« Ceux qui me chercheront du côté Juif se tromperont, ceux qui me chercheront du côté anti-Juif se tromperont, ceux qui me chercheront entre les deux se tromperont plus lourdement encore. » écrivait Bloy dans son Journal. Est-on condamné à se tromper quand on essaie de parler de Bloy et des Juifs ?
Non, mais au moins à constater une étonnante dualité qui fait tantôt hurler à l’antisémitisme, tantôt saluer un philosémite ardent ? Bloy a mené une lutte constante contre Drumont et sa France juive, mais a parfois repris des traits des caricatures romanesques anti-juifs. Raïssa Maritain, sa filleule bien-aimée, n’a pas caché que quelques taches noires, au milieu de cette œuvre lumineuse, avaient blessé son cœur de juive convertie au catholicisme par la lecture de La Femme pauvre. Un petit philosémite, un peu antisémite, alors ?
Non, car la littérature, qui amène parfois à laisser aller sa plume à quelques préjugés, est capable de traverser le mal sans l’épouser, et même de le métamorphoser : c’est ce que fait génialement Bloy dans Le Salut par les Juifs, parvenant à mettre au service de l’éloge d’Israël les cris de haine accumulés par les siècles. Aussi est-ce peut-être justement parce qu’il n’était pas exempt de réflexes antisémites qu’il fut finalement le défenseur le plus décisif du peuple juif au cœur de l’Église de la fin du XIXe siècle. Expliquons-nous.
Une certitude initiale : Bloy n’a cessé de dénoncer l’antisémitisme. « On oublie trop, quand on vomit sur les Juifs, que le Sauveur lui-même, parlant à la Samaritaine a dit cette parole, un peu plus considérable, n’est-ce pas, que les tartines de M. Drumont : Salus ex Judæis est. » L’Église, dit Bloy, est « empuantie » par Drumont, qui a « empoisonné » tous les ecclésiastiques.
La perspective de Bloy, jamais politique, est religieuse ou théologique. Il ne parle des Juifs que par rapport à Jésus, « le Juif par excellence de nature » ; il ne parle d’Israël que dans la perspective du Salut. « Un juif est toujours le cousin germain de Jésus-Christ. » Toute attaque contre un Juif est un outrage au Christ, un « blasphème ». L’antisémitisme est une des causes d’un inévitable désastre à venir : « L’antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours, c’est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu’il le reçoit sur la Face de sa Mère et de la main des chrétiens. » Le Christ s’est incarné dans un corps juif : « Au surplus, sachez que je mange, chaque matin, un Juif qui se nomme Jésus-Christ, que je passe une partie de ma vie au pied d’une Juive au Cœur transpercé dont je me suis fait l’esclave, enfin que j’ai donné ma confiance à un troupeau de Youpins – comme vous les appelez – (…) et je sais qu’on ne peut être chrétien qu’avec de tels sentiments. »
Alors, pur délire de parler d’antisémitisme de Bloy ? Raïssa Maritain n’a pourtant pas inventé les taches noires et elle a lu dans le livre même qui leur a révélé le christianisme, à Jacques et elle, le portrait du graveur Klatz, un « youtre puant et crasseux .» Bloy ne nie pas : « Il ne me coûte rien d’avouer qu’à l’époque (…) j’ai pu dire ou écrire des sottises que mon âge plus mûr a restituées au néant. J’appelle ça un changement heureux et normal. » Erreurs de jeunesse ? Pas seulement. Après cette mise au point, Bloy indique une piste de lecture essentielle : « Mais il y a autre chose que vous ne voyez pas, m’ayant si peu ou si mal lu ; c’est la méthode d’argumentation devenue mienne de saint Thomas d’Aquin, laquelle consiste à épuiser l’objection de l’adversaire, en le laissant parler tant qu’il peut. C’est ce que j’ai fait dans Le Salut par les Juifs (…) Alors lisez-moi. C’est le conseil que je donnais à une dévote, bienveillante par miracle, quoique liseuse de La Croix. »
Oui, la clé du philosémitisme de Bloy est à chercher dans Le Salut par les Juifs, écrit contre Drumont en 1892 et incluant des injures antisémites pour les dépasser et les retourner. Que dit Bloy ? Les Juifs subissent un châtiment sans fin, tant que le Christ n’est pas décloué de sa Croix. Le peuple juif est « condamné à durer toujours ». François Angelier écrit subtilement :
« L’antijudaïsme traditionnel, condamné par Bloy, a donc pris pour un vice ethnique ce qui était une mission divine accordée à l’histoire du salut. »
Pour Bloy, le salut dépend des Juifs ; ils sont « instruments de la Rédemption » ; leur mission ne peut prendre fin qu’avec la fin du monde ; leur survie au milieu de tant et tant de persécutions est un miracle, la preuve d’un don de Dieu sans repentance.
