Nous croyons que le christianisme est la religion surnaturelle, c’est-à-dire qu’il constitue une intervention directe de Dieu dans les affaires de ce monde, dans la vie de l’humanité. Les croyances chrétiennes ne sont pas, pour reprendre une expression biblique, des pensées montées au cœur de l’homme : ce sont les propres pensées de Dieu, exprimées dans les termes dont il a directement inspiré le choix. Les institutions chrétiennes ne sont pas des œuvres humaines. Quant à l’essentiel à tout le moins, elles sont la réalisation du propre plan de Dieu, et non d’aucun dessein humain, et c’est Dieu lui-même qui est intervenu en personne pour les établir.
Mais nous n’en croyons pas moins pour cela à la pleine humanité du christianisme. S’il est l’œuvre de Dieu, il l’est du Dieu fait homme. Autrement dit, si Dieu a marqué de son sceau personnel tout le christianisme, il a commencé par se revêtir de notre humanité pour qu’il y ait un christianisme. Encore cette image du vêtement ne traduit-elle pas toute la réalité de l’incarnation. Dieu n’a pas pris sur lui l’humanité seulement comme un déguisement : il s’est fait homme… En lui, l’humanité et la divinité, sans se confondre, deviennent inséparables. L’unité d’une seule personne, celle du Fils de Dieu, les a conjointes à jamais.
On peut à bon droit insister sur le paradoxe exaltant, mais combien mystérieux, de cette conjonction et de cette union. Si transcendante, cependant, que soit et que demeure la nature divine par rapport à la nature humaine, on ne peut les dire étrangères l’une à l’autre. A plus forte raison ne faut-il pas les concevoir comme opposées. A l’origine, la nature humaine, croyons-nous, a été faite à l’image et à la ressemblance de Dieu. Certes, le péché a défiguré cette image, obscurci cette ressemblance. Mais l’incarnation a eu précisément pour but de les restaurer.
Le christianisme rend l’humain à sa vraie nature
L’étude à laquelle nous voulons nous livrer devrait faire passer ces vérités de l’abstraction à la plus concrète réalité. Nous nous proposons d’examiner, avec les ressources des sciences modernes de l’homme, ce qu’on peut appeler l’enracinement de la religion chrétienne dans l’humanité commune. De cette étude, l’humanité du christianisme doit ressortir avec des précisions qui resteraient sans elle à peine soupçonnées. Mais loin que sa divinité doive en être obscurcie, nous pensons aussi qu’elle s’en dégagera dans une évidence accrue. Plus notre connaissance, en effet, de ce qu’il y a d’humain dans le christianisme s’éclaire, et plus s’éclaire en regard ce qui s’y trouve qui est la marque de l’intervention divine. Ce n’est pas à dire qu’on doive y trouver l’humain et le divin à part l’un de l’autre. C’est plutôt que le divin s’y révèle dans la transfiguration qu’il apporte a l’humain. Encore n’est-ce pas qu’il soumette celui-ci à quelque tension ou torsion contre nature. C’est qu’il le rend à sa vraie nature en l’élevant à une vie surnaturelle. Car celle-ci n’est que la vie du modèle transcendant à l’image duquel l’homme avait été fait et dans l’union auquel il doit être restauré.
Tout ce que le christianisme a en commun avec les autres religions…
Certaines découvertes que nous allons être appelés à faire pourront au premier abord nous déconcerter. Nous serons mis en présence de tout ce que le christianisme a en commun avec les autres religions et que, peut-être, nous ne soupçonnons pas. A dire vrai, aussi longtemps que ces choses n’ont pas été constatées, recensées, nous ne saurions les imaginer. Quand elles deviennent comme palpables, il est difficile que la surprise ne s’accompagne pas d’un certain trouble. Si le christianisme comporte tant d’éléments qui se retrouvent aussi bien ailleurs, où est donc ce qui fait son unicité et sa divinité ?
