Depuis que l’école existe, il y a toujours eu des cancres et des cracks. Churchill, Einstein furent des cancres. Norbert Wiener, lui, passait son doctorat en mathématiques à l’âge où l’on est, en France, obligé de demander une dispense pour présenter son bachot1.
Les écoles anglaises donnent beaucoup plus d’attention et de prestige à ce qui se fait l’après-midi (c’est-à-dire les sports, et plus précisément les sports d’équipe), qu’à ce qui se fait le matin : les études proprement dites. Pendant longtemps la France fut fière de farcir la tête de ses enfants mieux que personne au monde. Il en reste quelque chose : je vois mon plus jeune fils, qui fait sa 6e, étudier « les réformes du moyen Empire » (de l’Égypte antique : il faut que nos pédagogues soient fous).
Je ne sais qui a écrit, et en tout cas, j’ai souvent remarqué, que les Anglais, qui passent le plus clair de leur enfance à jouer au cricket et y acquièrent cette bonne mine un petit peu forcée plus tard par la bière, finissent par produire les générations adultes les plus compétentes du monde.
Le petit Anglais n’apprend pas les réformes du moyen Empire égyptien. Mais si je veux vraiment étudier le moyen Empire égyptien, allez savoir comment, c’est sur des livres anglais que je vais tomber. Mystères de la pédagogie française ! Son but caché, je crois, est de dégoûter à jamais les petits Français des études. Il doit y avoir là quelque complot qu’à toutes fins utiles je dénonce à nos services secrets. Quelle main étrangère a entrepris de crétiniser subrepticement nos enfants ?
Mon jeune fils, qui a 10 ans, connaît très bien les réformes du moyen Empire égyptien. À part cela, il ignore complètement ce qu’est un Empire, à quoi rime de réformer ou non un machin pareil, et pourquoi il apprend l’Égypte plutôt que les méthodes de copulation des escargots. D’ailleurs, il doit sûrement apprendre aussi la copulation des escargots.
L’année dernière, à neuf ans, il a passé des semaines avec toute sa classe, à apprendre pourquoi 1 + 0 = 1. Il y en avait dans son livre quatre ou cinq pages, rigoureusement incompréhensibles. Au terme de quoi, cet enfant, qui parfois me bat aux échecs, me confia que les mathématiques ne sont pas intéressantes et qu’il aimerait apprendre autre chose.
Mais venons-en au fait. Dernièrement, d’éminents spécialistes se sont réunis à Paris à l’initiative du Centre de recherche sur l’éducation spécialisée et l’adaptation scolaire (CRESAS), lui-même dépendant de l’Institut national de recherche et de documentation pédagogique (INRDP). Objectif de cette savante rencontre : essayer de savoir pourquoi certains élèves échouent, alors que d’autres réussissent. Et biologistes, historiens, psychiatres, sociologues, psychologues, linguistes, de disputer.
L’objet principal de leur dispute tourna autour de ce fait mystérieux : tous les systèmes inventés par les pédagogues pour faire réussir quand même ceux qui échouent ont eux-mêmes échoué, et dans les meilleurs des cas (ceux où lesdits systèmes ont produit un effet quelconque), ils ont aggravé les différences entre cracks et cancres.
La dispute s’est, dès le départ, affreusement aigrie à cause du fait bien connu que les cracks sont statistiquement, d’une façon générale, des fils de cracks, et les cancres des fils de cancres. Comme les cracks adultes accaparent (toujours statistiquement) ce qu’il est convenu d’appeler les bonnes places de la société, on aboutit à ce résultat écœurant que les cracks de nos écoles démocratiques sont, en général, les petits produits bien peignés, astiqués et fleurant la toilette de luxe des classes dominantes.
D’où la notion de « handicap socioculturel » : en naissant dans les classes populaires, on se présente d’emblée au concours de la vie chargé d’un irrattrapable péché originel, car on se trouve dès la mamelle dans un milieu qui ne lit pas, ne discute jamais de la décadence du moyen Empire et ne va pas au musée.
Si ce n’est pas là un problème politique, qu’est-ce que c’est donc ?
