Que notre président soit très présent dans le débat contemporain, à propos de questions de civilisation fondamentales, il conviendrait de s’en féliciter. Même si ce qui relève de l’ordre proprement politique se distingue de l’ordre philosophique, il existe une relation étroite entre les deux domaines. Par exemple, la France est-elle constituée d’un héritage qui se développe à travers le temps, ou doit-elle consentir à des mutations en contradiction avec sa propre histoire ? Chaque jour, nous assistons à des remises en cause de notre identité, conçue comme négative, source de discriminations incessantes et comme inscrites dans notre ADN. Nous devrions avoir honte de nous-mêmes et nous livrer à des exercices de repentance à l’infini. Ce en quoi nous sommes tributaires du courant qui traverse l’ensemble du monde universitaire américain et se répand dans notre propre université.
Récemment Emmanuel Macron donnait au Figaro un grand entretien sur la nécessité d’assurer au pays sa tranquillité menacée chaque jour par des violences, notamment à l’égard de la police. Et il ajoutait quelques considérations propres à rassurer ceux qu’inquiète la remise en cause de notre histoire. Pas question pour lui, ainsi qu’il l’avait déjà déclaré, de s’engager dans la destruction de statues, telles celles de Colbert, pour répondre à la rage des décoloniaux. Ainsi le président semblait aux antipodes des partisans de la déconstruction, préférant assumer notre passé, quitte à le considérer avec la distance critique nécessaire.
Pourtant, en même temps, pour reprendre son expression favorite, le même Emmanuel Macron s’est livré à un discours tout à fait contraire lors d’un entretien à la chaîne américaine CBS. C’était un retour à l’esprit de sa déclaration, faite en Algérie, sur la colonisation qui constituerait « un crime contre l’humanité ». Même si l’expression n’est pas reprise, le propos présidentiel s’inscrit bel et bien dans un procès historique, qui ne réclame pas moins qu’une « déconstruction de notre histoire ». Il faudrait s’entendre : est-ce à une réconciliation des mémoires qu’il faudrait procéder, selon l’intention du rapport demandé à Benjamin Stora, sur les relations franco-algériennes, ou à un réquisitoire unilatéral condamnant notre unique pays ?
Faut-il comprendre qu’Emmanuel Macron est lui-même en proie à une sorte de déchirement intime, qu’il ne sait comment apaiser ? On peut lui faire remarquer combien l’attitude toujours repentante, loin de guérir la mémoire, conduit à l’aggravation des oppositions qui deviennent quasiment ontologiques, systémiques comme on dit aujourd’hui, et ne peuvent que déboucher sur l’amertume et une hostilité irrémédiable. Dans son entretien à CBS, le président reprend la question la plus grave, celle qui contribue à fixer définitivement les rapports d’hostilité puisqu’il désigne la question raciale elle-même, celle qui consiste à départager le monde selon un déterminisme inflexible. Certes, on comprend que l’histoire américaine soit traumatisée par l’esclavage et ses conséquences. L’actualité montre que cette société est très loin d’être sortie d’un passé qui ne passe pas. Est-ce une raison pour nous de nous inscrire dans la même logique, avec tous les risques inhérents ? Il ne s’agit pas d’ignorer notre part maudite, mais de donner toutes ses chances à un avenir commun, fondé sur la fraternité et non le ressentiment.
Dans un article du Figaro du 23 avril, Christophe de Voogd revient sur toute cette problématique, en rappelant la dette d’Emmanuel Macron à l’égard de Paul Ricœur, l’auteur de l’ouvrage fondamental La mémoire, l’histoire, l’oubli. Pas question pour le philosophe de déconstruire, pas plus que de rester prisonnier d’une mémoire blessée, qui doit se garder de ses pathologies. Pas de mémoire heureuse qui ne soit équitable.