Plus profondément encore, si ferme que soit notre croyance en l’incarnation, nous risquons d’être étonnés quand nous prenons conscience de tout ce que l’homme a mis de lui-même dans sa foi au surnaturel – de tout ce que Dieu a accepté de l’homme pour se donner à lui en toute vérité.
Un examen des choses plus poussé, loin d’aggraver ce désarroi, devrait apporter à notre foi une fermeté renouvelée en lui offrant la possibilité d’un approfondissement incomparable.
Remarquons-le : déjà les Pères de l’Eglise avaient été frappées par certaines analogies entre les rites et les croyances chrétiens et les rites et les croyances païens. Leur réaction, devant les faits qu’eux-mêmes on été des premiers a accumuler, est double. Tantôt elle est franchement optimiste. S’il y a tant de choses que le christianisme devrait consacrer dans les religions humaines, c’est que Dieu, de tout temps, préparait l’humanité entière pour la venue du Christ. Saint Justin martyr et les autres apologistes diront qu’il y a, parmi tous les peuples et toutes leurs croyances, comme des semences éparses du Logos, du Verbe divin que devait finalement, dans son unité et son intégrité, se faire chair dans le Christ Jésus. Mais tantôt, et souvent chez les mêmes auteurs, la réaction sera négative. Ils s’écrieront que de telles analogies dénotent une falsification diabolique : une imitation caricaturale par le diable des œuvres du Dieu Sauveur.
Les mêmes auteurs peuvent présenter à quelques pages ou quelques lignes de distance ces deux interprétations, qui sembleraient incompatibles à un regard superficiel. La vérité profonde, en effet, est que l’image divine dans l’homme est l’occasion de son péché comme le fondement de tout ce qu’il peut avoir de religion. Le démoniaque n’est jamais qu’une contrefaçon du divin. Mais cette contrefaçon ne serait pas possible s’il n’y avait dans l’homme des traces divines.
Dieu ne se révélera pas à l’homme en l’amenant à se fuir
En retour, Dieu ne se révélera pas à l’homme et en l’homme lui-même, par l’incarnation, en l’amenant à se fuir. C’est dans une plus profonde découverte de lui-même qu’il sera appelé à découvrir, comme en filigrane, la présence et le visage divins. Ou, vaut-il mieux dire, ce n’est qu’en découvrant Dieu venant à lui que l’homme découvre la clef de sa propre énigme. Ce n’est que dans le mystère de Dieu que le mystère de l’homme s’illumine. Les Pères encore ont relevé la profonde sagesse, et la sagesse profondément religieuse, de l’oracle delphique : « Connais-toi toi-même. » Mais ils ont répété à l’envi que Dieu seul, qui a fait l’homme, le connaît, et peut l’aider à se connaître lui-même parfaitement. Et ce n’est que lorsque Dieu se fait homme qu’il communique cette connaissance, de l’homme non seulement tel qu’il est, mais tel qu’il doit devenir, ou redevenir.
On voit donc l’intérêt de l’étude que nous allons entreprendre. On pourrait dire qu’elle nous fournit la meilleure des apologétiques, celle qui ne repose pas sur une vue unilatérale des choses mais sur une vue totale. La tendance première de l’histoire des religions comparées, au XIXe siècle, fut de résorber le christianisme dans la religiosité commune à l’humanité. La même tendance « scientiste », dans la psychologie comme dans l’histoire, voulait réduire tout ce qui est religieux dans la vie et dans l’âme humaines à de l’humain tout humain. Mais c’est un fait qui frappe les savants contemporains, et jusqu’à ceux d’entre eux qui demeurent étrangers à notre foi : ni l’une ni l’autre de ces réductions n’a pu aboutir.
