LE TEMPS ET LA GERMINATION (*) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LE TEMPS ET LA GERMINATION (*)

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Depuis vingt-cinq siècles que l’on spécule sur le temps, ce qu’on en a dit de plus profond reste peut-être le livre XI des Confessions de saint Augustin. C’est que ce grand esprit était assez savant pour avoir l’art d’exprimer avec précision ses idées les plus difficiles, et assez intuitif pour rester sensible à l’inexprimable : « Quand je n’y pense pas, le temps, je sais bien ce que c’est ; mais dès que j’y pense, je ne sais plus. » C’est cette intuition que l’esprit moderne (si l’on excepte Bergson) semble avoir perdue.

Essayons, pour commencer, de nous en tenir au temps de la science. Dans cette sorte de temps, tous les instants sont équivalents. Les équations où il intervient comportent la lettre t, et cette lettre représente une valeur linéaire, capable de prendre de façon continue toutes les valeurs que l’on voudra. Soit, par exemple, l’équation de la chute des corps : e = 1/2 gt2, qui donne l’espace parcouru pendant un temps t. Rien ne précise, dans cette équation, à quel instant réel on en est : la lettre t représente uniquement la durée de la chute, que cette durée se soit écoulée il y a un milliard d’années, ou qu’il s’agisse d’une chute qu’un mécanisme déclenchera quand l’érosion aura réduit le Mont Blanc à la hauteur de la butte Montmartre. Aucune équation ne saurait, en aucune façon imaginable, intégrer dans sa formule le fait que le présent est différent du passé et que le futur n’existe pas encore.

L’instant présent

De nombreux lecteurs ont senti cela à propos de mon article sur le paradoxe de Langevin : « Soit, m’ont-ils écrit, le temps d’un mobile se dilate par rapport à un système de référence fixe ; mais quel temps ? Le temps physique ! Comment sait-on s’il en est de même du temps vécu ? » À cette question, le physicien répond que le temps vécu est mesuré par nos battements de cœur et les mille processus physiques de notre métabolisme, comme on peut le montrer expérimentalement, par exemple avec des drogues, et que par conséquent le voyageur de Langevin vieillirait à la vitesse de son horloge, c’est-à-dire plus lentement. Cependant, les lecteurs qui m’ont écrit cela ont intuitivement raison s’ils protestent contre le rejet méthodologique préalable par la science de toute différence de nature entre les instants qui passent. Comme l’avait montré Bergson, la science raisonne sur un temps préalablement transformé en une dimension de l’espace 1.

La science telle qu’elle est actuellement doit donc admettre son irrémédiable impuissance à nous dire pourquoi maintenant est maintenant, pourquoi je suis vivant plutôt que mort depuis vingt siècles 2], pourquoi nous en sommes à telle seconde de l’an 1972, et non à telle autre de l’an 4832. La science a même l’obligation de dire que cette question n’a pour elle rigoureusement aucune signification, qu’elle n’est, de son point de vue, qu’un bruit de voix, flatus vocis. Et pourtant !

Et pourtant, quoi de plus dramatiquement vrai, pour tout être conscient, que le temps qui passe ? Un jour, je vivrai les dernières secondes de mon passage dans ce monde. En un ultime effort, ma pensée obscurcie se tendra vers le mystère de l’être pour y adhérer par la foi. Puis ce sera fini. Quand j’anticipe sur cet instant et que je me rappelle les beaux raisonnements de la physique, je me hâte d’en rire tant que le flux irréparable des choses m’en laisse le loisir. Saint Augustin, qui se posa un jour ces mêmes questions, est depuis des siècles assis à la droite du Père, et hors d’état de voir les choses comme moi, mortel, je les vois pour un peu de temps encore. Quiconque me dit que cette différence n’est qu’illusion me fait rire, quoique, je le confesse, d’un rire un peu moins joyeux à mesure que les années passent.

La science dit-elle vraiment cela ? Si oui, eh bien ! cela prouve pour le moins la légitimité de la philosophie. Wittgenstein, le philosophe de Vienne, s’en va répétant depuis un demi-siècle que ce qui n’a pas de signification scientifique doit être une bonne fois rejeté, et qu’il n’y a plus lieu d’en parler.3]

À quoi Popper répond que c’est justement de ce qui déconcerte la science que la philosophie a le devoir de parler. L’impuissance de la physique à intégrer dans son système rationnel autre chose qu’un temps réduit à une quatrième dimension linéaire devrait définir très exactement le champ de la réflexion philosophique en tant qu’activité originale de la pensée. Car le mystère du temps implique tous les autres mystères : celui de la conscience qui passe, du passé d’où elle est née, du futur qu’elle ignore, de la liberté qu’elle exerce, de sa solitude, de son amour éternellement insatisfait, « donec requiescam in te » 4.

Rien de tout cela ne relève ni ne relèvera jamais de la physique5. Et si Wittgenstein réussissait à nous convaincre de l’effacer de notre pensée, mieux vaudrait nous remplacer tout de suite par des ordinateurs.

Ni Wittgenstein ni personne n’y réussira jamais, même si nous le voulions, et cela pour une raison essentielle c’est que la non-physique est inscrite au cœur de la physique par l’existence même de la vie et de la pensée au sommet de la vie. L’histoire de la vie sur la terre, qui commence au minéral, aboutit, non à l’ordinateur, mais à l’homme joyeux, souffrant, conquérant, angoissé.

