Lire et relire les penseurs grecs et latins donne un meilleur éclairage sur certaines personnalités. Qui est philosophe ? Qui est homme d’État? Le tyran se trouve parmi les personnages qu’il nous faut comprendre. Il est question de lui, d’une manière ou d’une autre, dans la plupart des Dialogues de Platon. Aristote en fait la description, de même que Thucydide et Xénophon.
Le tyran n’est pas une hideuse brute épaisse, ce qui surprend le plus le lecteur de sa description. Calliclès n’est pas repoussant, c’est un universitaire raffiné. Alcibiade est un des plus charmants jeunes Grecs. En fait, le tyran est habile, astucieux, généralement bel homme et affable, toujours éloquent.
Autre sujet d’étonnement, le tyran est presque invariablement issu de la démocratie. La démocratie engendre les tyrans. Nous avons peine à le croire. Mais nous sommes aussi réticents à analyser l’esprit de ce que nous appelons « régime démocratique ».
Un régime démocratique est soumis à une règle, la « liberté ». La « liberté » est en ce cas définie non pas comme nous permettant d’agir vertueusement, mais comme la permission relativiste de faire comme il nous plaît. Un régime démocratique n’émet pas de jugement entre le bien et le mal. Il s’ensuit que le bien et le mal sont définis par la politique, sans appel. Rien n’est supérieur à la volonté des citoyens.
Un régime sous lequel quiconque est libre d’agir à son gré n’a pas de normes. Il part rapidement à la dérive comme le navire cité en exemple par Platon dans son 6ème dialogue sur la République. Le jeune tyran veille à ce que nul ne prenne parti. Il se voit comme préservant l’ordre social du chaos. Son âme inconsistante est motivée autant par la renommée que par le pouvoir. Il veut que tous pensent et disent « qu’il agit bien », quoi qu’il fasse.
À la fin du premier discours sur « la république » Socrate pointe la question: un tyran est-il le plus heureux des hommes ? Il peut commander ce qu’il veut. Il s’entoure de ceux qui se soumettront à sa volonté, à qui il ordonne de penser selon son gré. Il commence par avoir des « gardes du corps ». Il est heureux non seulement parce qu’il peut commander comme il veut, mais plus subtilement parce qu’il peut ordonner aux autres d’être heureux comme lui. Ce qui est bon pour lui est bon pour tous. Tous doivent lui être soumis et chanter ses louanges.
Arrivant vers la fin du neuvième discours sur « la République » nous voyons que le tyran, qui se sert des autres pour sa propre satisfaction, est non pas le plus heureux, mais le plus malheureux des hommes. Il n’a confiance en personne. Tout échange avec lui est empreint de crainte ou de fausse adulation. Comme pour Néron, selon Tacite, nul n’ose le contredire en quoi que ce soit.
Et pourtant, comme le relève Aristote, le tyran veut être aimé. Il a une soif inextinguible d’admiration du peuple. Il organise de nombreuses apparitions en public. Il veut que les gens lui disent qu’il les sert noblement. Bien sûr, ce n’est pas l’amour qui unit le dirigeant à ses sujets. C’est la Justice. La confusion entre amour et règles a été notée par Allan Bloom [Philosophe Américain] au sujet du Roi Lear. Il souhaitait, au-delà de la politique, qu’on l’aimât, comme preuve de sa bonne politique.
Les dialogues de Platon sont pleins de jeunes gens pleins d’avenir qui vont vers Socrate pour apprendre à gouverner. Socrate est réservé à leur égard. Leurs esprits manquent de cohérence. Ils veulent le pouvoir sans avoir ni discipline ni perspicacité. Ils veulent apprendre à s’exprimer de façon convaincante. Ils veulent incarner le bien, sans le bien.
Le tyran n’entend que ce qu’il veut entendre. Un tyran doit empêcher que se nouent des amitiés dans la population, comme l’a remarqué Aristote. L’amitié entre les gens échappe au contrôle du tyran. Mais le tyran n’a pas, lui, de vrais amis. Il ne peut savoir pour quelle motivation les gens l’entourent. Il ne peut faire confiance aux avis reçus. Il n’entend que ce que les gens croient qu’il veut entendre. Le tyran est de plus en plus isolé. Il ne peut sortir sans gardes du corps. Il vit dans une absolue solitude.
Le tyran ne reconnaît rien au-dessus de lui. Cependant le tyran mène sagement une vie ascétique, pas de boisson, pas de saoulerie, à l’instar des tyrans brutaux. Il faut que tout soit public. Les gens doivent être actifs, stimulés. Ils doivent bâtir des pyramides; ils doivent être employés de préférence à la gloire du régime du tyran.
Le tyran moderne bénéficie non seulement du soutien des militaires, mais encore de la maîtrise des moyens de communication. Agissant à son propre avantage, le tyran prétend que la règle qu’il impose est faite pour le bien de tous. Il n’y a que des traitres pour le critiquer. Aucune pensée transcendante n’est tolérée. Nul autre que lui-même ne peut porter de jugement sur ses actes.
La tyrannie peut être durable. Les gens s’adaptent. Leurs âmes s’assoupissent. Un tyran meurt généralement dans son lit, entouré d’admiration. L’âme des citoyens est à l’image du régime. Le tyran a pris la mesure de la liberté. Les tyrans sont à l’abri tant que les gens croient que la liberté consiste à pouvoir agir à sa guise.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-tyrant.html
Statue : Alcibiade