Il n’est plus possible de dire que la religion est une facteur secondaire de l’humain
Mieux encore, le développement spontané des sciences de l’homme a conduit de nos jours à un véritable renversement des tendances. Sans cesser de voir tout ce qu’il y a de commun entre les diverses religions de l’homme, christianisme y compris, l’histoire des religions en est venue à redécouvrir, dans chaque religion, l’importance de certaines données spécifiques. En particulier, l’originalité radicale du christianisme, et du judaïsme avant lui, n’avait jamais été mise dans un relief aussi net que depuis que des études comparatives précises ont fourni pour cela des repères décisifs. Au même moment, aussi bien à la psychologie que l’histoire des religions en viennent à renoncer à toute explication génétique de la religion qui voudrait réduire celle-ci à des éléments non religieux dans l’homme. Le caractère primitif et irréductible de la religion, comme fait social et comme expérience individuelle, ressort aujourd’hui d’autant mieux que nous pouvons décrire avec plus d’exactitude son enracinement dans la nature humaine.
Il en résulte que la réflexion chrétienne, sans rien forcer, a maintenant à sa disposition tout un trésor d’études anthropologiques qui se prêtent à une présentation renouvelée du christianisme à nos contemporains. Ce n’est pas du dehors et comme à contre-courant qu’il nous faut réfuter les préjugés, encore si vivaces, d’après lesquels le christianisme ne serait qu’une religion comme les autres, et la religion en général qu’une expérience humaine assimilable à d’autres expériences, où le fait religieux se dissoudrait. Le progrès de ces sciences de l’homme, tout en ne cessant d’affirmer la pleine humanité de la religion, et de toute religion, ne permet plus d’entretenir l’illusion que la religion est un facteur secondaire, réductible à d’autres facteurs, dans l’évolution humaine, ni que le christianisme n’est qu’une religion parmi d’autres.
Cet intérêt directement apologétique de notre étude n’est pourtant pas son intérêt le plus profond. Ce n’est pas simplement la réfutation des objections que les modernes avaient commencé par opposer à la religion, et spécialement au christianisme, qui doit sortir d’une étude de la religion chrétienne à la double lumière de l’histoire des religions comparée et de la psychologie des profondeurs. C’est une nouvelle intelligence de notre foi et de notre pratique chrétiennes. C’est l’humanité et la divinité du christianisme dont la vision doit en être rafraîchie pour nous. C’est la façon dont Dieu, dans la religion surnaturelle, rencontre l’homme, le touche et le saisit au vif de son humanité, mais de manière à régénérer celle-ci.
Notre compréhension du christianisme, de la religion chrétienne dans toute la réalité de ses rites et de ses formules, est perpétuellement menacée, remarquons-le, par les mêmes erreurs qui ont donné lieu dans le passé aux grandes hérésies christologiques. Qu’il s’agisse, en effet, de la compréhension du Verbe incarné ou de son œuvre, les mêmes confusions menacent l’esprit humain dans sa perpétuelle tendance à fausser les problèmes en les simplifiant abusivement.
L’Antiquité a connu deux grands types d’hérésies concernant l’incarnation. Dans le monophysisme, on a souligné la divinité si fortement qu’on en est venu à absorber, à nier l’humanité du Sauveur. Dans le nestorianisme, au contraire, on a si fortement revendiqué l’authenticité de cette humanité qu’on en est arrivé à méconnaître, à nier pratiquement qu’elle fût l’humanité d’une personne divine.
Les hérésies d’Eutychès et de Nestorius remontent à un passé plus de dix fois séculaire. Mais les tendances d’esprit qui s’y font jour sont de tous les temps. Il serait bien naïf de croire qu’elles ne subsistent plus. Dans la fermentation d’idées qui caractérise notre époque, il n’est que trop facile de les distinguer et de les voir à l’œuvre. L’effort de renouveau dans la vie liturgique de l’Eglise en porte la trace. Il est des plus importants, par suite, si nous voulons que ce renouveau soit durable en étant solidement fondé, de reconnaître cette trace et de voir exactement où elle nous mène.
