Dans un moment charnière de l’histoire d’Israël, le peuple mène campagne pour avoir un roi. Leur motivation est de dire : « donne-nous un roi qui nous gouverne, comme c’est le cas pour les autres nations ! » (1 Samuel 8:5) Autant pour la vocation distinctive d’Israël d’être une société qui tranche, une lumière pour les nations. Maintenant ils meurent d’envie d’être comme tous les autres.
Et la réponse du Seigneur à un Samuel désemparé est tout aussi parlante et terriblement poignante : « écoute la voix du peuple dans tout ce qu’il te dit, car ce n’est pas toi qu’il rejette, c’est ma royauté sur eux qu’il rejette » (1 Samuel 8:7).
Ce refrain lancinant de rejet est répété dans des variations sans nombre durant les siècles qui suivent. Il trouve son point culminant dans l’apostasie ultime : « nous n’avons pas d’autre roi que César ! » (Jean 19:15)
Pourtant, au cours des siècles, le titulus fixé sur l’instrument de torture proclame à son insu le scandale et la folie (et dans la vision de Jean, la gloire) de Dieu : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » (Jean 19:19)
Aussi souvent entendue soit-elle, la proclamation continue de stupéfier et de déconcerter. Scandale et folie permanents tant pour les Juifs que pour les Grecs… et pour nous. Pourtant, comme Fleming Rutledge l’atteste à bon droit dans son étude monumentale, « La crucifixion : comprendre la mort de Jésus-Christ » : « la crucifixion est la pierre de touche de l’authenticité chrétienne, l’unique caractéristique par laquelle tout le reste, y compris la résurrection, reçoit sa vraie signification. »
Les prédicateurs et les théologiens entonnaient fréquemment jadis les paroles vibrantes de Paul : « j’ai été crucifié avec le Christ ; ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. » (Galates 2:19-20) Mon impression est qu’on les cite moins de nos jours. Si c’est le cas, cela confirmerait l’opinion de Rutledge selon laquelle un gnosticisme contemporain, sous bien des prétextes, marginalise la Croix et le sacrifice que la Croix incarne.
Mais en toute honnêteté, on ne devrait pas préjuger que citation vaut appropriation. Même quand scrupuleusement cités, prédicateurs et auditeurs (la plupart d’entre nous, la plupart du temps) laissent les mots se dissoudre dans la brume du pur notionnel.
J’ai depuis longtemps soutenu que le cœur de la tâche du prédicateur est d’encourager le passage du « notionnel » au « réel » comme dit Newman. Les prédicateurs, les pasteurs, les théologiens, dans les différents contextes où ils exercent leur ministère, sont appelés à être des « mystagogues », à promouvoir une appropriation plus profonde du mystère que Paul appelle : « le Christ en vous, l’espérance de la gloire » (Colossiens 1:27). Mais « le Christ en nous » est toujours le Sauveur crucifié et ressuscité. Et l’objectif ultime, comme Paul le déclare, est d’amener chacun à maturité dans le Christ (Colossiens 1:28), conformé au Crucifié.
Bien certainement, une telle mystagogie est, comme nous l’a rappelé récemment le pape François, un héritage précieux des Pères de l’Eglise. En dépit des différences de contextes culturels, nous continuons d’apprendre de leurs homélies. Car leur préoccupation constante est « l’aggiornamento », quel est le défi de l’Evangile pour nous aujourd’hui ?
Lire les « signes des temps » à la lumière de l’Evangile n’est donc pas une innovation du concile Vatican II. C’est la constante préoccupation des pasteurs fidèles et créatifs tout au long de l’histoire de l’Eglise. Cependant, ce sur quoi leurs successeurs actuels doivent peut-être porter leur attention plus assidûment est peut-être cette stipulation de la définition : à la lumière de l’Evangile.
A cet égard, on ne peut trouver meilleur exemple que le Bienheureux John Henry Newman. Ses sermons examinaient avec perspicacité les attitudes, les dispositions, les actions et les omissions de ses auditeurs. Et la norme de discernement est toujours Jésus crucifié.
Dans « la Croix du Christ, mesure du monde », la prose mélodieuse de Newman tout à la fois enchante et stimule sa congrégation victorienne :
La Croix du Christ a donné sa pleine valeur à toutes les choses que nous voyons, toutes les fortunes, tous les avantages, tous les grades, toutes les dignités, tous les plaisirs… Il a mis un prix sur les enthousiasmes, les rivalités, les espoirs, les craintes, les désirs, les efforts, les triomphes de l’homme mortel. Il a donné un sens aux parcours changeants, aux tentatives, aux tentations, aux souffrances de cette étape terrestre. Il nous a enseigné comment vivre, comment faire usage de ce monde, ce qu’il fallait attendre, désirer, espérer. C’est la tonalité dans laquelle tous les accords de cette musique du monde seront finalement réglés.
Une figure de rhétorique familière en liturgie parle de la Croix comme du trône depuis lequel le Christ règne en roi. Mais si cette perception est bien réelle et non pas simplement notionnelle, alors, comme Newman nous y exhorte, nous devrions œuvrer à détrôner et mettre à mort ces idolâtries usurpatrices qui occupent nos cœurs.
Nous avons besoin de prendre au sérieux la conviction de Paul selon laquelle les chrétiens « ne doivent pas prendre modèle sur le monde présent » (Romains 12:2) sans crainte d’être persécutés et congédiés comme « guerriers de la culture ». Et nous devons prendre avec le maximum de sérieux la transformation continue du cœur et de l’esprit que cela implique.
La régénération baptismale ne peut pas être (si elle l’a jamais été) un événement unique dans une vie, mais elle doit devenir un engagement quotidien. Nous devons être des témoins confirmés dans un monde où les abus sexuels sur les femmes et les enfants sont endémiques et où les frénésies d’achat se multiplient. Témoins dans une culture où peu semblent se scandaliser de voir dépenser des centaines de millions de dollars pour une peinture, davantage prisée pour sa signature que pour sa beauté, et paradoxalement vendue comme « Sauveur du monde » !
L’apôtre Pierre rappelle aux premiers chrétiens le véritable prix du salut. « Vous avez été rachetés des conduites vaines héritées de vos ancêtres, non par de l’or et de l’argent périssables, mais par le précieux sang du Christ. » (1 Pierre 1:18-19) Et son collègue apôtre est d’accord et en tire les conséquences : « vous avez été achetés à grand prix – alors glorifiez Dieu dans votre corps ! » (1 Corinthiens 6:20)
Dans la mesure où nous prenons conscience de cela, dans la mesure où cela imprègne notre imagination et s’incarne dans nos vies, nos dispositions et nos actions, dans cette mesure le Christ Jésus sera en vérité notre Roi, le Roi que Dieu nous donne.
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Robert Imbelli, prêtre de l’archidiocèse de New York, est professeur émérite de théologie au Boston College.
Illustration : « Christ crucifié » par Diego Velazquez, 1632 [musée du Prado, Madrid]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/11/26/the-king-whom-god-gives/