La béatification par l’Église d’un homme ou d’une femme est, comme chacun sait, l’avant-dernière étape précédant sa canonisation. Mais il existe aussi une étape ultérieure à laquelle accèdent seule une infime minorité d’hommes et de femmes – trente-trois au total, dont seulement trois femmes (en attendant Edith Stein ?). C’est la déclaration que le saint ou la sainte en question fait partie désormais des « Docteurs de l’Église », ceux dont l’enseignement (en latin, doctrina) est reconnu comme jouissant d’une autorité particulière.
Le mot « canonisation » vient du grec kanôn, qui signifie d’abord, roseau, ensuite règle de mesure, puis norme. Tous les sens du mot « canon » ont d’ailleurs la même origine, qu’il s’agisse du « canon » de l’Écriture (les livres reconnus par l’Église comme « canoniques » sont ceux considérés comme normatifs pour la foi des chrétiens), du « canon » que l’on tire (la fabrication du « canon » tirant des boulets ou des obus ainsi que du « canon » d’un fusil doit répondre à des normes extrêmement précises, sans quoi le métal risque d’éclater !), ou du petit « canon » que l’on boit (il s’agit d’une mesure strictement contrôlée!). En « canonisant » certaines personnes, l’Église les propose donc aux fidèles comme « normes » ou comme « modèles » de la vie chrétienne. (Certes, elle propose aussi de les invoquer comme « intercesseurs » ; mais la « fonction » principale du canonisé reste, selon l’étymologie, de constituer un modèle ou une norme pour les autres chrétiens.)
Mais qu’est-ce qu’on « canonisera » dans le cas de Newman. En général, c’est la vie d’un saint qui est proposé aux fidèles comme « norme » ou « modèle ». Or, je n’ai aucun doute quant à la sainteté de la vie de Newman. Mais celui-ci est aussi un penseur et un écrivain – l’auteur de plus d’une quarantaine de livres, sans parler des quelque vingt mille lettres dont la publication en 32 gros volumes vient de s’achever. Il est non seulement l’un des grands penseurs chrétiens des temps modernes, mais aussi un maître et un guide spirituel hors pair. La puissance de son intelligence, sa vaste culture, sa perception psychologique lucide et parfois décapante, sa connaissance intime de la Bible et des écrits des Pères de l’Église, et la richesse de sa propre expérience de Dieu, lui ont permis de venir en aide de son vivant à des milliers de personnes cherchant un conseiller théologique et spirituel. Et son immense œuvre écrite lui permet de continuer à jouer ce rôle encore aujourd’hui, pour des millions de personnes à travers le monde.
Newman a travaillé assidûment au renouveau de deux Églises, l’Église anglicane d’abord, l’Église catholique ensuite – son passage de l’une à l’autre comportant une rupture personnelle terrible, mais témoignant d’une continuité sans faille sur les plans intellectuel et spirituel. Il s’est illustré dans une grande diversité de genres littéraires – des sermons (douze volumes publiés), des œuvres théologiques, des œuvres historiques (consacrées surtout aux premiers siècles chrétiens et aux Pères de l’Église), une autobiographie souvent comparée aux Confessions de saint Augustin, deux livres consacrés à une réflexion sur l’éducation universitaire, des œuvres poétiques, des prières et méditations, et même deux romans. Sa pensée théologique – on l’a maintes fois affirmé – a profondément marqué le Concile Vatican II, à travers des théologiens influents au Concile comme les Pères Congar et de Lubac, le cardinal américain John Courtney Murray, principal architecte de la Déclaration sur la liberté religieuse, et le jeune Joseph Ratzinger qui fut très marqué par la pensée de Newman pendant ses années de séminaire. Il a aidé l’Église à enrichir sa pensée sur la nature de la conscience, sur le développement doctrinal, sur la nature de l’Église (plus d’un siècle avant l’encyclique de Pie XII, Mystici Corporis, de 1943, il a prôné une conception de l’Église comme « corps mystique du Christ »), sur le rôle des laïcs et sur ce que le Concile appellera « l’appel universel à la sainteté ».
Mais Newman est tout autre chose qu’un théologien de bureau. On a dit de lui, avec justesse, qu’il est avant tout « pasteur d’âmes ». Sa théologie est au service de la vie spirituelle. On pourrait dire qu’il nous aide à mieux « penser » Dieu afin de mieux le prier et le chercher. Il nous aide à retrouver une vision de la vie chrétienne constituée de trois « dimensions » intégrées l’une à l’autre : le chrétien est pour lui non seulement un « croyant », non seulement un homme qui cherche à vivre selon certaines valeurs, mais – comme il le dit dans un sermon anglican – « un homme qui possède un sens intime de la présence de Dieu en lui ».
Quel « statut » faut-il accorder à cette pensée et à cette œuvre aujourd’hui ? Un parallèle avec le cardinalat de Newman peut être éclairant ici. Lorsque celui-ci fut créé cardinal par le pape Léon XIII en 1879, la joie qu’il en ressentit fut moins celle d’une satisfaction personnelle, que celle venant du fait qu’il y voyait enfin une reconnaissance et une validation de sa pensée et de son enseignement, que depuis vingt ou trente ans « des catholiques ignorants ou exaltés » avaient déclaré être « hérétiques ». Le statut de cardinal montrerait une fois pour toutes, pensait-il, que ses livres étaient « dignes de confiance ».
Il n’est plus question aujourd’hui, bien entendu, de mettre en doute l’orthodoxie de sa pensée. Mais ses écrits suscitent-ils de la part des catholiques l’intérêt qu’ils méritent ? Est-ce qu’on les lit même ?
Or, la canonisation de Newman est inséparablement liée à son éventuelle reconnaissance comme Docteur de l’Église, dont elle constitue un préalable indispensable. Presque tous les papes du XXe siècle depuis Pie XII ont souhaité voir le jour où Newman serait déclaré Docteur de l’Église. Paul VI et Jean-Paul II auraient tous deux voulu pouvoir le canoniser et faire eux-mêmes cette déclaration, mais le dossier était encore loin d’être prêt. Et l’on sait que c’est le vif souhait aussi de Benoît XVI, qui fait pour la toute première fois une exception à la règle que lui-même avait édictée en devenant pape, selon laquelle le Souverain Pontife ne présiderait plus les cérémonies de béatification mais seulement celles de la canonisation.
La béatification et l’éventuelle canonisation de Newman ne trouveront la plénitude de leur sens, en effet, que dans sa proclamation comme Docteur de l’Église. On sera alors obligé de prêter attention à son œuvre et – plus précisément – à son enseignement.
Le Père Keith Beaumont, prêtre de l’oratoire de France, président de l’association française des Amis de Newman, est notamment l’auteur de :
Prier 15 jours avec le cardinal Newman, Nouvelle Cité, 2005
John Henry Newman. Textes choisis. Editions Artège, 2010.
Bienheureux John Henry Newman. Une pensée par jour. Mediaspaul, 2010.
Petite vie de John Henry Newman. Nouvelle édition revue et augmentée, DDB, 2010.
Le Bienheureux John Henry Newman, un théologien et un guide spirituel pour notre temps., éditions du Signe, 2010. (La «biographie officielle pour la béatification ».).
Voir aussi : John Henry Newman, Saint Philippe Neri. Textes établis, présentés et annotés par Keith Beaumont. Editions Ad Solem, 2010.