Tout n’est pas également sacré dans la liturgie
Des monophysites, il faut rapprocher certains catholiques conservateurs, « intégristes », pour qui tout semble également sacré, et donc immuable, dans les institutions ecclésiastiques, et spécialement la liturgie. Associée d’ordinaire à ce qu’on nomme la mentalité rubriciste, cette tendance nous porte à voir dans le culte chrétien quelque chose de donné d’en-haut en bloc. Telle que l’autorité de l’Eglise, elle-même assimilée purement et simplement à l’autorité divine, nous la donne, la liturgie catholique devrait être considérée comme toute divine. Pour autant, on voudrait qu’elle échappât en quelque sorte à l’humanité. Chercher à en comprendre historiquement le développement, ce serait déjà, pour de tels esprits, la diminuer et se préparer à l’altérer. Y promouvoir, en effet, certaines transformations ou adaptations, ce serait y méconnaître l’institution céleste, l’autorité surnaturelle qui ont présidé à son organisation.
Un exemple typique des réactions de ce genre est celle que suscite en certains milieux la question de la langue liturgique, et, plus généralement, le problème de la compréhension par les fidèles des rites et des formules sacrés. Pour certains esprits, l’attachement exclusif au latin est devenu une question de principe. Pourquoi ? Parce qu’il leur semble que l’usage d’une langue morte exprime, et en même temps protège, ce caractère sacré, transcendant à l’initiative humaine, d’un culte qui doit être accompli pour l’homme, parmi les hommes, mais qui ne peut leur être livré, leur appartenir vraiment.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’aille de pair avec l’attachement rigoureux au latin une volonté de garder à l’accomplissement des rites quelque chose de hiératique, de mystérieux, au point de les rendre inaccessibles aux fidèles. Avec le latin, on tiendra pour nécessaire la récitation à voix basse de certaines prières, et en particulier des plus essentielles. On sera farouchement opposé à tout ce qui pourrait faire ressortir ce qu’il y a de commun entre les rites sacrés et les actions simplement humaines : rendre à l’autel se forme primitive de table apparaîtra scandaleux, avec tout ce qui souligne le fait que la messe est un repas.
A la limite, on sera en défiance même contre les traductions simplement explicatives : jusque dans les missels destinés à l’usage privé des fidèles, on cherchera à éviter les traductions proprement dites, pour les remplacer par de simples paraphrases…
En un mot, tout ce qui rend la liturgie vivante, tout ce qui tend à y faire participer le peuple sera considéré comme une profanation : comme si la liturgie ne restait sacrée qu’en étant soustraite à l’humanité commune, pure de tout contact avec elle.
Derrière de telles réactions, il y a évidemment l’illusion que la liturgie est sacrée, divine, pour autant qu’elle est un pur produit de l’autorité : imposée ne varietur et d’en-haut à une humanité qui ne peut que la recevoir passivement, sans s’y mêler du tout, et même sans s’en mêler aucunement.
Les historiens de la liturgie ont beau jeu à rétorquer que la liturgie ne s’est jamais imposée de la sorte. Ils montrent sans peine à quel point elle est un produit spontané de la communauté chrétienne, une grande œuvre collective, peu à peu élaborée, et en perpétuelle évolution avec la communauté humaine dont elle procède. Ce n’est point à dire que l’autorité, divine ou simplement ecclésiastique, n’y ait pas de part. A l’origine, nous avons l’institution des sacrements par le Christ. Ensuite, ç’a été le rôle de l’autorité ecclésiastique de trier, de corriger et finalement de codifier les élaborations communautaires. Toutefois, les historiens comparatifs feront remarquer, non seulement que l’autorité ecclésiastique a été médiocrement créatrice dans la constitution de la liturgie chrétienne, mais encore qu’il s’en faut de beaucoup que le Christ y ait rien créé ex nihilo.
