Je lis, et me rappelle un mot du critique du Monde, cité par l’éditeur en quatrième page : un livre qui « emporte l’immédiate conviction, une conviction qu’on brûle de faire partager… » Comme c’est bizarre : l’auteur ne se dévoile jamais, on ignore tout de lui jusqu’à la fin inclusivement, mais il « emporte l’immédiate conviction ». C’est cela. Je cours aux derniers mots des cent quatre-vingt petites pages, tremblant de tomber sur le mot ou la pensée qui détruira tout, mais non. Ce n’est pas qu’un Goncourt de plus, c’est bien le livre d’un grand commencement. Comme le dit Françoise Giroud, « c’est toujours émouvant, la naissance d’un écrivain ». Et ce n’est pas qu’un écrivain. Il y a là une pensée nouvelle, une voix neuve dans nos lettres. Mais comment « faire partager ma conviction » ? Il ne suffit pas de dire.
Souvent, dans les loisirs de l’âge, l’idée m’est venue de raconter l’histoire de ma famille en la gommant de tout pittoresque. Facile le pittoresque. Nous avons tous des oncles excentriques, d’héroïques grands-mères, des tragédies car tout homme est mortel, des comédies parce que c’est ainsi. Conter cela, c’est rabâcher, venir après Anatole France, Renan, Loti, Giono, d’autres. L’effacer c’est se retrouver avec son art, style et éventuellement pensée.
Le miracle est donc de commencer avec une vieille 2CV brinquebalant à l’aveuglette sur une route secondaire de la Loire Inférieure au côté d’un vieux grand’père muet, et ne sachant rien de rien. C’est peut-être un rêve, un roman policier, une méditation sur la mort, la pluie, le temps dont les époques se mélangent. Il y a des personnages dont on ne sait d’abord qu’un nom, des drames mystérieux et incertains sur lesquels les personnages s’interrogent. Une figure surtout sort de l’ombre, diaphane vieille fille habitée par une ferveur, bientôt auréolée d’une humble gloire qui s’éteint dans le cours impitoyable des jours. La tante Marie, inoubliable. Rouaud raconte le souvenir de ce crépuscule. Ou bien est-ce autre chose ? Son livre a l’harmonie et la structure cachée d’une œuvre musicale. Au début on ne sait si l’orchestre s’accorde ou si l’on est déjà dans la musique. On monte peu à peu, c’est poignant, c’est pathétique mais toujours mezza voce, patetico moderato. La fin est un accord brisé, éveil d’un cauchemar ou prière.
Il est donc entré dans la littérature par le Goncourt. Mais derrière son kiosque je le comparerais plutôt au jeune Soljénitsyne débarquant à Moscou dans sa défroque sibérienne, porteur du petit livre qui va changer son pays.
Il y a le sujet du livre.
Mais surtout il y a l’art, c’est-à-dire le style et la pensée. Les critiques diront la qualité du style. La pensée reste énigmatique. On ne sait ni vraiment ce que pense le narrateur, ni si la forme autobiographique répond à une histoire vraie, ni si l’émotion des évocations évangéliques est celle du personnage qui raconte ou celle de l’auteur, ce que je crois3.
La maîtrise, c’est cela. Rouaud ne fait pas du Rouaud. On ne peut faire du Rouaud : ce n’est que du français dans sa perfection. Était-ce simple ! On l’avait oublié4.
Aimé MICHEL
(a) Jean Rouaud : Les Champs d’honneur, roman (c’est lui qui dit roman), Éditions de Minuit, Prix Goncourt.
Chronique n° 480 parue initialement dans France Catholique – N° 2289 – 11 janvier 1991.
Notes de Jean-Pierre Rospars du 11 novembre 2019
Notes de Jean-Pierre Rospars du 11 novembre 2019
- C’est ce que Jean Rouaud a fait en publiant une trentaine de livres entre 1990 et 2018, soit à peu près un par an..
