La lettre adressée par les quatre cardinaux au pape François et leur décision de rendre ce document public constituent certainement un moment surprenant de l’histoire de l’Eglise. Ne serait-ce pas la première affaire de ce genre ? Le seul précédent, c’est la triste histoire d’Ignaz von Döllinger qui s’est terminée par son excommunication, mais Döllinger était simplement un prêtre et un théologien, et aucun cardinal ne s’est associé à sa remise en question de la constitution de Vatican I sur l’infaillibilité pontificale.
L’événement actuel est un défi dramatique lancé au pape François qui a pourtant à plusieurs reprises réclamé un remaniement de l’Eglise. Ces cardinaux sont tous respectables et de solides tenants de la primauté du pape et du ministère pétrinien. Leur lettre à la Congrégation pour la doctrine de la Foi est un effort sincère pour obtenir des éclaircissements sur des positions exposées dans Amoris Laetitia. Pour leurs peines, le président de la rote romaine les a ouvertement menacés de les priver de leur barrette de cardinal.
Il faut souligner que seule l’une des cinq questions posées par les cardinaux concerne l’admission à l’Eucharistie des catholiques divorcés et remariés. Dans un sens, les quatre autres questions portent sur des problèmes plus essentiels, à savoir l’existence d’actes intrinsèquement mauvais, la situation objective de péché grave habituel et la formation d’une conscience objectivement morale, c’est-à-dire dépendante de la vérité.
Ces cinq Dubia sont très soigneusement et succinctement formulés sous la même forme que les questions classiques adressées au Saint-Siège. Les cardinaux demandent au Pape d’expliquer comment on doit comprendre certaines affirmations d’Amoris Laetitia à la lumière des enseignements faisant autorité de son prédécesseur, saint Jean-Paul II, exposés dans Familiaris Consortio, n.84 ; réaffirmés ensuite dans Reconciliatio et paenitentia, n. 34, et Sacramentum Caritatis, n.29 (Dubium 1) ; Veritatis splendor, n.79 (Dubium 2) ; le Conseil pontifical pour les textes législatifs (Dubium 3) ; Veritatis splendor, n.81 (Dubium 4) ; Veritatis splendor, n.56 (Dubium 5). Ces textes sont fondamentaux pour l’enseignement de l’Eglise sur les principes moraux, pour une bonne pratique de la confession et pour la discipline sacramentelle.
Les auteurs de la lettre répètent que leur unique intention est de dissiper la confusion : « des théologiens et des chercheurs ont proposé des interprétations non seulement divergentes, mais même contradictoires… provoquant ainsi de l’incertitude, de la confusion et du désarroi chez un grand nombre de fidèles ».
Dans une interview accordée au National Catholic Register, le cardinal Burke a déclaré que les cardinaux avaient résolu de rendre leur lettre publique uniquement après que le pape eut décidé de ne pas répondre, décision stupéfiante de la part du Saint Siège. On pourrait même la qualifier de téméraire, étant donné son réel pouvoir de diviser l’Eglise. En fait, le cardinal Burke a envisagé cette possibilité dans son interview en déclarant que la lettre « a été rédigée avec le plus grand respect pour le ministère pétrinien, parce que si le ministère pétrinien ne soutient pas ces principes fondamentaux de la doctrine et de la discipline, la division s’introduit dans l’Eglise, ce qui est contraire à sa nature même ».
Le pape François avait déjà un programme de « restructuration » de l’Eglise dans certains domaines de la discipline quand il a pris ses fonctions, comme le démontre avec évidence la promptitude avec laquelle il a annoncé le Synode sur la famille. C’était un événement déroutant. En effet, son prédécesseur, saint Jean-Paul II, avait convoqué un synode sur le même sujet et publié une brillante exhortation, Familiaris consortio.
Il est encore plus révélateur que les documents préparatoires tout comme l’exhortation à l’issue du synode ne se réfèrent que très peu à cette exhortation antérieure. A posteriori, il semble pratiquement certain que le pape François avait décidé de modifier certaines affirmations de ce synode antérieur et de l’exhortation de saint Jean-Paul II.
A présent, les chercheurs catholiques, comme l’éminent philosophe Robert Spaemann qui a reconnu en 2015 que « François est l’un des papes les plus autoritaires que nous ayons eu depuis longtemps », ne sont pas les seuls à s’interroger. Dans une récente dépêche de Reuters, « Le pape François –un « manœuvrier » surprenant, secret, astucieux », Philip Pullella [erreur dans le texte] soutient que le pape François qu’il admire et soutient fermement, est davantage un autocrate qu’un saint pontife. Par exemple, dit-il, « François aime enfreindre les règles et ensuite les modifier quand le choc s’est amorti ». Et « après son élection, il a nommé à des postes inférieurs ou intermédiaires des organismes de la Curie des gens de confiance qui sont ses yeux et ses oreilles ».
Rétrospectivement, l’invitation à parler aux évêques que le Pape avait adressée au cardinal Kasper des mois avant le premier synode sur la famille semble à présent de manière presque certaine tenir de la manœuvre. Le Pape était favorable depuis le début au changement proposé et déterminé à permettre l’accès aux sacrements aux divorcés remariés, même si les pères synodaux s’y opposaient, ce qui ne fut pas le cas.
De toute évidence, le pape François n’avait pas reçu des Pères synodaux le mandat de procéder à une modification aussi importante de la discipline sacramentelle de l’Eglise. Bien au contraire. Ce qui aurait dû indiquer qu’il s’aventurerait en terrain dangereux s’il décidait d’aller de l’avant. C’est pourtant ainsi qu’il a agi et qu’il a depuis essayé de dénigrer ses critiques en les présentant comme des catholiques rigoristes, fondamentalistes et légalistes qui, parce qu’ils sont troublés, troublent l’Eglise.
Le résultat de cette controverse, c’est, comme le cardinal australien George Pell l’a signalé lors d’une conférence donnée à Londres au début de cette semaine, qu’« un certain nombre de catholiques pratiquants » sont « déconcertés par la tournure des événements ». Fait plus sérieux, il règne à présent une confusion générale quant au rôle de la conscience dans la pensée morale catholique.
Quatre ecclésiastiques prudents et consciencieux ont ouvertement cherché une solution à ce bouleversement. Le cardinal Burke a laissé entendre ce qui pourrait arriver si le pape garde le silence : « Il y a en effet, dans la Tradition de l’Eglise, la possibilité de corriger le souverain pontife. C’est très rare, il est vrai. Mais s’il n’y avait pas de réponses sur les points controversés, alors je dirai que se poserait la question d’assumer un acte officiel de correction d’une erreur grave ».
Ce qui serait vraiment horrible, car cela forcerait les dirigeants de l’Eglise, les prêtres et les fidèles à prendre parti – l’équivalent d’une sorte de schisme. Prions pour que cela n’arrive jamais. Mais afin d’éviter ces divisions, voire pire, le pape François va devoir s’exprimer.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/12/03/the-dangerous-road-of-papal-silence/
Photographie : Le pape François et le cardinal Burke
Mark A. Pilon, un prêtre du diocèse d’Arlington (Virginie), a reçu un doctorat en théologie sacrée de l’Université Santa Croce de Rome. C’est un ancien chef de la chaire de théologie systématique du séminaire Mount Saint Mary, un ancien chroniqueur du magazine Triumph et un professeur émérite de la Notre Dame Graduate School du Christendom College. Il écrit régulièrement sur le site littlemoretracts.wordpress.com