Fin juin 1971 : notre fils Pierre vient de naître ; avec sa maman, il est encore à la clinique, dans son berceau. Ce soir-là le médecin fait sa visite, il est venu avec un collègue. Il examine Pierre, montre son oreille, et dit à son collègue : « Je crois que c’est un petit trisomique » (En effet, les enfants trisomiques ont le dessein du pavillon de l’oreille assez différent de celui des autres personnes ; ils sont donc faciles à reconnaître)
Il ne pensait pas que ma femme écoutait et comprendrait : en 1971 trisomique n’était pas un mot usuel. Mais ma femme Marie-Elisabeth a tout compris, les interroge et m’appelle aussitôt ; j’arrive immédiatement.
Choc, effroi, stupeur. Pourquoi ? Pourquoi ? Que faire ? Que comprendre ? Comment réagir ?
Peu de temps après nous emmenons Pierre en consultation à Paris, chez le spécialiste des maladies génétiques, le professeur Jérôme Lejeune, que nous ne connaissons pas et dont nous n’avons jamais entendu parler.
Dans son service, l’ambiance nous paraît différente, nous sommes bien accueillis. Nous voici avec Pierre et Lejeune dans son cabinet. Il passe beaucoup de temps à examiner Pierre, il lui fait faire quelques exercices : se retourner, se redresser, marcher quand en lui tenant les deux mains. Il dit : « Vas-y bonhomme, allez, vas-y.» Il examine ses réflexes, écoute son cœur…
Lejeune nous parle beaucoup, avec douceur, il confirme le diagnostic et nous explique que le handicap de Pierre fait que son cerveau fonctionne moins vite, au niveau des synapses. C’est, dit-il, comme de la calamine dans un moteur.
Il nous rassure sur notre rôle de parents : Pierre pourra être heureux, vivre avec ses deux sœurs, grandir, atteindre l’âge adulte… Il aura besoin de notre amour et saura nous aimer en retour.
Jérôme Lejeune nous explique que le ralentissement du fonctionnement du cerveau chez les trisomiques ne s’observe pas quand les bébés sont encore dans le sein de leur mère ni tant que le nouveau-né est nourri au lait maternel. Il nous dit qu’il y a sûrement un produit que la mère fournit à l’enfant par le cordon ombilical puis par son lait qui limite l’effet de la trisomie. En 1971, les recherches s’orientent vers le sélénium,
Dans ces années-là, vous vivions en Afrique mais nous passions nos congés chaque année en France : nous allions voir le professeur Lejeune. Il nous reconnaissait : « Ah oui, c’est vous qui vivez en Afrique ! Et comment va Pierre ? Nous allons voir cela »
Lejeune était à la fois un médecin très compétent mais aussi très humain. Il passait du temps avec ses petits malades et avec leurs parents. Il écoutait, il nous rencontrait.
Lejeune était aussi un grand scientifique, c’est lui qui a découvert que les enfants atteints du syndrome de Dawn avaient trois chromosomes 21 au lieu de deux. C’est pourquoi cette maladie s’appelle trisomie 21 et c’est pourquoi on ne dit plus « mongolien » mais « trisomique ». Lejeune a mérité de nombreuses récompenses scientifiques pour couronner son œuvre ; pourtant le prix Nobel lui a été refusé pour des raisons qui n’ont rien de scientifique.
Il vaut la peine de lire les deux livres1 traduits en italien qui présentent la personne et l’oeuvre du professeur Jérôme Lejeune.
Il me semble que Lejeune était à la fois un médecin et un saint, grâce à son devoir d’état de médecin. Je ne sais pas si Lejeune était un homme de dévotion ou un homme de prière ; mais je puis témoigner qu’il mettait tout son cœur dans le soin de ses malades et toute sa science à leur service. Pour lui, le sens de la recherche c’était de soigner et même de guérir. Sa cause de béatification a d’ailleurs été introduite.
Au niveau scientifique, la Fondation Jérôme Lejeune, créée après sa disparition, mène des recherches, à l’échelle internationale, à un haut niveau, sur de nombreuses maladies de l’intelligence.