- Aujourd’hui on sait mieux qui est Jean Rouaud parce qu’il a continué d’écrire sur sa famille et sur lui-même. Né en décembre 1962, à Campbon près de Nantes, il va au lycée catholique Saint-Louis de Saint-Nazaire puis à l’université de Nantes où il obtient sa maitrise de lettres. Après quelques petits boulots, il entre au journal Presse-Océan. Il y publie à la une tous les deux jours un billet « régional et drôle » (titre d’un de ses livres paru en 2001). Licencié en 1981, il monte à Paris où il devient libraire, puis de 1983 à 1990, tient un kiosque à journaux rue de Flandres à Paris dans le XIXe arrondissement. Durant cette période, qui lui a donné la matière de son dernier livre, Kiosque, paru cette année, il s’essaye à l’écriture mais son manuscrit est refusé par tous les éditeurs jusqu’à ce qu’il retienne l’attention de Jérôme Lindon des Éditions de Minuit dont il a fait la connaissance en 1988. Les Champs d’honneur content la vie d’une famille en Loire Inférieure, comme on disait avant qu’elle ne devienne Loire Atlantique. Le livre est construit autour de la mort à quelques jours d’intervalle en 1963, alors que l’auteur n’a que onze ans, de son père Joseph, d’une tante religieuse de celui-ci, Marie, et de son grand-père maternel Alphonse. D’autres disparus du côté de son père remontent aussi à sa mémoire, ses grands-oncles Joseph et Émile, morts à la guerre en 1916 (à vingt-et-un ans pour Joseph), et ses grands-parents Aline et Pierre morts en 1940 et 1941. C’est l’évocation d’une période révolue, d’un art de vivre et de mourir, qui fait de Rouaud ce que Fourastié appelle un témoin du peuple, avec, comme il l’écrit lui-même « une attention pleine de prévenances pour les êtres et les choses les plus humbles. » L’attribution du prix Goncourt et la gloire qui s’ensuit (il vendra plus d’un million d’exemplaires) lui permettront de sortir de son kiosque et de se consacrer à l’écriture. Suivront alors Des Hommes illustres (1993, sur son père), le Monde à peu près (1996, le deuil du père et ses études), Pour vos cadeaux (1998, sur sa mère), Sur la scène comme au ciel (1999, ses parents encore), La fiancée juive (2008, fragments de son enfance et de sa jeunesse). Plus tard viendra la série « La vie poétique » : Comment gagner sa vie honnêtement (2012, la bohème à Paris), Une façon de chanter (2014, entre Bob Dylan et les Kinks), Un peu la guerre (2014, sur sa vocation d’écrivain), Être un écrivain (2015), et Kiosque enfin. On pourra apprécier sur le site www.samuelhuet.com/47-dialektos/folio/1026-jean-rouaud-textes-choisis.html de courts textes choisis tirés de son œuvre. Jean Rouaud n’a pas écrit que des romans autobiographiques mais aussi des chansons pour Johnny Hallyday, Juliette Gréco et Daniel Lavoie, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des articles pour l’Humanité, et des méditations comme Évangile (selon moi), sur lequel je reviens dans la note suivante, ou La Splendeur escamotée de frère Cheval (Grasset, 2018). Ce dernier livre sur les grottes ornées du paléolithique est un hommage aux « mains d’or » qui y ont peint ou gravé leur bestiaire silencieux, à commencer par le cheval qui donne son titre au livre. La démarche n’est pas scientifique mais poétique. Rouaud pose le même regard doux sur la condition animale que sur la condition humaine, fait voir les liens qui les unissent et l’attente d’une réconciliation. On y devine la même ligne de pensée et la même émotion qui sous-tend certains textes d’Aimé Michel sur les animaux, comme Questions de bêtes mais point bêtes (n° 409).