L’usage, nous diront-ils, de repas sacrés comme la messe, ou de rites purificateurs comme le baptême, n’est pas un fait spécifiquement chrétien. Pour nous en tenir aux religions contemporaines du christianisme dans leur expansion, les « religions à mystère » de l’empire romain, nous y retrouvons ces mêmes éléments. Et, qui plus est, nous les y trouvons liés déjà à quelque idée d’un salut apporté à l’humanité dans la participation rituelle à la mort et au retour à la vie d’un dieu sauveur…
C’est ici, face à la tendance monophysite et en réaction contre elle, que la tendance que nous pouvons appeler nestorienne se fait jour. Nous voulons dire la tendance à tellement insister sur l’humanité et l’humanité commune du christianisme que sa spécificité, en même temps que sa divinité, risque de disparaître…
L’incarnation n’est pas la consécration de l’humanité profane
Il est une autre forme de nestorianisme liturgique, cependant, que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre, et qui n’est pas moins gravement erronée que la précédente. Elle réagit contre la confusion pure et simple du sacré chrétien avec le sacré naturel. Mais elle réagit mal. Voulant elle aussi affirmer l’humanité du christianisme, mais en se gardant de le confondre pour cela avec les autres religions, elle prétend nous montrer dans le christianisme une religions radicalement nouvelle, précisément parce qu’elle rejetterait toute sacralité, au sens courant, pré-chrétien, de l’expression. Selon cette vue des choses, l’incarnation consacrerait l’humanité en elle-même : non pas quelque espèce particulière d’actions humaines, ou quelque zone de l’être humain à laquelle serait réservée la qualification de sacrée, mais l’humanité tout entière, et telle qu’elle est, si l’on peut dire, dans sa « profanité ». Si, dans les religions de l’humanité avant le Christ, le sacré est quelque chose de « mis à part » du profane, dans la religion du Christ, ce ne serait pas autre chose que le profane lui-même, revu dans la lumière divine de l’incarnation.
Par conséquent, loin que le christianisme puisse ou doive accepter pour son usage liturgique rien de la sacralité rituelle des religions non chrétiennes, il ne connaîtrait en principe pas d’autres rites que les actions de la vie courante, simplement consacrées par la présence du Christ. De même qu’à la place des sacrifices rituels des anciennes religions, le Christ a mis sa mort sur la croix (une mort qui n’avait rien de hiératisé, rien même de sacré du point de vue de la religion rituelle, que ce soit le judaïsme ou n’importe quelle forme du paganisme), de même, à la place des liturgies plus ou moins formalistes, il aurait mis un repas fraternel comme les autres, simplement illuminé, consacré par sa présence au milieu des siens.
Plus tard, sans doute, la tendance naturelle à l’esprit humain a contribué, nous dit-on, à revêtir les actions si simplement et si naturellement humaines de la dernière Cène de tout un attirail rituel, sacral. Ainsi en serait-on arrivés aux formes les plus élaborées de la liturgie eucharistique. Mais l’idéal évangélique du culte chrétien, auquel l’Eglise doit toujours s’efforcer de revenir, ce serait d’écarter le plus possible tous ces revêtements artificiels qui voilent la vraie nature de l’eucharistie telle que le Christ l’a voulue et instituée. Sans cesse nous devrions, d’un seul mouvement, retrouver dans la messe la cène primitive, et, pour cela, loin de tout archaïsme comme de tout hiératisme, en refaire un repas aussi semblable qu’il est possible aux repas fraternels que les hommes prennent aujourd’hui. Que les lectures bibliques et leur commentaire, avec les prières qui les accompagnent, se déroulent donc de manière à évoquer autant qu’il est possible un entretien amical autour de la table familiale, où le père de famille expose aux siens ses intentions, ses projets pour la vie commune. Puis que la célébration, et en particulier la communion, revête les formes aujourd’hui habituelles à un repas de fête. Ainsi les hommes seront-ils amenés à reconnaître que l’originalité du christianisme est de consacrer, par l’incarnation, leur vie de tous les jours – et non pas de les faire vivre dans un monde réputé sacré, mais qui n’est qu’artificiel, loin de la vie.
