Comment les hommes ont-ils pu imaginer que le Dieu créateur, le Dieu transcendant, le Dieu invisible des Hébreux soit venu s’incarner dans un homme ? La réponse est très simple : ils n’ont pas pu l’imaginer, car c’était inimaginable. Il a fallu que cela arrive vraiment !
Même si les prophètes avaient pu entrevoir, en miroir et en énigme, un tel événement, ils ne l’avaient pas affirmé d’une manière explicite – sans quoi l’Incarnation aurait été consciemment attendue et accueillie par tous.
Quant aux philosophes païens comme Platon et Aristote, ils avaient approché l’idée que Dieu ait une certaine vie intérieure – une pensée vivante, et même une « pensée de la pensée » – mais ils auraient certainement regimbé à l’idée que le Logos divin vienne s’unir étroitement à l’âme et au corps d’un nourrisson.
Du reste, les philosophes païens qui connurent le christianisme furent d’abord interloqués ; ils accusèrent les chrétiens d’être des « philosomatoi », des amateurs du corps, et, ce faisant, de bien piètres « philosophoi », littéralement, qui ont l’amour de la sagesse. Comment pouvait-on ainsi mêler la pureté absolue de Dieu aux misères de la chair ?
Le proconsul Volusianus écrivait ainsi à saint Augustin : « Il est impossible que celui pour qui l’univers est comme rien, aille se cacher dans le corps vagissant d’un enfant, que ce Souverain s’absente si longtemps de son palais, et que tout le gouvernement du monde se transporte dans ce petit corps. » Impossible, vraiment ? Non, car rien n’est impossible à Dieu. Étonnant, déroutant ? Oui, il faut l’admettre.
La philosophie dépassée
Saint Augustin, dans les Confessions (VII, 9), souligne à quel point la Révélation dépasse de très loin tout ce que la philosophie pouvait envisager : « Dans les livres platoniciens, j’ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de sens, qu’“au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était Dieu”. Mais “que le Verbe se soit fait chair, et qu’il ait habité parmi nous” c’est ce que je n’y ai pas lu. » Et il ajoute : « Que le Verbe existe avant les temps, au-delà des temps, dans une immuable pérennité, comme étant votre Fils, coéternel à vous, cela est bien dans les livres platoniciens. Mais qu’il soit mort dans le temps pour les impies ; que vous n’ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l’ayez livré, cela ne s’y trouve pas. »
« Dieu seul parle bien de Dieu »
Tout cela, personne ne pouvait l’anticiper.
Il fallait que Dieu nous le dise : car, comme écrivait Pascal, « Dieu seul parle bien de Dieu ». Les hommes, laissés à leurs seules lumières, tendent à identifier Dieu à un Législateur parfait, à une Intelligence suprême, à un Roi tout-puissant. C’est déjà beaucoup. Mais à côté de ce que nous révèle l’Incarnation, ce ne sont que des balbutiements. L’Incarnation, en effet, nous révèle tout à la fois la nature la plus secrète de Dieu – la charité – et son dessein le plus cher : s’unir à sa créature.
Miséricordieux, Dieu « est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19, 10). Et il ne sauve pas à la manière d’un chef d’État, en signant un décret de grâce sans sortir de son bureau lambrissé – non, il nous sauve de la manière la plus intime qui soit, en venant prendre notre condition, en partageant nos maux, en mangeant le pain amer et en buvant l’eau croupie des prisonniers. Pour cela – folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs – il commence par se rendre dépendant de nous, sous la forme d’un enfant, nous apprenant par là que le sens de notre vie est « d’aider Dieu » selon la formule d’Etty Hillesum, de coopérer à son œuvre, de devenir « participants de la nature divine » (II P. I, 4).
Toutes les idées humaines sur la grandeur, la puissance, la royauté, doivent passer au feu de l’Incarnation, qui en corrige et en affine la signification : si le vrai nom de « l’Être » est « Charité » (I Jean IV, 8 venant compléter Exode III, 14), alors il n’est pas indigne de Dieu de devenir serviteur et de visiter les plus petits.
Ainsi, à ceux qui affirment qu’unir Dieu et l’homme est « aussi incongru que de peindre une image où le cou d’un cheval se joindrait à une tête d’homme », saint Thomas répond que si cela ne convient pas à la chair de l’homme selon la condition de sa nature, « cela convient à Dieu, selon la transcendance infinie de sa bonté, dont le propre est de se communiquer » (Somme théologique, IIIa, 1, 1 ad 2). Une maxime jésuite résume à la perfection la signification générale de ce mouvement : Non cœrceri maximo, contineri tamen a minimo divinum est. « Ne pas être contraint par le plus grand et se laisser pourtant contenir par le plus petit, voilà qui est divin. » Un beau sujet de méditation devant la crèche !