- « La pensée reste énigmatique. On ne sait (…) si l’émotion des évocations évangéliques est celle du personnage qui raconte ou celle de l’auteur, ce que je crois » écrit Aimé Michel. Hervé Bertho l’affirme qui parle de la « foi d’écrivain chrétien » de Jean Rouaud. Ce qui est certain c’est que Rouaud a une connaissance profonde des Écritures, tant chrétiennes qu’hébraïques, et qu’il n’a probablement jamais cessé de s’interroger à leur sujet. Son petit livre d’une centaine de pages, Évangile (selon moi), paru aux Éditions des Busclats (Paris, 2010) en témoigne. Il y mêle érudition et humour, légèreté et profondeur, vers et prose, en une méditation espiègle, ni roman, ni essai, aux développements imprévus. Dans le premier chapitre (Le pays réel), il explique la prise de conscience « en pleine période libertaire et marxiste » de son héritage « essentiellement catholique, apostolique et romain » et de ce qu’il va devoir composer avec lui « en dépit de son image d’arriération mentale ». Il découvre aussi que l’imaginaire de son « enfance pluvieuse » est « un imaginaire hors-sol, un imaginaire d’importation » qui ne doit rien à sa Bretagne natale car il n’y est question que de « déserts arides et de puits asséchés ». La « scène fondatrice de la crucifixion » qui a été la « scène centrale » de son enfance, suscite un désir : « aller voir au-delà, derrière cet homme-écran, remonter jusqu’aux sources de sa parole lumineuse et cinglante ». Il le conduit en Israël. Là, tous les lieux lui parlent, le renvoient « à cette histoire qui avait nourri mon enfance, j’eus le sentiment d’arriver, oui, chez moi ». Il propose une « lecture talmudique » des évangiles car ils sont « un tissu de citations, de références, renvoyant à des textes antérieurs. Et quels textes sinon ceux de la Torah, les cinq premiers livres de la Genèse, que le rabbi connaît sur le bout des doigts et auquel il fait sans cesse référence. De sorte que Jésus est tour à tour David et Moïse, les chefs libérateurs de leur peuple. Il est enfin Isaac, dont la naissance fut annoncée à sa mère Sarah par trois anges (…) » ; Isaac surtout qu’Abraham son père s’apprêtait à sacrifier, sacrifice arrêté in extremis dont Rouaud établit les similitudes et différences avec la crucifixion. Des douze apôtres, celui qui le « concerne au plus point » est Jean « l’auteur du quatrième évangile, le dissemblable, quand les trois premiers donnent l’impression de s’être copiés les uns sur les autres, ce pourquoi on les dit synoptiques. Il est l’auteur aussi, même si je n’y crois pas trop, pas la même écriture, pas le même univers poétique, de l’Apocalypse. Jean, seul parmi les amis du premier cercle à être mort de sa belle mort, la plume à la main, et très vieux, sur l’île de Patmos, après avoir résisté à un bain d’huile bouillante. Ce qui est de bon augure pour moi. Jean, écrivain et témoin. » (c’est moi qui souligne). Le second chapitre (Le verbe) commente le prologue de l’évangile de Jean, dont le « verbe super star » est aimer car il pose « la première pierre de sa fulgurante carrière ». Jusque-là on aimait dans la famille, le clan mais pas au-delà, « on comprenait la nécessité d’honorer, de louer, de respecter peut-être, mais d’aimer non, au lieu qu’après cette injonction, aimez-vous, tout change, car ça vaut aussi pour celui qu’on déteste, c’est même conçu tout exprès pour lui, parce que les autres, les aimables, ce n’est pas un exploit de les aimer, tandis que celui-là, le détestable, le franchement tête à claque, il a fallu apprendre à le regarder avec des yeux pleins de compassion, à se