Mme Liliane Lurçat, du CNRS, nous l’a fort bien expliqué : si les petits bourgeois réussissent mieux, c’est que l’école a adopté comme norme la culture de la classe dominante ; c’est qu’ils retrouvent à l’école ce qu’ils connaissent déjà par l’imprégnation de classe reçue en famille. Les fils du peuple, eux, reçoivent l’imprégnation d’une autre culture rejetée arbitrairement (mais non sans arrière-pensée) par l’école, à seule fin de perpétuer les privilèges de classe.
Tout cela est bien étonnant. Tous ces savants qui se sont vainement affrontés pendant trois jours ont parlé dans les micros, enregistré leurs propos avec des magnétophones, consommé du courant EDF, fabriqué notamment par les centrales nucléaires. Mme Lurçat a accusé l’école d’exiger par esprit de classe l’apprentissage de raisonnements abstraits perfidement rebelles à l’esprit des milieux populaires2.
Mais, premièrement, existe-t-il des moyens non abstraits d’apprendre à faire de la physique, à fabriquer des centrales nucléaires, des magnétophones, et toute cette civilisation technique qu’on utilise avec la meilleure conscience du monde en mettant en accusation les études d’où elle sort ?
Voilà une question qui mériterait d’être un peu mieux examinée. Les pédagogues russes, qui ont poursuivi pendant plus d’un demi-siècle un effort fantastique pour briser la filière héréditaire de leurs cadres, ont échoué comme leurs collègues capitalistes. Chez eux aussi, les cracks se recrutent d’abord dans les familles de cracks.
Mais surtout (deuxièmement), qu’est-ce qu’un crack ? Et de quelles arrière-pensées se nourrissent ces aimables révolutionnaires qui mesurent la réussite d’une vie à la hauteur atteinte sur le perchoir social ?
Camarades, je trouve navrants vos préjugés bourgeois ! Quand j’étais enfant, j’ai gardé les quelques vaches de mon père. Dans ma famille, à part quelques curés3, il n’y eut jamais et il continue à n’y avoir que des travailleurs manuels. Pourquoi tenez-vous pour une déchéance de ne pas mordre à l + 0 = l et aux réformes du moyen Empire ? Il y a autre chose dans la vie de l’esprit.
La maladie qui m’a obligé, pour survivre, à étudier, m’a conduit à bien voir toute l’échelle sociale, banquiers, ministres et académiciens compris, en France et ailleurs4. Je ne vais pas jusqu’à les plaindre, non, mais enfin, selon la vue que j’en ai, plus ils sont haut perchés sur la fameuse échelle et plus ils s’éloignent de quelque chose d’essentiel. C’est le peuple qui fait la culture, ce n’est pas le ministère de la Culture, inventé pour gérer une absence.
Si Soljénitsyne est un grand écrivain, c’est parce qu’il y a des Matriona et des Ivan Denissovitch. Sans eux il serait resté muet, faute d’avoir à dire. Et l’on sait que Matriona et Ivan avaient un déplorable quotient intellectuel5.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 228 – F.C. – N ° 1513 – 12 décembre 1975 reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (www.aldane.com), chap. 12 « Économie et politique », pp. 333-335.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 3 septembre 2012
- Sur Norbert Wiener, voir la chronique n° 67, La querelle des programmes, mise en ligne le 26.04.2010. Comme son titre l’indique cette chronique aborde également les problèmes d’éducation.
- Aimé Michel aurait sans doute davantage apprécié la critique par Liliane Lurçat des soi-disant « sciences de l’éducation » dans son livre La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs (François Xavier de Guibert, Paris, 1998). Selon elle, en enseignant la lecture indépendamment de l’écriture, en réduisant le temps consacré aux exercices répétés, en tournant en dérision le respect de la règle (qui développerait une « logique de la soumission »), les théoriciens de l’éducation imposent aux enseignants des « idées confuses », dominées par des a priori et éloignées de l’expérience de terrain ; « il ne s’agit plus de science, ce qui impliquerait que l’on cherche à décrire et à comprendre ce qui se passe réellement ; il s’agit plutôt de scientisme » (p. 26). Il en résulte « une destruction patiente et méthodique, opérée à partir du haut » (p. 20) de l’enseignement élémentaire. Pour François Lurçat « c’est bien sous l’égide du scientisme de l’éducation que l’on procède à la destruction systématique de l’enseignement élémentaire ; c’est sous son inspiration que les enfants d’aujourd’hui vont (…) apprendre l’ignorance à l’école. » (De la science à l’ignorance, Editions du Rocher, 2003, p. 123).