Monsieur Pierre Bertrand, notre fils
Maintenant notre fils Pierre a trente-huit ans. Il a deux sœurs aînées et après lui il y a encore une fille et deux garçons. Les deux aînées l’ont pour ainsi dire tiré et entraîné et ses trois cadets l’ont poussé, parfois en le bousculant. Si on a un enfant trisomique, il peut être bon qu’il ait de petits frères ou de petites sœurs, sauf lorsque le risque d’avoir un autre enfant trisomique est très fort.
Aujourd’hui il travaille dans un centre spécialisé : son salaire et son indemnité d’adulte handicapé font qu’il est financièrement autonome mais il vit avec nous.
Pierre n’aime pas être avec d’autres handicapés ; il se sent stigmatisé d’être au milieu d’autres handicapés sur son lieu de travail. Il a l’impression d’être un handicapé quelconque au milieu de handicapés quelconques.
Il a besoin de considération, c’est pourquoi, souvent, je l’appelle « Monsieur Pierre ». Comme nous tous, il a besoin de reconnaissance.
C’est en famille qu’il est bien.
Quand vient Noël par exemple il s’habille en Père Noël, il met sa robe rouge et sa capuche, sa barbe de coton blanc. Tous savent que c’est lui. Nous lui tendons les cadeaux, en lui indiquant le nom du destinataire qui est écrit dessus car il ne sait pas lire. Pour ses frères et sœurs, leur mari, épouse, compagnon ou compagnes, il est Pierre, même chose pour ses treize neveux.
Quand il a eu trente ans, nous avons voulu organiser une grande fête pour lui, dont il serait le héros, car nous savions bien qu’il ne se mariera pas. Alors nous avons trouvé une grande maison pour cette fête. Nous étions bien quatre-vingts autour de lui. Comme il est très malin, il a suggéré d’arriver à la fête… en hélicoptère ! L’hélicoptère a atterri dans un champ, filmé en vidéo Pierre est apparu, très ému ; il avait mis son costume, sa belle cravate. Dans les semaines qui ont suivi il a regardé souvent la vidéo de son arrivée à sa fête.
Il est intelligent, plein de finesse à sa façon. Nous sommes tristes parce qu’il voit sa maladie comme une injustice terrible et il en veut à Dieu de ne pas le guérir.
Nous avons aussi quelque inquiétude, sans urgence à l’heure actuelle, car nous mourrons normalement avant lui et il devra vivre sans nous. Cela aussi il ne le veut pas.
La blessure d’un père
Parfois je pense : « A trente-huit ans, Pierre pourrait être enseignant, médecin, prêtre ou ingénieur. Il pourrait avoir une épouse, une famille… Pourquoi ? Oui, pourquoi ? » Je me sens un père blessé.
Alors je relis la parabole des vignerons homicides (Matthieu, 21, 33-46). Le père avait une vigne qu’il louait à des fermiers. Après la vendange, il envoie ses serviteurs pour toucher son loyer. Mais les fermiers ont chassé les envoyés. Le propriétaire essaie de nouveau, une autre année, mais ses envoyés sont brutalisés, chassés ou même tués. Cette fois il croit qu’on respectera son fils, s’il l’envoie à sa vigne. Il envoie donc son fils : et les vignerons se disent que s’ils l’éliminent, la vigne sera à eux. Et ils tuent le fils.
Ce père qui a perdu son fils, dont le fils venu parmi nous a été tué (et avant les prophètes martyrisés) nous savons qui c’est : c’est Dieu le Père. Il a été blessé dans sa paternité, Celui « dont toute paternité découle » (Ephésiens,3,15) – je crois qu’on peut utiliser ces mots-là, je ne suis pas théologien – est un père blessé. Pour ainsi dire le cœur de Dieu a saigné devant le sort de son fils.
Mais à la fin il l’a ressuscité et l’a accueilli dans sa gloire.
Sans aucun mérite de notre part, Dieu nous accueillera à notre tour, Pierre sera guéri et nous danserons tous.