Le survivant à l’Holocauste Élie Wiesel raconte cet échange dans son livre de souvenirs sur Auschwitz intitulé La nuit :
« Je… j’ai peur… Ils pourraient briser… mon violon… je… je l’ai apporté avec moi ».
Je pensais qu’il avait perdu l’esprit. Son violon ? Ici ?
C’est l’expression d’une incrédulité face à cette préoccupation apparemment insensée que son jeune ami Juliek a pour un violon au milieu de conditions effroyablement inhumaines. Depuis des jours, les deux camarades ont effectué une marche forcée en évacuation vers Gleiwitz, un camp auxiliaire d’Auschwitz et maintenant, entassés dans des baraquements, les corps s’écrasent les uns contre les autres. La mort est imminente.
« Je n’ai pas pu lui répondre » poursuit Wiesel. « Quelqu’un s’était allongé sur moi, m’étouffant… J’ai réussi à creuser un trou dans ce mur de morts et de mourants, un petit trou à travers lequel je pouvais boire un peu d’air. »
Et c’est dans ces conditions, pour un auditoire de morts et de mourants, alors que les vivants tombaient endormis parmi les corps qui ne s’éveilleraient plus jamais, que Juliek a joué du violon.
Wiesel a entendu les accents d’un concerto de Beethoven résonner dans l’obscurité et pénétrer le calme : « Tout ce que je pouvais entendre, c’était le violon, et c’était comme si l’âme de Juliek en était devenu l’archet. C’est sa vie qu’il jouait. Tout son être vibrait sur les cordes. Ses espérances inaccomplies. Son passé calciné, son futur annihilé. Il jouait ce qu’il ne pourrait plus jamais jouer. »
Alors que Juliek s’exprimait pour la dernière fois à travers la musique, affirmant sa dignité humaine contre la noirceur d’une inhumanité omniprésente, il donnait la vie. Les notes de son violon se répandaient dans le baraquement et dans l’âme de Wiesel. Wiesel les a gardées en lui et les a rejouées pour nous. Elles résonnent maintenant dans les pages de The Catholic Thing et le long des avenues de l’éternité.
Et nous aussi, nous jouons le violon de Juliek – quand nous nous consacrons, pleinement, à un travail qui reste caché, face à un auditoire incapable de répondre, ou même face aux ténèbres, parce que l’offrande est par elle-même à la fois bonne et définitive.
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Quand Otto Frank [NDT : le père d’Anne Franck] éduquait ses filles dans l’Annexe, il jouait le violon de Juliek. L’algèbre et le latin enseignés au sein d’une d’une tragédie imminente ? Otto Franck meublait les journées des réfugiés avec de la lecture, de l’écriture, de l’exercice intellectuel, certain que le savoir possède sa dignité et que la dignité humaine a de la valeur. Sa fille Anne en a entendu les notes et les a gardées dans son âme. A son tour elle a écrit sa propre musique dans les pages de son Journal, et la Providence a préservé ces pages jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale. Et le monde est devenu un peu plus léger grâce à son affirmation de son statut de personne, affirmation jouée contre les forces obscures, défi envers la défaite.
Quand le semeur des Écritures répand la semence dans la bonne terre, sûr qu’une partie prendra racine et fructifiera, son action apporte la vie au-delà du moment présent. La récolte n’est pas visible au temps des semailles. Il n’y a que l’action de semer. Le sol est prêt à recevoir la semence et seules la foi et la confiance du fermier, qui se manifestent par le sacrifice qu’il fait de ses réserves, de son trésor, produisent une fructification abondante.
Quand Marie de Béthanie a brisé le flacon de parfum précieux pour oindre la tête du Christ sur le point de mourir, Juliek jouait de son violon. Tout comme les religieuses de Mère Térésa quand elles transportent un mourant dans les rues de Calcutta pour soigner ses blessures et lui permettre de mourir dans leur asile.
Et quand le Christ est mort pour nous sur le Calvaire, rendant l’esprit aux mains d’hommes mauvais, quand l’éternité est touchée par Sa Beauté et Sa Majesté broyées afin d’être présentes dans le Très Saint Sacrement, la Sainte Messe et la Sainte Communion, dans notre rencontre avec la puissance salvifique de Sa Résurrection, la Symphonie Divine résonne à travers le firmament.
L’holocauste est un paradoxe de la puissance divine. Sainte Édith Stein affirme par ses écrits et sa propre mort à Auschwitz : « Voulez-vous être pleinement unis au Crucifié ? Si vous le voulez sérieusement, vous serez présents, par le pouvoir de Sa Croix, sur chaque champ de bataille, sur chaque champ de malheur, apportant à ceux qui souffrent consolation, guérison et salut ».
La beauté à une aptitude particulière à apporter aux autres consolation, guérison et salut. Dans son aptitude à lever le voile entre le fini et l’infini, entre ce qui passe et ce qui dure, l’art nous communique tout ce que l’âme porte en elle. Et c’est une mission sacrée.
Dans nos propres vies, nous pouvons manifester cette beauté qui apporte l’espérance aux autres. Jouez les accords de votre vie pour un auditoire dont la valeur se trouve dans son existence même. L’âme parle à l’âme par la beauté. La force et le courage de votre témoignage héroïque, ces notes jouées par l’offrande de votre vie, percent le silence, remplissent l’obscurité de dignité et transmettent le pouvoir de transformer le monde.