Cela ne signifie certes pas que le temps tel que nous le percevons soit plus vrai que le « bloc ne varietur » de l’espace-temps relativiste à quatre dimensions. La vérité doit être plus compliquée que l’un et que l’autre, peut-être même est-elle à jamais incompréhensible. Mais dans le chaos des lois physiques connues de nous, la vie établit un ordre où la germination, terrestre ou végétale, nous oblige à reconnaître une direction, un sens.

La vie avant la matière

Un lecteur ingénieux me demande ce qu’il reste de l’évolution orientée des êtres si le temps ne s’écoule pas univoquement du passé vers le futur. Mais on n’a pas besoin de savoir ce qu’est le temps pour constater que, dans une superposition de couches fossilifères, les fossiles qui sont dessous sont moins complexes que ceux qui sont dessus. Cette constatation suffit à manifester un ordre, qui est précisément le même que celui des images « successives » d’un même être dont nous connaissons expérimentalement la continuité.

Voici par exemple un œuf de poule. J’en fais une photo radioscopique puis je le mets à couver. Chaque jour, j’en prends une photo aux rayons X, jusqu’à l’éclosion du poussin. Si chacune de ces 21 photos est rangée dans l’ordre où elle a été prise, la deuxième sur la première, la troisième sur la deuxième, et ainsi de suite, je constaterai, en examinant la pile des 21 clichés, qu’il y a dans leur succession un ordre, et que cet ordre, partant de l’œuf, aboutit au poussin. Faut-il, pour affirmer l’existence de cet ordre, savoir ce qu’est le temps ? Peut-être le faudrait-il pour dire en quoi consiste réellement cet ordre qui s’élabore, car c’est peut-être cela le mystère du temps. Mais pour constater l’existence de l’ordre, il ne me faut que mes yeux. Et si j’ai écrit plus haut entre guillemets le mot « successif » c’est qu’il n’implique aucune idée particulière de temps mais seulement la classification ordonnée, l’ordre.

Je dirai enfin que la physique est en perpétuelle évolution et que, quand on fréquente un peu les physiciens, on ne peut qu’admirer la candeur de certains biologistes convaincus que « la physique explique tout ». Foutre, comme disait le P. Pouget 6, si seulement elle s’expliquait elle-même, les physiciens seraient bien contents. Mes lecteurs connaissent le nom du physicien théoricien Pattee qui propose d’expliquer la physique par la vie 7. Un lecteur, le docteur Gomet, de Châtillon-le-Duc, me signale que l’idée est de Pasteur. Voici l’extraordinaire prophétie que faisait ce grand homme :

« Vous placez la matière avant la vie et vous faites la matière existante de toute éternité. Qui vous dit que le progrès incessant de la science n’obligera pas les savants qui vivront dans un siècle, dans mille ans, dans dix mille ans, à affirmer que la vie a été de toute éternité, et non pas la matière ? »

Il n’a fallu que cent ans pour qu’un physicien en vienne à retrouver cette intuition.

Aimé MICHEL

(a) Cet article complète In Pulverem Reverteris, France Catholique, n° 1355 8.
.

Les notes de (1) à (8) sont de Jean-Pierre Rospars et Bertrand Méheust

(*) Chronique n° 121 parue dans F.C. – N° 1 356 – 8 décembre 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 2 « Physique du temps », pp. 83-86.

  1. Sur la spatialisation du temps telle que Bergson l’analyse, voir (notamment) son Essai sur les données immédiates de la conscience (PUF, 1976). [B.M.] En physique c’est au contraire de temporalisation de l’espace dont il faut parler avec la définition du mètre, depuis 1983, comme la distance parcourue par la lumière dans le vide en 1/299 792 458e seconde. Autrement dit la lumière parcourt par définition 299 792 458 mètres par seconde. Cette définition présente au moins deux avantages : elle repose sur une constante universelle, la vitesse c de la lumière dans le vide ; elle dépend d’une grandeur, le temps, qui est de toutes les grandeurs celle que l’on sait mesurer avec la plus grande précision.
  2. Pascal, fragment 88: « … je m’effraie de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, plutôt à présent plutôt que lors ». [B.M.
  3. Aimé Michel fait allusion à la célèbre formule qui clôt le Tractatus de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». La formule en question est une injonction mystique au silence face à l’ineffable, et il y aurait sur ce point un parallèle intéressant à faire entre Aimé Michel et Wittgenstein. [B.M.
  4. « Souffrez donc que je me repose en vous », saint Augustin, Annotations sur le livre de Job (10, 20).
  5. Pourtant A. Michel avança par ailleurs l’idée que l’étude de la conscience pourrait devenir dans un futur indéterminé « le seul objet de la science » (voir La Clarté, note 740, p. 610).
  6. La vie et les idées du père Pouget nous sont connues par le remarquable livre de Jean Guitton, Portrait de M. Pouget (Gallimard, Paris, 1941), voir La Clarté, note 20, p. 33.
  7. Voir la chronique n° 35, Un bébé encombrant, in La Clarté, chap. 21 p. 524.
  8. Chronique n° 120 qui avait parue dans F.-C. la semaine auparavant (reproduite ici le 19 juillet 2010)