Dans une telle vue des choses, nous arrivons à l’exacte antipode de ce qui nous avions exposé comme la vue de tendance monophysite. Dans ce premier cas, la messe ne pouvait rester la messe que si tout y était différent de la vie commune, radicalement séparé de celle-ci. Il ne fallait pas que l’autel apparût comme une table, la communion comme un repas, ni même que la langue commune y fût utilisée. Ici, au contraire, tout doit rappeler le repas, les entretiens profanes. Ce n’est qu’un esprit nouveau, le rayonnement de la présence divine, qui doit consacrer, sans le séparer ni le changer, le profane.
Si la tendance nestorienne est de superposer simplement la divinité à l’humanité, on peut dire qu’on la voit ici jouer à plein. Sans doute, on nous affirme bien que c’est le tout de la vie humaine qui doit être pénétré par la présence du Christ. Mais on n’admet pas que dans ce tout rien puisse attester par une mise à part l’appartenance et la consécration exclusive à Dieu. Tout doit être à Dieu en un sens, mais tout doit rester humain, de l’humanité commune, non seulement inchangée mais dépouillée de tout ce qui pourrait y affirmer la transcendance, la personnalité à part du Dieu fait homme.
L’humanité sauvée doit se renoncer elle-même
Les liturgistes ultra-conservateurs, du type que nous avons qualifié d’ « intégristes », veulent justement maintenir cette transcendance et l’autorité souveraine de cette unique personnalité du Sauveur. Mais ils se trompent en voulant pour cela que la liturgie devienne inhumaine. Nos liturgistes réformateurs et novateurs veulent par réaction sauver l’humanité de la liturgie et de toute la religion chrétienne, au nom de l’évangile. Ils n’ont pas moins raison dans ce dessein. Toutefois ils ne s’en trompent pas moins à leur tour dans la mesure où ils croient que sauver l’humanité, cela veut dire la laisser telle quelle, y effacer même toute distinction entre le sacré et le profane, pour lui permettre enfin de se posséder pleinement elle-même, tout en étant toute à Dieu dans le Christ. La « loi de l’incarnation » qu’ils nous opposent, en effet, ce n’est pas, comme ils le croient, de prendre l’humanité en bloc, l’humanité profane, pour la consacrer sans aucun autre changement qu’une illumination de sa nature profonde par la grâce. La « loi de l’incarnation », c’est, tout au contraire, de produire une nouvelle sacralité, une consécration renouvelée, par la mise à part d’une humanité qui, pour être toute à Dieu, ne soit nullement à soi. Telle est, en effet, l’humanité du Dieu fait homme, et c’est par là qu’elle peut nous sauver. Ainsi, sans doute, mais ainsi seulement, se prépare une finale consécration de l’humanité entière dans le corps du Christ, comme dit saint Paul. Encore, cette humanité sauvée devra, elle aussi, d’une certaine manière, se renoncer à elle-même pour être unie au Christ. Ce n’est pas autrement qu’en participant à la croix du Christ qu’elle pourra être intégrée à son corps mystique, et par là renouvelée, régénérée.
