Quelques lecteurs ont remarqué qu’il n’est presque jamais question de psychiatrie dans cette chronique 1 . Compte tenu de l’importance de ce problème dont tant de familles connaissent la terrible épreuve, n’y a-t-il pas là une grave lacune ? me demande l’un d’eux.
Et certes, il est vrai que, notre pensée étant notre bien le plus sérieux, la médecine de la pensée devrait être la première des sciences. Malheureusement, nul ne sait ce qu’est la pensée 2 . La science est fondée sur le principe de causalité. Elle étudie les phénomènes en agissant sur leurs causes. Sauf dans des cas bien limités où la pathologie de la pensée naît d’une défaillance du cerveau, ce qu’on désigne du mot vague de « folie » n’a le plus souvent aucune cause matérielle connue.
Des particularités qui ne prouvent rien
A peine peut-on parfois proposer, disent les spécialistes, quelques tests permettant de déceler des particularités objectives dans le fonctionnement du cerveau de quelques malades : par exemple, d’après le psychiatre américain M. A. Cowen, les courants électriques mesurés entre l’arrière et l’avant du crâne montreraient chez les schizophrènes une circulation légèrement différente (a). Encore ces particularités se retrouveraient-elles parfois chez des sujets parfaitement sains.
D’autre part, des blessés graves du cerveau peuvent rester normaux du point de vue psychologique. Et l’on sait qu’à l’autopsie, le cerveau de Pasteur fut découvert très atteint !
Ce qui décourage la méthode scientifique (ou qui pourrait la décourager si les savants étaient moins obstinés) c’est donc qu’on ne remarque le plus souvent aucune différence entre le cerveau d’un fou enfoncé dans son délire et le cerveau du même fou dûment guéri. 3
On comprend dès lors que la psychiatrie soit d’abord une sagesse armée de certaines techniques, très délicates et relevant de l’expérience clinique. J’ai déjà signalé les livres passionnants du Pr Henri Faure et de son école 4 . Ces livres expriment un vaste savoir qui ne se laisse pas réduire à quelques idées simples, et qui est donc rebelle à: la vulgarisation. Je ne peux que les recommander à la lecture, sans tenter de les résumer, de crainte de dire des sottises (b).
Il n’en est pas de même du dernier ouvrage du Pr Faure, car il est consacré au problème limite des états de sommeil déclenchés par stimulation électrique du cerveau (c). Il s’agit d’une technique ancienne, puisque les premières expériences datent de 1902, et même de 1890. Deux physiciens, Jacques d’Arsonval et surtout Stéphane Leduc, avaient alors montré que l’on peut induire chez l’animal une sorte de sommeil en appliquant des électrodes sur la surface du crâne. Abandonnées pendant un demi-siècle, ces recherches ont été reprises par les Russes. A l’heure actuelle, elles sont activement poussées dans le monde entier, et c’est un bilan que le Pr Faure présente ici.
Je décrirai d’abord en quoi consistent ces expériences en résumant l’une d’elles, rapportée par le Tchèque O. Grünner (page 26 du livre du Pr Faure), et qui fut faite sur un groupe de cinquante patients souffrant de névroses graves.
À l’état de prouesses
Pendant une vingtaine de jours, ces patients furent soumis tous les deux jours, à raison d’une heure par séance, à l’action d’un appareil engendrant dans certaines zones très étudiées de la peau du crâne de très faibles courants alternatifs d’une intensité de l’ordre du milliampère. Tous ces malades se plaignaient d’insomnie chronique. Les observations faites au cours de la cure firent apparaître les faits suivants :
− Pendant la première séance, 12% des malades s’endormirent ;
− Au cours des séances suivantes, le nombre des malades gagnés par le sommeil ne cessa d’augmenter ;
− Vers la cinquième séance, le nombre de ceux qui s’endormaient commença à dépasser le nombre de ceux qui résistaient au sommeil ;
− A la neuvième séance, 80% s’endormirent.
D’autre part, à chaque séance, on mesurait la variation de la conductivité cutanée des malades (rappelons que cette conductivité mesure l’anxiété physiologique : c’est le principe du « détecteur de mensonge »). Il s’avéra que l’électro-sommeil diminuait sensiblement cette conductivité.
