Dans quelles circonstances êtes-vous parti en mission au Brésil en 2013 ?
Père Maximilien de La Martinière : C’est l’Esprit Saint qui m’y a envoyé ! En fait, je rêvais plutôt d’aller en Afrique où j’étais déjà parti à l’âge de vingt ans, comme missionnaire laïc. Mais l’occasion s’est présentée pour le Brésil. Mon évêque, Mgr Aumônier, m’a proposé de partir. J’ai accepté. C’était le bon moment car j’arrivais au terme de mon service comme vicaire de Sartrouville et j’avais toujours ce désir de vivre une nouvelle expérience missionnaire.
La rupture avec Sartrouville a dû être saisissante…
Je suis arrivé dans un diocèse perdu aux portes de l’Amazonie : Conceição do Araguaia. Autrefois, il n’y avait rien, sinon la forêt et quelques indigènes. Il y a quelque 150 ans, les dominicains de Toulouse remontèrent l’Araguaia, cet affluent de l’Amazone, jusqu’en ce lieu, pour y fonder une ville dédiée à la Vierge Marie – Conceição signifie « Immaculée Conception » en portugais – apportant avec eux une statue de Notre-Dame de Lourdes. Le paysage ne ressemble en rien à ce que le mot « Amazonie » peut laisser imaginer. La forêt a été défrichée, laissant place désormais à un pays de cow-boys, avec ses grandes plaines, ses troupeaux de vaches et ses chevaux. Effectivement, rien à voir avec cette banlieue parisienne qu’est Sartrouville…
À quoi ressemblait votre paroisse ?
Curé de la paroisse cathédrale, dont la superficie avoisine celle des Yvelines, j’avais la responsabilité de soixante clochers – en fait de petits bâtiments où les fidèles se retrouvent pour prier – répartis sur ce grand territoire. Mon confrère brésilien partait sur les pistes poussiéreuses chaque mardi matin et ne revenait pas avant le week-end, dormant chez l’habitant, célébrant la messe et rencontrant les communautés. J’ai fait, là-bas, l’expérience de l’isolement : la ville la plus proche est à une heure et demie de route. L’aéroport le plus proche est situé à cinq heures de route. Il n’y a pas de cinéma. Il n’y a pas vraiment de culture locale puisque les habitants sont des immigrés, venus des quatre coins du Brésil. Chaleur et humidité écrasantes, en prime !
Quelles étaient vos relations avec les Brésiliens ?
Ils sont extrêmement chaleureux, gentils, affectifs et très – parfois trop – tactiles ! Je n’ai donc eu aucun mal à m’intégrer. Les gens vivent leur foi de manière très expressive, avec leur corps, leurs émotions. Ils prient et pleurent facilement. L’émotion dans la prière est assez déconcertante pour nous qui sommes des rationnels et qui avons besoin de tout expliquer, tout comprendre, sans laisser sa part au mystère. Ce peuple m’a aidé à prendre conscience que Dieu s’est vraiment incarné, qu’Il s’est fait chair, qu’Il ressentait des émotions, qu’Il a pleuré, qu’Il s’est mis en colère. Nous avons, nous, tendance à établir une dichotomie entre le corps que l’on regarde de haut et l’âme détachée de tout. Le Brésil réconcilie les deux dimensions.
Vous n’avez pas toujours été sensible à la dévotion populaire…
Comme tout jeune prêtre, je suis un pur produit de la formation que j’ai reçue. J’ai grandi dans le scoutisme, suivi ma scolarité à Saint-Jean de Béthune à Versailles… Formation classique, s’il en est ! Au séminaire, notre formation s’est focalisée – à juste titre – sur les sacrements. J’en suis sorti avec la conviction, en forçant un peu le trait, que le contact avec Dieu passe exclusivement par le sacrement. À l’époque, ce qui était extérieur aux sacrements ne me semblait pas digne d’intérêt. J’avais tendance à juger l’impact de la pastorale sur le nombre de gens présents à la messe. J’ai commencé à évoluer lorsque j’étais à Sartrouville… en observant les fidèles qui venaient nombreux aux chemins de croix pendant le temps du carême.
Comment avez-vous « basculé » ?