dire de soi à soi, celui-là aussi est mon frère en humanité, ce qui ne va pas de soi pour certains. » Mais le mot essentiel, celui par quoi tout commence, est « parole » : « cette parole est d’abord une manière d’évacuer la question de la naissance de son ami, le beau parleur. Il ne se risque pas de le faire naître dans une étable ou dans un chou, il est trop intelligent pour ça, il sait qu’on marche ici sur des œufs, difficile de faire de celui-là le fils de Dieu quand on a connu sa mère, et son père peut-être, et il propose dans une formule brillante de prendre de la hauteur, d’escamoter le moment de la conception : Au commencement était le verbe et le verbe s’est fait chair. » « Nativité » (chapitre 3) prend le contrepied de cet « escamotage » en revenant aux synoptiques. Le récit de la naissance de Jésus est sobre et réaliste tout en ménageant discrètement les arrière-plans « mythiques » (conception virginale, massacre des innocents, étoile des mages, ère nouvelle) : « voilà le désiré qui s’annonce, petit corps sanguinolent qu’un cordon relie encore à sa mère. C’est un garçon, dit-elle. Ah, dit l’homme qui garde le dos tourné. (…) Attirés par les cris du nouveau-né les bergers du coin accourent. Qui égorge-t-on ? ». Ils se penchent sur l’enfant : « Sans vouloir faire de la peine à l’homme, le garçon tiendrait plutôt de sa mère ». Le récit s’achève par : « Le temps devrait bientôt se dégager. On aperçoit là-haut une étoile ». « La cène » rappelle les deux multiplications des pains (« En science une expérience n’a de valeur que si on est en mesure de la reproduire. (…) Alors pour faire taire les suspicieux, pour qu’on ne pût invoquer le hasard ou la chance, quelques temps plus tard, gens de peu foi, il recommença ») avant d’en venir à la cène. Le dernier repas est sombre car Jésus est soucieux et les treize mal à l’aise alors que le dimanche précédent tout allait pour le mieux : « ils avaient reçu un accueil triomphal à Jérusalem (…). Dans la longue montée vers le temple, alors que le rabbi chevauchait un âne – et pour ceux qui pensent qu’il était fatigué, rappelons que c’est le même mot qui en hébreu désigne l’âne et la matière, ce qui fait qu’il agissait métaphoriquement, en poète, en somme, qu’il se voulait l’intermédiaire entre la matière et l’esprit ». « Maintenant, entre deux déglutitions, ils se demandaient s’ils n’étaient pas les bénéficiaires d’un second miracle, beaucoup plus subtil, puisqu’à travers le pain c’est lui qui se multipliait en chacun d’eux. Et ils songeaient avec compréhension à toutes ces femmes qui le dévoraient des yeux. “Je suis le pain de la vie”, avait-il dit. Ça leur revenait à présent. Mais alors, qu’est-ce qu’on mange ? » « Mystère de la Passion (d’après un vitrail de la crucifixion du XIe siècle de la basilique de Reims) » est un dialogue, curieusement presque comique, entre Jésus sur la croix et sa mère, sous l’œil distancié d’un Jean dubitatif et découragé. La mort survient dans le silence de Dieu et les derniers mots de Jésus sont « Je m’élance dans le vide des ténèbres, sûr d’accrocher ta lumière. Je suis dans l’absolu des ténèbres. Mon Dieu, faites que ça marche. » « Piéta (déposition) » poursuit en vers les sombres ruminations de Marie. C’est une rétrospective désenchantée, « Éternel grand garçon, vois où ça nous a menés, ta folie des grandeurs, De vouloir sauver les pauvres en esprit, les cœurs en souffrance et les tremblants de peur », mais qui se termine sur une note d’espoir. « Pâque » cède la parole à une autre Marie, celle de Magdala, cette « Marie-couche-toi-là » (Rouaud préfère