Le Président, le pape et Le Livre vert - France Catholique
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La justice de Dieu
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Le Président, le pape et Le Livre vert

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Dans bien des cas, ce n’est pas notre allégeance déclarée à une cause, une croyance ou une politique qui révèle ce que nous croyons vraiment, mais plutôt la manière dont nous traduisons en concepts les raisons pour lesquelles les autres devraient prendre cette allégeance au sérieux. Dire « Je préfère la liberté à la tyrannie parce que c’est un bon principe », ce n’est pas du tout la même chose que dire « la liberté est meilleure que la tyrannie, parce que je la préfère ». La première formule exprime, en la justifiant, la préférence du locuteur pour une réalité qu’il n’a pas créée, tandis que la seconde fonde sa justification sur le locuteur lui-même. La liberté, en ce cas, n’est pas intrinsèquement bonne, c’est seulement une condition qui favorise les choix subjectifs du locuteur.

C’est précisément le type de pensée que C.S. Lewis critique dans son essai L’Abolition de l’homme (publié en 1943). Il cite à ce propos (en désignant ses auteurs par des pseudonymes) un manuel anglais, Le Livre vert, qui analyse, entre autres, le commentaire de Samuel Coleridge sur des adjectifs employés pour décrire une cascade par deux touristes que le poète avait lui-même entendus. L’un d’eux avait qualifié la cascade de « sublime » et l’autre l’avait simplement trouvée « belle ». Bien que, comme C.S. Lewis le signale, « Coleridge ait mentalement approuvé le premier jugement et rejeté le second », le critique s’inquiète des explications que les auteurs du Livre vert donnent du caractère sublime de la cascade à leurs jeunes lecteurs anglais. Ils déclarent : « Quand le touriste a dit « C’est sublime », il semblait faire une remarque sur la cascade… En fait, il ne parlait pas de la cascade, mais de ses propres sentiments. Ce qu’il disait vraiment, c’était « J’éprouve des sentiments associés dans mon esprit à l’adjectif « sublime », ou, en bref, « J’ai des sentiments sublimes ».

Comme Lewis le signale, il y a une différence fondamentale entre le fait de qualifier positivement un objet (par exemple, « La Pietà est belle ») et celui d’attribuer le qualificatif à la réaction subjective de l’observateur (par exemple, « J’éprouve de beaux sentiments quand je vois La Pietà »). C’est la différence entre la première formule : « Je préfère la liberté à la tyrannie parce que c’est un bon principe », et la seconde « La liberté est meilleure que la tyrannie parce que je la préfère ». Si deux locuteurs peuvent annoncer au monde chacun à sa manière qu’ils préfèrent tous les deux « la liberté à la tyrannie », ils peuvent aussi, à un niveau plus fondamental, ne pas parler de la même réalité.

Hier, le Saint-Père et le Président Obama ont tous les deux parlé sur la pelouse de la Maison Blanche à une foule en liesse. C’était une belle matinée et le pape et le président ont échangé de brefs mais très chaleureux saluts avant d’en adresser aussi à la nation. Ce qui est apparu au début, c’est à quel point, à un certain niveau, les deux hommes semblaient en accord. Rien de surprenant. Après tout, même si le président s’écarte de l’Eglise en ce qui concerne la compréhension de la nature humaine – d’où son rejet de la position de l’Eglise quant à la sainteté de la vie humaine et l’indissolubilité du mariage –, sur d’autres questions, comme la réforme de l’immigration et la protection de l’environnement, le président et le pape peuvent au moins embrasser une cause commune de nature politique.

Mais même à des moments où le pape François et le Président Obama semblaient d’accord, la manière dont chacun d’eux conceptualisait ses idées a révélé un désaccord à un niveau plus fondamental. Prenez, par exemple, les remarques du Saint Père sur la liberté religieuse [http://w2.vatican.-va/content/francesco/fr/speeeches/2] : « Avec d’innombrables autres personnes de bonne volonté, [les catholiques américains] nourrissent également le souci que les efforts pour bâtir une société juste et ordonnée avec sagesse respecte leurs plus profondes préoccupations et leur droit à la liberté religieuse. Cette liberté demeure l’un des plus précieux acquis de l’Amérique ». A un autre moment, il a parlé de sa prochaine allocution au Congrès où il espère « offrir des paroles d’encouragement à ceux qui sont appelés à guider l’avenir politique de cette nation dans la fidélité à ses principes fondateurs ».

Le Pape présente la liberté religieuse comme un bien fondamental, ancré dans « les principes fondateurs » de l’Amérique, « l’un des plus précieux acquis de l’Amérique » ; un principe nécessaire à toute société qui espère se qualifier de « juste et ordonnée avec sagesse ». C’est par conséquent un droit que nous possédons par nature.

Dans son discours [https://www.washingtonpost.com/local/social-issues/transcript-obamas-speech-during-a-visit-from-pope-francis/2015/09/23/ 0762e80c-62od-11e5-9757-e49273f05f65_story.html], par contre, le président Obama a présenté la liberté religieuse comme une espèce de modus vivendi, une croyance que « nous chérissons » parce qu’il est dans l’intérêt de la survie des différentes communautés religieuses de la chérir : « Ici, aux Etats-Unis, nous chérissons la liberté religieuse. C’est, en grande partie, le fondement de notre unité nationale… Mais dans le monde entier, au moment où je vous parle, des enfants de Dieu, notamment des chrétiens, sont pris pour cibles et tués à cause de leur foi… C’est pourquoi nous sommes à vos côtés pour défendre la liberté religieuse et le dialogue interreligieux, en sachant que les êtres humains doivent être partout en mesure de vivre leur foi en dehors de toute peur et intimidation ».

Il y a beaucoup de points à approuver dans les propos du Président, et j’y souscris de tout cœur. Mais il me semble que, si le Président et le Pape sont d’accord sur la liberté religieuse, le Pape croit, comme l’Eglise l’affirme [http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decl_19651207_dignitatis-humanae_en.html], que la liberté religieuse est un bien intrinsèque requis par la dignité de la personne humaine, tandis que le président estime que la liberté religieuse est un bien instrumental que nous devons chérir afin d’éviter tout conflit interreligieux.

Si la différence d’opinion sur la liberté religieuse entre le Pape et le Président peut sembler petite et insignifiante – et, compte tenu des circonstances actuelles, virtuellement dénuée de toute pertinence –, les conséquences à long terme posent un autre problème. Car un droit fondé sur un bien instrumental n’est un bien que quand les conditions l’exigent. Mais si ces conditions disparaissent, le droit ne se justifie plus du tout. Comme C.S. Lewis l’a dit de l’analyse dans Le Livre vert, « Ce n’est pas une théorie qu’ils mettent dans l’esprit [de l’élève], mais une hypothèse qui, dix ans plus tard, son origine étant oubliée et sa présence devenue inconsciente, l’amènera à prendre un parti dans une controverse qu’il n’aura jamais reconnue du tout comme telle. »

Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/09/24/the-president-the-pope-and-the-green-book/

Francis J. Beckwith est professeur de philosophie et d’études sur l’Eglise et l’Etat à Baylor University où il est également Directeur associé du programme d’études avancées en philosophie. Parmi ses nombreuses publications on peut citer Politics for Christians : Statecraft as Soulcraft (InterVarsity Press, 2010)