Michel Boyancé, vous êtes l’actuel doyen de l’IPC, qui a été fondé en 1969. Pourquoi cette fondation, dans le contexte de l’époque ?
Le contexte est passé dans l’histoire. C’est la révolution de mai 68, qui a coïncidé avec la crise de l’Église et une crise générale des valeurs en Occident. C’est aussi l’époque de la guerre froide… Quelques laïcs et prêtres, professeurs de philosophie, ont ressenti le besoin d’une nouvelle fondation. Certains enseignaient à « la catho » de Paris et considéraient qu’il était nécessaire de lui donner un contrepoint, d’autres avaient été formés à l’Université Laval de Québec. Pour tous, la philosophie réaliste avait encore de l’avenir. Parmi les laïcs se trouvaient Marcel Clément, son frère André Clément, fondateur et doyen de l’IPC durant trente ans, ou encore le Pr Jacques de Monléon. Parmi les prêtres, il faut citer le P. Marie-Dominique Philippe, le chanoine Roger Verneaux, l’abbé Grenet.
L’époque engageait beaucoup à l’action, à la transformation de la société. N’était-il pas un peu paradoxal de fonder une faculté de philosophie ?
Oui, les slogans appelaient à l’action et les philosophes chrétiens eux-mêmes lui donnaient une importance primordiale. Maurice Blondel a écrit un livre intitulé L’Action, Emmanuel Mounier était influent sur la question de l’engagement des chrétiens en politique. En face vous aviez le marxisme-léninisme, qui est une philosophie de l’action. Mais l’intuition des fondateurs de l’IPC était que l’action naît de la contemplation et se nourrit de la réflexion. Par ailleurs, toute doctrine d’action doit être jugée à la lumière d’une vision de l’homme et de la société. Il s’agissait donc, aussi, de restaurer la philosophie dans sa capacité à discerner les principes de l’action.
Est-ce que des facultés libres existaient déjà, au moment de la fondation ?
Le statut de Faculté libre existe en France depuis 1875 et les grandes universités catholiques françaises bénéficient de ce statut. Mais la nouveauté, dans les années 60/70, est la création de facultés libres qui ne sont pas directement rattachées à l’Église catholique. Elles restent peu nombreuses. Elles regroupent aujourd’hui 2000 étudiants.
Qu’est-ce que la « philosophie réaliste » ?
La philosophie doit être mesurée par la réalité pour échapper à tout esprit de système et au scepticisme. L’IPC a été créé sous le nom d’Institut de Philosophie Comparée. Il est devenu Faculté libre de philosophie comparée, et depuis quelques années, Facultés libres de philosophie et de psychologie puisque nous avons ouvert une section psychologie. Mais nous avons gardé le sigle « IPC » pour manifester la continuité avec l’intention des fondateurs. « Comparée » ne veut pas dire que l’on compare les pensées entre elles, mais que l’on compare ce que l’on dit aux choses dont nous avons l’expérience. Le réalisme est une philosophie de l’être qui trouve son origine chez les Grecs, Platon, Aristote, passe par saint Augustin et saint Thomas au Moyen Âge, et garde toute sa fécondité face aux questions actuelles.
Qu’apprend-on à l’IPC ? Le réalisme implique-t-il une pédagogie particulière ?
La pédagogie est fondée sur quatre chaires qui sont les quatre grandes parties de la philosophie : la logique, la philosophie de la nature, l’éthique et la politique, la métaphysique. Nous avons aussi une formation théologique qui complète et couronne la sagesse philosophique.
Quels sont les liens entre philosophie et théologie ?
Ce sont des relations fondées sur l’autonomie et la complémentarité. La foi s’incarne dans un discours humain, elle a besoin de ce discours pour s’expliciter. Dans la Somme, saint Thomas donne l’exemple de la paternité divine. La Révélation nous dit que Dieu est Père ; en signifiant ce qu’est la paternité comme réalité naturelle, nous comprenons par analogie en quoi Dieu est Père. La foi a donc besoin de la raison naturelle mais celle-ci possède une autonomie dans son ordre propre. Elle peut parvenir à certaines vérités, imparfaites mais néanmoins réelles. Jean-Paul II a bien montré cette relation de la philosophie et de la théologie dans Fides et ratio, et Benoît XVI dans ses trois grands discours sur l’Université, à Ratisbonne, à la Sapienza et aux Bernardins.
Cette confiance en la capacité de l’homme à atteindre la vérité n’est-elle pas en crise ?
On dit qu’il y a une crise du sens mais il s’agit, plus profondément, d’une crise des moyens pour donner du sens. Pour que l’homme ne désespère pas de la vérité, il faut lui redonner confiance dans ses capacités d’intelligence. C’est le grand message de Fides et ratio. Si on se laisse dominer par les sciences expérimentales, par les sciences économiques, par les enjeux de pouvoir, il en résulte une grande désespérance. Le combat est le même que celui de Socrate, Platon et Aristote : un combat pour la raison, contre les sophismes à utilisation politique et contre la désespérance de l’homme dans ses propres capacités.
Quelle est la dimension sociale de ce combat ? La raison peut-elle favoriser la concorde entre les citoyens ?
