La vie n’est pas rose pour le jeune Jean-Marc. Orphelin de père, en violente rébellion contre une mère distante, il lui reste sa fascination pour l’art. Dans un musée de Grenoble, il vibre à la lumineuse sauvagerie des toiles du peintre Soutine. Et soudain, à la faveur d’une marche imposée par sa mère, il fugue vers le sommet et rencontre pour la première fois… la montagne. Vertige de la puissance et de la beauté, le jeune Jean-Marc en restera marqué à jamais.
C’est son histoire que Ailefroide. Altitude 3954 raconte, récit jalonné d’orages dans son émancipation et sa découverte parallèle du dessin et des sommets. Dans l’absence de père, le jeune Jean-Marc se construit sous nos yeux. Et la première qualité de cette bande dessinée, c’est de donner à voir cet immense élan de l’adolescence vers l’âge d’homme : gauche, violent, parfois mal ajusté… et pourtant d’une pureté de diamant dans cette attirance magnétique pour la beauté de la montagne. Au point de se détacher peu à peu de cette mère qu’il aime et repousse sans cesse. Mais aussi finalement de l’enlacer alors que, décédée des années avant sa publication, il lui dédie ce récit.
La montagne occupe tant de place dans les planches que, si elle n’est pas le personnage principal, elle est au moins le principal protagoniste. La maestria du dessin par lequel elle s’incarne au fil des pages est renforcée par la découverte de la culture même de la grimpe. Les Oisans, le Vercors, Les Écrins, la Meije, le Verdon, la Dibona, le Coup du Sabre, la Bérarde… Autant de massifs et sommets mythiques rappelant les exploits d’alpinistes passés, ouvrant leur propre voie sur des parois réputées inexpugnables. Les auteurs initient aussi leur lecteur au vocabulaire technique de ces passionnés : depuis le sobre « expo » (exposé) pour un itinéraire périlleux jusqu’au savoureux « sortir la viande » annonçant un effort imminent, voire l’angoissant défectif « parpiner » décrivant ces pierres qui se détachent des parois pour fondre sur les grimpeurs sans défense…
Le fil du récit alterne entre des anecdotes teintées d’humour ou de gravité, et de longues séquences d’ascension à couper le souffle. Comme avait su le faire Jirô Taniguchi dans sa fantastique série Le sommet des dieux, Rochette donne à voir la montagne dans toute sa splendeur et sa sauvagerie. Mieux : laissant le récit dans son ombre, il semble que celle-ci s’ébroue et se dévoile elle-même.
Le massif d’Ailefroide, qui donne son nom à la BD, en est le pivot. Le vaincre, c’est prendre de la hauteur sur sa vie. Passer à l’âge adulte, mais aussi entrer à l’intérieur de soi. Car, selon les mots lumineux de Stéphanie Bodet, l’alpinisme est bien l’art de s’élever « à la verticale de soi ». Quelle meilleure image de la vie spirituelle ? Entre peur et exaltation, l’alpiniste est irrésistiblement attiré par une force qui le dépasse. Pour Jean-Marc, cette faim existentielle d’ascension doit lui permettre de « contempler d’égal à égal la face du monde ». Et ce malgré des risques immenses et une irréductible part d’incertitude, dont témoignent les accidents tragiques emportant nombre de ses amis… C’est ce que la montagne révèle aux chrétiens : l’urgence de s’élever, à tout prix. De verrouiller notre mousqueton et de répondre humblement à l’appel qui monte des abîmes de notre être : grimper pour, un jour, en athlètes de Dieu, contempler enfin notre Créateur face à face.
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Ailefroide. Altitude 3954, écrit et scénarisé par Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet, Casterman, 2018, 298 p., 28 €.
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