Est-ce à dire que l’électro-sommeil guérit l’insomnie ? Le bilan du Pr Faure est très prudent : on n’en est pour l’instant qu’au stade de la recherche. Mais les nombreuses communications analysées par lui montrent que cette technique a des chances de devenir très intéressante, et pas seulement pour soigner l’insomnie. 5
Les Russes font état de résultats pour la cure des névroses de l’anxiété, des troubles réactionnels, de la schizophrénie, en psychiatrie infantile (somnambulisme, bégaiement, etc.), et dans de nombreux autres domaines.
Pour l’instant toutefois, ces promesses (réelles) sont surtout intéressantes pour le médecin soucieux de se tenir au courant des recherches récentes (d).
Le public, quant à lui, y trouvera d’abord le témoignage d’un intense effort pour mettre au service de la psychiatrie des techniques agissant par le truchement du corps. Que l’on puisse soigner par ce détour les désordres du comportement est très encourageant, car le corps appartient au monde de la causalité. Il est accessible aux moyens de la science. Il est, en définitive, plus facile à soigner que notre pensée, dont le mystère demeure.
Aimé MICHEL
(a) M. A. Cowen : The Pathophysiology of Schizophrenic Hallucinosis (in : Origin and Mechanisms of Hallucinations : Plenum Édit. Londres 1970).
(b) H. Faure : Hallucinations et réalités perceptives ; les Appartenances du délirant (ces deux ouvrages aux Presses Universitaires).
(c) H. Faure : Production d’états de sommeil contrôlés (non encore publié).
(d) Les médecins pourront s’adresser au Pr Henri Faure, hôpital psychiatrique de Bonneval (dans l’Eure-et-Loir). Il existe une Société internationale pour l’étude de l’électro-sommeil.
Chronique n° 202 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1447 − 6 septembre 1974
Les notes sont de Jean-Pierre ROSPARS, 4 août 2014
- « Presque jamais » mais non pas jamais ! Aimé Michel a traité de la psychiatrie dans la chronique n° 132, L’accord sur le pire, mise en ligne le 20.09.2010.
- La question de la pensée, ou de la conscience comme on préfère dire aujourd’hui, a fait couler beaucoup d’encre depuis un quart de siècle. Rien n’indique qu’on soit plus près de sa solution aujourd’hui qu’au temps où Aimé Michel écrivait ces lignes, même si on a appris beaucoup de choses sur le fonctionnement du cerveau depuis lors.
- L’un des cas les plus extraordinaires de cerveaux « atteints » d’hommes « normaux » a été publié il y a quelques années par une équipe de l’hôpital de La Timone à Marseille (Lionel Feuillet, Henry Dufour et Jean Pelletier, « Brain of a white-collar worker », The Lancet, 370 : 262, 2007). Leur patient, un homme de 44 ans, était venu les consulter pour une légère faiblesse de la jambe gauche.
A l’âge de 6 mois on lui avait posé un drain en raison d’une hydrocéphalie postnatale d’origine inconnue. A 14 ans, à la suite d’une paralysie de la jambe gauche, on révisa le drain et les troubles disparurent. Son développement neurologique et son histoire médicale étaient par ailleurs normales. Fonctionnaire de son état, marié et père de deux enfants, il menait une vie normale, même si ses résultats aux tests neuropsychologiques, qui lui donnaient un QI de 75, n’étaient pas très élevés. Mais ce qui stupéfia les médecins ce furent les examens par tomographie et par imagerie en résonnance magnétique (IRM). Ils révélèrent une énorme dilatation des ventricules (latéraux, III et IV) si bien que le cerveau comprimé contre la voute crânienne se trouvait réduit à une mince couche !
Bien sûr on aimerait en savoir plus sur ce cas extraordinaire : le nombre de cellules du cerveau (neurones et cellules gliales) a-t-il diminué ou bien est-ce leur volume qui s’est réduit ? La consommation d’énergie du cerveau a-t-elle diminué en proportion ? L’article ne fournit pas de réponses à ces questions, ce qui n’est pas surprenant mais nous laisse sur notre faim. Le plus urgent était de soigner le patient, ce qui fut fait avec succès en posant un nouveau drain.