suivre ici la tradition que la lettre des Évangiles) qui avait aspergé Jésus d’un coûteux parfum en présence d’un Pierre offusqué : « Mais enfin, Maître, tous ces deniers jetés au vent, et même à vos pieds, sauf votre respect, ils eussent été mieux employés à soulager nos pauvres. Et Pierre, certain comme un bon élève d’avoir bien récité sa leçon, attendant le satisfecit du Maître. C’est bien, mon petit Pierre, viens que j’épingle la croix du mérite à ta poitrine. D’avance il en sourit d’aise, bombe le torse, regarde ses camarades. Mais qu’est-ce qu’il entend ? Vous pourriez répéter ? J’ai peur de ne pas avoir saisi. Marie-Madeleine a bien entendu, elle, et ce sont peut-être ses larmes qui arrosent les pieds du rabbi. Elle se retient de les couvrir de baisers. Il a dit : Laisse-la, des pauvres vous en aurez toujours, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » Devant le tombeau vide il y a un homme qu’elle prend pour le jardinier, qui l’appelle par son nom, « et elle, se retournant : “Mon rabbi”, ce qui en hébreu signifie mon maître, ce qui pourrait signifier mon homme, mon tout, ma sollicitude, car il est le seul à la mesure de ce flux d’amour, le seul à l’étancher, quand avant Lui tous les hommes entassés dans son lit n’y suffisaient pas. » Mais elle se heurte cette fois au mystérieux « Ne me touche pas »… Les deux derniers chapitres franchissent les siècles où tout s’érode dans le doute et l’oubli. « Résurrection » s’achève par ces mots : « Les premiers apôtres, empressés, avaient jetés leurs corps en pâture, tant ils étaient sûrs de rejaillir, sereins, de l’autre côté de la vie où les attendait leur ami. Et puis l’Apocalypse tardant, ce fut à notre tour, de nous lasser, de douter, jusqu’à ne plus y croire. Cause toujours, la parole, ta chair se décompose. » C’est ce que développe le dernier chapitre, « Apocalypse (d’après la tapisserie d’Angers, fin du XIVe siècle) », en prenant appui sur cette célèbre tapisserie tissée en un siècle de fin du monde (guerre de Cent ans, Grande peste, famines) où l’on put croire arrivées les prédictions de l’Apocalypse de Jean. Mais le monde ayant survécu, dès lors « on ne s’accrochera plus au texte de saint Jean comme à une parole d’Évangile ». L’absence apparente de Dieu fait que « la piété est absente de la toile » : « Quand on sort d’un si grand nombre d’épreuves, on ne pense pas forcément à remercier Dieu qui n’a pas fait de miracles pour guérir les pestiférés, qui n’a pas multiplié les pains quand le peuple mourait de faim, qui n’a pas mis toutes ses légions d’anges au service de la justice pour éviter le massacre de centaine de milliers d’innocents. » S’annonce la Renaissance où « les grands seigneurs libertins ne croiront plus qu’à deux et deux font quatre ». « À mesure que le ciel s’éloigne, on apprend à goûter les choses de ce monde. » Ce qui précède n’est pas un résumé (impossible), tout au plus un agencement d’extraits. Partout en première lecture on s’interroge, que signifient ce réalisme, cette distance, cette absence de grandiloquence ? Et cet humour, serait-ce de l’ironie ? L’auteur suggèrerait-il lui aussi comme les autres que les cieux sont vides, le monde absurde et l’espérance vaine ? Pourtant non, à aucun moment il ne quitte sa ligne de crête pour les faciles réductions qu’il côtoie et le premier chapitre ne laisse guère de doute sur l’actualité de ses attaches chrétiennes. Son témoignage savoureux ne peut qu’inviter le lecteur déconcerté à relire à son tour les Évangiles d’un œil neuf, désencombrer des images pieuses et des interprétations routinières.