La raison est une capacité technique de discours. On l’oppose souvent au cœur. En effet, la raison n’est là que pour aider l’intelligence dans la compréhension de la réalité. L’intelligence saisit les choses de manière immédiate, « intuitive », tandis que la raison développe des arguments. Le but de la philosophie n’est pas de raisonner, mais de saisir l’être des choses. C’est ce qui donne un sens au travail de la raison, sinon on passe son temps à raisonner sans fruit sur des idées abstraites. En ce qui concerne les relations humaines, c’est l’intelligence des relations qui est essentielle, la raison n’est qu’un moyen pour y parvenir.
Cela signifie-t-il que les débats sur les « questions de société » sont inutiles ?
Des philosophes comme Habermas ont développé la nécessité de la discussion dans les démocraties modernes, et même une « éthique de la discussion », mais sans en donner le but réel. Le but de la discussion, c’est d’aboutir non pas à un consensus subjectif mais, autant que faire se peut, à une compréhension des choses. Tout l’effort de la philosophie est de sortir de la discussion purement subjective pour arriver à se mettre d’accord sur la réalité.
Depuis la fondation, il y a 40 ans, quelles évolutions de la société ont confirmé son bien-fondé ?
Après la chute du mur de Berlin, il est resté dans la pensée contemporaine ce qu’on appelle la « postmodernité », c’est-à-dire une entreprise de déconstruction de tous les savoirs. Cette déconstruction touche à des questions comme les différences entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la femme, et rencontre les nouvelles interrogations qui ont émergé, depuis une vingtaine d’années, avec la bioéthique. Quand la personne humaine commence-t-elle, quand finit-elle, quelle est sa dignité ? Ces questions n’étaient pas celles des années 60/70, mais on voit bien qu’elles sont philosophiques – sans parler de la crise du libéralisme économique. La philosophie est donc toujours d’actualité. À l’IPC nous avons suivi ces évolutions, et nous cherchons à éclairer ces nouvelles problématiques à l’aide de la philosophie réaliste, sans écarter pour autant l’étude de toutes les grandes philosophies que l’histoire a développées, et que les étudiants doivent connaître.
Parlons des étudiants, justement ! Sont-ils différents de ceux des premières promotions ?
Les étudiants n’ont pas changé dans le sens où, quand ils viennent à l’IPC, c’est parce qu’ils ont un désir de se former, de se construire et pas seulement d’acquérir des connaissances techniques. Le désir du vrai et du bien n’a pas changé. Ce qui a changé c’est, d’une part, leur besoin de reprendre les fondamentaux du discours rationnel, parce que nous sommes dans une société de l’image et de l’émotion. D’autre part, et notamment de la part des étudiants qui sont chrétiens, la volonté de ne pas s’accrocher simplement à une doctrine héritée de leurs parents, de la tradition, mais d’en éprouver la certitude par un vrai travail d’autonomie de la raison. Ils nous demandent de bien distinguer la raison et la foi, la philosophie et la théologie, la philosophie et les sciences, afin d’avoir une expertise sur les méthodes pour penser, et non pas simplement des conclusions toutes faites.
Que trouvent-ils à l’IPC, qu’ils ne trouveraient pas ailleurs ?
L’IPC est une école qui occupe une position intermédiaire entre deux réalités pédagogiques, d’une part le système des prépas qui a pour but de travailler la technique des concours, et d’autre part les facultés. L’IPC offre aux étudiants un travail sur les méthodes, un apprentissage des techniques de concours, mais aussi un approfondissement de la philosophie dans une dimension universitaire de recherche. C’est une réalité pédagogique originale puisqu’en France les facultés et les prépas sont distinctes : l’IPC allie les avantages des deux. Sa taille humaine permet aussi une vie d’amitié enrichissante, le dialogue nécessaire à la philosophie et à la psychologie, ainsi que des activités artistiques, culturelles ou sportives. Ce que les étudiants retiennent vraiment, c’est l’apprentissage des méthodes pour apprendre à penser, et cette vie d’amitié.
Pourquoi avoir fondé, en 2002, une faculté de psychologie ?
La psychologie a longtemps été un prolongement de la philosophie. Il y a une trentaine d’années, elle s’est constituée de manière autonome parce qu’elle était devenue une science humaine expérimentale, avec des protocoles expérimentaux. La psychologie apporte une connaissance des faits fondée sur l’observation. La philosophie apporte un éclairage sur ces observations, comme elle peut éclairer les sciences expérimentales en général. Ces domaines sont complémentaires ; de leur côté, les sciences expérimentales nourrissent la réflexion philosophique par la connaissance des faits. L’IPC veut donner aux étudiants le sens de cette complémentarité, dans le respect des différents ordres de connaissance. Il ne faut pas mélanger philosophie, psychologie et foi, par exemple.
Les « dégâts anthropologiques » causés par certains courants de la psychologie vous ont-ils incité à ouvrir cette faculté ?
La psychologie recouvre des disciplines variées. On a tendance à penser à la psychanalyse freudienne mais il y a aussi, par exemple, la neuropsychologie qui étudie le lien entre le comportement humain et les processus physico-chimiques du cerveau. L’articulation de la psychologie avec une philosophie de l’être permet de prendre du recul sur les théories et d’éviter qu’elles ne deviennent des idéologies réductionnistes. En psychologie, nous donnons une formation généraliste parce qu’il faut éviter, en effet, d’ériger en totalité un aspect particulier du réel. C’est le risque de la psychanalyse comme de la neuropsychologie, qui tente parfois de réduire l’homme à des processus neuronaux. Ce risque existe dans toutes les sciences, surtout dans les sciences humaines.
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