« Peut-être est-ce à Auschwitz que certaines paroles de Bloy trouvèrent leur véritable sens », n’hésite pas à écrire Denise R. Goitein. Dans Le Sang du Pauvre : « Tout leur est promis et, en attendant, ils font pénitence pour la terre. (…) Quel peuple inouï est donc celui-là à qui Dieu demande la permission de sauver le genre humain, après lui avoir emprunté sa chair pour mieux souffrir ? »
Pour justifier les chapitres apparemment antisémites du Salut, Bloy parle d’ « épuiser l’objection de l’adversaire, en le laissant parler tant qu’il peut ». La découverte progressive faite par Bloy est que l’adversaire est aussi en lui : pas seulement une objection, mais un discours haineux. Comme le dit Angelier, traverser l’antisémitisme permet de le circonscrire, d’en exhiber les mécanismes et de l’abolir en vidant l’abcès.
Mieux encore, il s’agit de faire du fumier un engrais. Dans Le Salut, Bloy insiste sur le figuier évangélique que Jésus demande de ne pas couper, parce qu’il peut repousser si on y verse des « excréments » (Luc 13-8). Ce figuier, dit Bloy, est l’image indubitable du peuple juif. Bloy parle aussi du « déluge des immondices pour l’exubérance d’une fécondité ultérieure » et d’un temps « où l’avare figuier si longtemps maudit, si longtemps arrosé d’ordures, sera tenu de donner enfin le seul fruit de délectation et de réconfort capable d’arrêter les vomissements de Dieu ». Plus qu’épuiser l’objection, Bloy arrose le figuier d’ordures, de ses propres injures excrémentielles, dont il se vide et dont il fait œuvre littéraire et prophétique.
Le Salut peut alors se clore sans la moindre ambiguïté sur l’apothéose d’Israël. En paraphrasant le Christ, il rappelle que verser des excréments est le meilleur moyen de ne pas désespérer du figuier. Ce sont d’ailleurs bien les insultes proférées par Bloy qui poussaient Bernard Lazare à le nommer « philosémite », (1) comme un prophète de l’Ancien Testament, dont le cri est l’envers de la foi dans la mission divine du peuple juif.
Ainsi, Le Salut par les Juifs, par un retournement inouï, parvient à se nourrir du fumier pour inverser l’insulte en louange. La haine accumulée par les siècles est mise au service de l’apothéose finale. De même que le fumier est l’engrais du figuier, l’injure antisémite abjecte est le marchepied pour se hisser plus haut et glorifier Israël : « Je nomme, il est vrai, Drumont dans les premières pages, mais comme on frappe du pied sur un tremplin. » Tel est le point ultime de la vision poétique du Salut, mais aussi du regard de Bloy sur les Juifs : l’excrément racheté devient couronne glorieuse ; le fumier antisémite des siècles, dont Bloy a perçu la marque y compris en lui-même, est transfiguré au nom de sa paradoxale fécondité. Gageons qu’à l’occasion du centenaire de la mort de ce pèlerin de l’Absolu, l’Église saura rendre grâce pour sa précieuse leçon philosémite… et en écouter quelques autres.
(1) « Un philosémite » est le titre de l’article élogieux que consacra Bernard Lazare au Salut par les Juifs lors de sa parution en 1892.
Voir aussi Henri Quantin in Quatre écrivains catholiques sur la question juive, ACSIREIMS Éditions, coll. « Histoire des Religions, » n°15, 2017.