- Une autre facette de Jean Rouaud qui aurait sans doute intéressé Aimé Michel s’il avait vécu assez longtemps pour la connaitre, c’est sa critique de la littérature française contemporaine. Une première salve parait en mars 2007 dans le journal Le Monde sous forme d’un manifeste littéraire signé d’une quarantaine d’écrivains, écrit par Alain Mabanckou, professeur de littérature francophone à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles) et lauréat du prix Renaudot, Michel Le Bris, écrivain et essayiste, fondateur en 1990 du festival littéraire « Étonnants voyageurs » à Saint-Malo, et Jean Rouaud, (https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/03/15/des-ecrivains-plaident-pour-un-roman-en-francais-ouvert-sur-le-monde_883572_3260.html). Il suscite de nombreux commentaires dont ceux de Nicolas Sarkozy, alors candidat à la présidence, et du secrétaire de l’organisation internationale de la francophonie, Abdou Diouf (http://www.congopage.com/Litterature-monde-en-francais). Il est suivi quelques mois plus tard par un livre, Pour une littérature-monde (Gallimard, NRF, Paris, 2007), publié sous la direction conjointe de Jean Rouaud et Michel Le Bris, avec la participation de vingt-cinq auteurs. L’article initial et le livre célèbrent la naissance d’une « littérature-monde en français », manifestée par l’attribution à l’automne 2006 de cinq des sept principaux prix littéraires à des écrivains de langue française mais pas de nationalité française (Goncourt, Grand Prix du roman de l’Académie française, Renaudot, Femina, Goncourt des lycéens) : c’est enfin la sortie du parisianisme, petit monde étriqué et nombriliste. Mais ils dénoncent également la francophonie jugée vieillotte, impuissante et surtout reléguant les écrivains francophones à leur statut d’étrangers, d’ex-colonisés et de marginaux exotiques situés à la périphérie du cœur parisien. Les plus vives critiques de la littérature promue à Paris sont portées par Rouaud et Le Bris qui évoquent « les diktats des sciences humaines, le laminage des chars lourds de l’idéologie, la déconstruction au nom du Signe-roi, ou l’abandon aux petits émois » d’une littérature desséchée par le structuralisme, le marxisme et le Nouveau Roman, alors que dans le même temps s’épanouit une littérature métissée en anglais. « Ce désir nouveau de retrouver les voies du monde, ce retour aux puissances d’incandescence de la littérature, cette urgence ressentie d’une “littérature-monde”, lit-on dans l’article du Monde, nous les pouvons dater : ils sont concomitants de l’effondrement des grandes idéologies sous les coups de boutoir, précisément… du sujet, du sens, de l’Histoire, faisant retour sur la scène du monde – entendez : de l’effervescence des mouvements antitotalitaires, à l’Ouest comme à l’Est, qui bientôt allaient effondrer le mur de Berlin. » Vastes sujets où se mêlent des interrogations sur la littérature, son rôle dans la concurrence mondiale des langues et des cultures, son attache à une nation (Le Bris souhaite que « l’on délie le pacte langue-nation, de sorte que la langue, libérée, devienne l’affaire de tous, en tous lieux ») et sur l’uniformisation du monde par américanisation des faits culturels. Quels efforts la francophonie est-elle capable de fédérer et dans quels buts avoués et inavoués ? Y a-t-il d’autres places fortes que Paris dans le monde pour soutenir la littérature en français ? Peut-on attendre un Victor Hugo à chaque génération ? Et quelle place pour les « langues régionales » en France et ailleurs (problème qu’A. Michel qualifie de « garanti insoluble » en n° 405) ? Que peut-on espérer quand on écrit dans une langue « mineure », c’est-à-dire éventuellement peu parlée, mais pas nécessairement, disons surtout peu usitée en littérature, sinon une traduction dans l’une des langues diffusées mondialement, surtout l’anglais, suivi par un quarteron de langues européennes ? Pour sonder l’étendue des questions et des réactions, outre la réponse d’Abdou Diouf citée plus haut, on pourra lire la recension plutôt positive de Colette Valat, professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail (https://www.persee.fr/docAsPDF/horma_0984-2616_2007_num_57_1_2576.pdf) et celle négative de Blaise Wilfert-Portal, maitre de conférence en sciences sociales à l’École normale supérieure (https://laviedesidees.fr/La-litterature-francaise-dans-la.html).