- Le frère aîné d’Aimé Michel, Louis (1901-1974), était prêtre (la chute mortelle d’un ami lors d’une course en montagne ne fut peut-être pas étrangère à sa vocation). Il y eut également quelques ecclésiastiques dans sa famille maternelle.
Dans un article publié en novembre 1962, La fin de la civilisation villageoise, Aimé Michel apporte quelques précisions sur ses origines du côté paternel : « Je suis né en 1919 dans un village des Alpes provençales comptant trente maisons et, à l’époque, une vingtaine de familles. Tous mes ascendants mâles, depuis le XVIIe siècle, ont vu le jour dans une unique maison de ce village, et presque tous dans la même pièce de cette maison qui en compte quatre. Mon frère aîné et les plus jeunes de ses sept enfants habitent encore cette maison, vivant de la culture des quelques hectares, toujours les mêmes eux aussi, acquis à l’occasion d’un mariage par l’arrière-grand-père de mon grand-père, à la fin du règne de Louis XIV (…). Tous ces hommes et ces femmes qui m’ont précédé furent paysans et bergers, et rien d’autres. Leur langue était le provençal archaïque des hautes vallées. C’est à l’école primaire qui mon père et ma mère ont appris le français, mais ils ne le parlaient pas entre eux, quoiqu’ils l’écrivissent fort bien. J’ai vécu là jusque vers ma vingtième année et il a fallu le hasard d’une épidémie de poliomyélite pour me rendre impropre au travail manuel auquel j’étais normalement voué et pour m’orienter vers une carrière disons intellectuelle. » (Planète n° 7, nov.-déc. 1962 ; le « frère aîné » en question était en réalité le second, Joseph, 1912-1975).
Aimé Michel fit ainsi, dans son enfance et sa jeunesse, l’expérience de la « civilisation villageoise », si différente de la culture citadine qui seule subsiste aujourd’hui dans notre pays, même dans les villages. Il en est résulté une vision du monde, partagée par d’autres auteurs de sa génération (je pense en particulier à l’économiste et sociologue Jean Fourastié qui en a longuement parlé dans ses livres), alliant les enseignements issus d’une mémoire longue à ceux de la culture scientifique récente. Ces hommes, parce qu’ils ont vécu la transition entre deux mondes, ont eut une vive conscience de faits que le monde contemporain oublie, néglige ou méprise. L’éloge du travail manuel n’est qu’un des multiples aspects de cette expérience. Le respect de ce que Fourastié appelait le surréel (le fait que le monde ne se limite pas à ce que nous en voyons ou savons) en est un autre. Pour d’autres aspects, dont les si simples mais si importantes « expériences élémentaires remontant à la Préhistoire » dont parle l’anthropologue André Varagnac, je renvoie à la note 6 de la chronique n° 210, Les marchés de l’immatériel (Presque toute richesse est destinée à devenir informationnelle), mise en ligne le 12.01.2012.
- Sur cette maladie qui le frappa à l’âge de cinq ans, voir la chronique n° 167, Conte de Noël : Jamais plus… (Méditation sur le mystère des choses qui s’en vont et cependant à jamais demeurent), parue ici le 23.12.2011. Sur les conclusions qu’il tire de sa fréquentation de « toute l’échelle sociale » voir aussi la chronique n° 43, La noblesse de la main (Ce qui égale l’ouvrier à tout autre homme c’est que le geste bien fait est une forme de pensée), publiée ici le 08.11.2010.
- Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) est un inconnu lorsqu’il envoie, en 1962, Une journée d’Ivan Denissovitch à la revue Novy Mir (Monde nouveau), récit qu’il a écrit trois ans plus tôt. Le directeur de la revue obtient de Nikita Khrouchtchev lui-même l’autorisation de publier le manuscrit. Khrouchtchev, qui autorise aussi un autre livre (Les Héritiers de Staline d’Evgueni Evtouchenko), entend utiliser ces publications contre ses adversaires, marquant ainsi l’apogée de la déstalinisation. Rescapé de huit années passées au Goulag, Soljénitsyne consent aux coupes qu’on lui demande car l’essentiel pour lui est « que tout cela ne soit pas oublié, pour qu’un jour nos descendants l’apprenne » (il faudra attendre 1973 pour qu’une version non expurgée soit publiée). En France, les communistes Louis Aragon et Elsa Triolet font traduire l’ouvrage car ils veulent croire que le stalinisme ne fut qu’une erreur transitoire. Mais l’entreprise leur échappe. En même temps qu’est révélé au monde le nom de Soljénitsyne, c’est la réalité de camps concentrationnaires de masse au pays du socialisme qui est confirmée. (Sur le Goulag, voir la note 4 de la chronique n° 224, Les vivants et la mort, Les bonnes et moins bonnes idées de M. Ziegler, parue ici il y a deux semaines).
C’est le récit sobre, concret et en partie autobiographique, d’une journée de la vie d’un détenu, Ivan Denissovitch, paysan et maçon. Dix-huit heures banales au goulag, avec le froid sibérien, la faim au ventre et le travail harassant du matin au soir. Cette survie représente la victoire d’un homme simple, digne, solidaire, roublard sans tricherie, amateur de travail bien fait, sur la déshumanisation concentrationnaire. Les autres détenus sont des paysans, d’anciens prisonniers de guerre, des croyants, des Ukrainiens, des Baltes qui ne sauraient dire pourquoi ils sont là, sauf le chef de baraque qui est un détenu de droit commun. En arrière plan se dessine une société dominée par la corruption, l’irresponsabilité, le gâchis (à ce propos, voir par exemple la chronique n° 220, La crise dans les pays de l’Est (II), Avantages et inconvénients de la vie dans les Pays de l’Est, mise en ligne le 13.08.2012).
Soljénitsyne profite des circonstances politiques favorables pour publier la Maison de Matriona centrée sur le personnage de Matriona, vieille femme fruste mais sainte. Mais dès 1964 son affrontement avec le pouvoir soviétique commence. Il devient la figure de proue de la dissidence. En 1970, il reçoit le prix Nobel de littérature. En 1973, il envoie clandestinement l’Archipel du Goulag en Occident où il paraît en décembre. En février 1974, il est proscrit et doit s’exiler. Il ne reviendra dans son pays qu’en 1994.
Ses livres et ses interviews de cette époque suscitent l’incompréhension en Occident. On voit en lui un esprit réactionnaire, religieux et passéiste. Selon Georges Nivat, professeur à l’université de Genève, Soljénitsyne « est avant tout un rebelle, un prophète qui dit non. Une grande part du malentendu actuel entre lui et l’Occident vient de ce que l’Occident a toujours mal perçu la racine spirituelle du non de Soljénitsyne. Cette racine est religieuse : l’homme Soljénitsyne a trouvé la foi dans le dénuement absolu des camps ; son premier refus a été celui de l’avilissement, de l’homme matriculaire. De ce refus central sont venus les autres : refus de la parole serve (l’idéologie), refus des pouvoirs qui annihilent les personnes, refus du progrès économique transformé en veau d’or, du libéralisme politique en tant que fauteur d’une jungle économique et sociale. (…) Sa condamnation virulente des “rapaces” le rapproche tantôt des écologistes, tantôt des réformateurs religieux. Son œuvre d’historien est inséparable de celle du romancier et de son souffle de prophète. Ses imprécations contre l’Occident repu, sa conviction que la liberté sans la foi religieuse ne peut que dégénérer viennent d’un patriote russe qui prêche le renoncement à l’empire, d’un sceptique de la démocratie prêt à lutter pour restaurer en Russie le self-government local, les zemstvo. Insaisissable avec nos instruments occidentaux, l’homme au visage de prophète tire sa force d’avoir su lutter seul contre le Léviathan soviétique, et d’avoir senti vaciller le géant sous ses coups. » (Article « Soljénitsyne (Alexandre Issaïévitch) » de l’Encyclopedia Universalis).