- Dans la chronique n° 185, La porte de l’enfer – Folie et toxicomanie selon des guides sûrs, H. Faure et J.-M. Oughourlian, mise en ligne le 14.04.2014, Aimé Michel écrivait « Hallucination et réalité perceptive et les Appartenances du délirant sont des livres à la fois effrayants et éclairants que je recommande aux âmes fortes, en priant mes lecteurs de m’excuser de n’en pas parler davantage avant d’y avoir assez réfléchi : c’est que la psychiatrie n’est pas la psychologie expérimentale, la méthode scientifique n’y suffit pas ; il y faut encore la pratique humaine, la fréquentation du malade, autant de sagesse que de science, enfin et surtout une certaine idée de l’homme. » Six mois plus tard, dans la présente chronique, il craint encore « de dire des bêtises ». C’est qu’Aimé Michel était beaucoup plus prudent et informé qu’une lecture superficielle de ses articles peut le laisser parfois supposer. Il lisait énormément sur les sujets qu’il traitait, cachant sous une apparente légèreté et spontanéité un patient travail de réflexion et d’écriture.
- L’année suivante (1975) le Pr Henri Faure publia un article sur ce sujet sous le titre « Les techniques contemporaines d’électro-sommeil » dans un numéro hors-série du Bulletin de psychologie (on peut se le procurer à l’adresse suivante : http://www.bulletindepsychologie.net/vente/achat/produit_details.php?id=359). Aimé Michel avait des raisons personnelles de s’y intéresser car il souffrait d’insomnies.
L’électro-sommeil est toujours pratiqué de nos jours. L’utilisation de courants électriques en médecine a une histoire très longue que l’on peut faire remonter à l’antiquité (Galien au 2e siècle conseillait l’usage du poisson électrique pour traiter certaines affections). Giovanni Aldini, un contemporain de Volta, dès 1794, expérimenta sur lui-même l’application de courants au niveau de la tête et affirma avoir réussi par ce moyen à traiter des patients souffrant de mélancolie.
Les médecins français Leduc et Rouxeau en 1902 firent les premières expériences d’électro-sommeil sur l’homme : ils appliquaient au cerveau des courants de basse intensité dans le but d’induire le sommeil. Ces recherches furent poursuivies en URSS après la seconde guerre mondiale puis aux Etats-Unis dans les années 60. Aujourd’hui on parle de stimulation par électrothérapie crânienne (SEC) et on l’utilise pour traiter non seulement l’insomnie mais aussi l’anxiété et la dépression, voire les addictions.
Cependant cette méthode thérapeutique demeure controversée. Certes, il existe de nombreux travaux sur la SEC qui font état des résultats positifs obtenus.
Deux médecins, Daniel L. Kirsch et Francine Nichols, l’ont récemment montré dans une étude de synthèse (« Cranial electrotherapy stimulation for treatment of anxiety, depression, and insomnia » dans Psychiatr. Clin. N. Am. 36: 169-176, 2013) ; leur bilan paraît honnête mais, comme ils sont respectivement président et consultant d’une entreprise qui vend des appareils électromédicaux, un petit doute subsiste.
On sera peut-être tenté de lui préférer le rapport de 2012 de la Food and Drug Administration (FDA), le ministère américain des aliments et des médicaments. Il estime que « parmi les études qui ont mentionné un bénéfice clinique de la SEC, il en est peu qu’on puisse tenir pour des études cliniques rigoureuses et de haute qualité ». Ainsi, seules 5 des 39 études évaluées précisent que le diagnostic de dépression, anxiété ou insomnie repose sur les critères du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) publié par l’Association américaine de psychiatrie qui sert de référence en la matière (voir note 1 de la chronique n° 132, L’accord sur le pire, 20.09.2010). La conclusion de la FDA est très prudente : « les données disponibles ne fournissent pas une garantie raisonnable de sécurité et d’efficacité (…) et il y a un risque déraisonnable de maladie et de blessure. » (voir l’article http://en.wikipedia.org/wiki/Cranial_electrotherapy_stimulation). Je n’ai pas trouvé d’analyse équivalente en français, ce qui pourrait indiquer un déclin d’intérêt pour la SEC : la prudence que manifestait le Pr Faure l’aura peut-être emporté finalement sur les promesses qu’il entrevoyait.