L’homme moderne sans sacré n’est qu’un homme diminué
La psychologie des profondeurs peut nous être d’un grand secours pour dissiper cette chimère d’une humanité qui ne serait elle-même que dans la mesure où elle évacuerait le sacré, où elle s’appartiendrait tout entière, sans plus accepter qu’une partie d’elle-même ou de l’univers appartint à Dieu, à lui directement et à lui seul. Elle nous montre en effet que la notion et la réalité du sacré, du mis à part pour être à Dieu et n’être qu’à lui, ne saurait être éliminé ou dépassée par l’humanité. L’homme moderne, qui croit y être arrivé, n’est pour autant qu’un homme diminué, mutilé. L’analyse de se rêves le montre, quoi qu’il en ait, et l’aspiration de sa poésie la plus haute : sans le « sacré », il ne peut vivre. Enclos en lui-même, débarrassé d’une présence de Dieu localisée dans le temps et dans l’espace, il étouffe. Si on ne la lui rend pas, il faut qu’il s’en crée honteusement des ersatz misérables : sinon, il mourrait, spirituellement asphyxié…
L’incarnation n’effacera donc pas, ne rendra pas inutile ou désuète cette catégorie primitive du sacré : d’un domaine « mis à part », comme le mot l’indique, dans la vie de l’homme, pour être tout à Dieu et rien qu’à lui. Comment le ferait-elle sans abolir en l’homme le sens même de Dieu comme d’un être distinct de l’homme, indépendant de lui, mais souverain sur lui comme sur toutes choses ? Mais les signes du sacré, ces signes spontanés qui résultent de l’expérience non seulement primitive mais fondamentale de l’homme comme dépendant de Dieu, d’un Dieu distinct et transcendant, se chargeront d’un sens nouveau. Ils ne seront plus les signes d’un Dieu de loin, d’un Dieu caché, finalement étranger. Repris par le Dieu qui se révèle, le Dieu qui se fait homme, ils deviendront les signes de sa révélation, de son approche.
Le Dieu révélé reste un Dieu caché
Ils perdront donc ce qu’ils avaient jusque là d’énigmatique, et parfois d’équivoque. Mais il serait tout à fait erroné d’en conclure qu’ils ne seront donc plus mystérieux. Ils le seront d’une autre manière, mais plus, et non pas moins, pour cela. Car le Dieu révélé, en un sens, se révèle précisément comme le Dieu caché, c’est-à-dire comme le Tout autre que quoi que ce soit que nous puissions imaginer ou penser. Si son amour le rapproche de nous infiniment, la révélation de ce qu’est cet amour qui est le sien l’élève au-dessus de nous bien plus qu’aucune conception élémentaire ne pouvait y parvenir.
L’incarnation ne va donc pas nous conduire à une disparition de la sacralité naturelle, mais à sa métamorphose. Cette sacralité, malgré toutes ses insuffisances et même ses déformations, restait en l’homme comme la pierre d’attente de l’incarnation. L’éliminer reviendrait à rendre l’incarnation impossible, en fermant en l’homme toute voie d’accès pour Dieu lui-même. Et pas plus que l’incarnation n’aurait de sens pour nous si elle se faisait dans une autre chair que la nôtre, pas davantage la nouvelle sacralité qui en résulte ne pourrait nous être accessible si elle ne se frayait pas les voies vers nous à travers les canaux réservés par la sacralité de toujours. Là est certainement la vérité, mal dégagée mais indéniable en son fond, qu’il y a sous l’erreur exagérément simplificatrice de certains comparatismes. Le même Dieu qui s’incarne est Celui qui n’a jamais été sans laisser à l’homme, et jusqu’en l’humanité la plus déchue, quelque témoignage de son existence, de sa présence et de sa souveraineté. Encore une fois, faute de ces vestiges, l’incarnation ne serait plus possible. Avec un être qui n’aurait plus en lui, en son monde, une place reconnaissable pour Dieu, ne fût-ce que par le vide que l’absence divine a laissé, la reprise de contact ne serait plus possible. D’un tel être, comme il en est pour les Anges déchus, la chute serait déjà une irrémédiable damnation.
Il est également chimérique, en fin de compte, de vouloir trouver dans l’incarnation un sacré tout nouveau, à ce point transcendant qu’il apparaisse comme tout entier tombé du ciel, ou de ne vouloir plus aucune sacralité particulière, sous prétexte que tout, maintenant, doit être assumé dans le sacré de l’incarnation. La première erreur revient à vouloir que la chair de l’incarnation descende elle-même du ciel, ce qui est nier en fait la réalité de l’incarnation. La seconde revient à confondre la chair du Sauveur avec toute chair indistinctement, ce qui, au bout du compte, n’est qu’une autre manière de nier qu’il en ait une qui soit sienne.
Louis BOUYER