Le déclic a eu lieu au Brésil. J’associais jusqu’alors la piété populaire à de la superstition. Mettre une bougie à la Sainte Vierge était à mes yeux du même ordre que consulter son horoscope. Au Brésil, j’ai pris conscience que ces gestes peuvent aussi manifester une foi ardente. J’en veux pour preuve un épisode révélateur. À l’issue d’une neuvaine vécue avec les fidèles d’un quartier de Recife, une femme me demanda si je pouvais bénir sa nièce qui n’arrivait pas à avoir d’enfant. Bien sûr, j’accepte et lui demande où se trouve sa nièce. « Sao Paulo » me répondit-elle… autrement dit à 2 500 km. Décontenancé, je lui demande comment faire. Et mon interlocutrice, sans se laisser démonter, sort son téléphone portable en me demandant de bénir sa nièce via la messagerie numérique Whatsapp ! Ce que je n’ai pas hésité un instant à faire… tant la foi de cette femme m’a semblé évidente. Un petit Mateus est né depuis ! Comment ne pas penser au passage de la femme hémorroïsse raconté par les évangiles ? Cette femme touche le vêtement de Jésus pour être guérie, geste de piété populaire, s’il en est… et Jésus de la guérir sans même le savoir. « Ta foi t’a guérie. » Le Christ voit dans ce geste, un geste de foi et non de superstition.
Dans quelles circonstances avez-vous étudié la piété populaire, après l’avoir expérimentée ?
Au terme de ma mission, il m’a été donné d’étudier la piété populaire à l’université jésuite de Recife, pendant un semestre, avant de rentrer en France. Mgr Aumônier m’y a incité. Je crois qu’il a été frappé par le succès du pèlerinage diocésain organisé chaque 15 août à Notre-Dame de la Mer, dans les Yvelines. Chaque été, des cars bondés d’Antillais et d’Africains prennent la route de ce sanctuaire, pendant que les « Gaulois » sont éparpillés en vacances. Cette affluence l’a profondément interpellé.
Comment avez-vous tiré profit de votre réflexion dans votre ministère sur Saint-Quentin-en-Yvelines ?
Ma paroisse actuelle compte quelque 60 000 habitants… comme ma paroisse brésilienne. C’est une paroisse qui a connu des difficultés et qui change de visage avec une présence croissante d’Africains, d’Antillais ou de Tamouls, en contact avec les fondateurs de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines qui vieillissent, désormais. Cette nouvelle génération venue d’ailleurs nous bouscule : dévotion mariale, prières expressives, cierges, neuvaines, processions… C’est dans ce contexte que je mène des expériences pastorales qui laissent parfois dubitatifs les anciens – ô combien dévoués et indispensables !
Comment s’y prend-on pour faire évoluer les habitudes ?
J’ai proposé, chaque vendredi de carême, un chemin de croix dans la paroisse, alors qu’il n’y était pas d’usage sauf, bien sûr, le Vendredi saint : vénération de la croix, geste de la lumière avec des bougies, méditations que j’avais préparées. Près de 150 fidèles étaient présents à chaque fois, dont beaucoup de « gens de couleurs », comme on dit, mais aussi – ce qui me réjouit – des personnes que je ne connaissais pas. Les fidèles avaient dû passer le message à leurs voisines de paliers, à leurs cousins… Il est possible que je ne revoie plus jamais ces visages nouveaux. Mais peut-être pas ! En tout cas, sans ce chemin de croix, je ne les aurais jamais vus. Et puis maintenant ils me connaissent et, si besoin, ils viendront plus facilement frapper à la porte du presbytère.
Ces initiatives ne sont-elles pas vaines si ces expériences ne convergent pas vers la messe ?
Pour ceux qui n’y assistent jamais, la messe est très compliquée. Il y a quelque chose d’intimidant, lorsque l’on arrive dans cette grande assemblée. Si on n’y a jamais mis les pieds, on ne s’y sent pas toujours accueilli. Avec le chemin de croix, c’est beaucoup plus simple : il suffit de prendre la bougie qui est remise à la porte et de la déposer au pied de la croix. C’est, là, une porte d’entrée très simple pour ceux qui sont en périphérie de l’église. Une porte d’entrée qui permettra peut-être, un jour, de rejoindre la messe.
Peut-on parler d’un âge d’or puis d’un déclin de la piété populaire en Occident ?
Il y a en chacun une propension innée à la religiosité, à chercher ailleurs que dans l’immanence une explication à ce qu’il vit. à l’époque prémoderne, cette religiosité était en articulation avec la culture chrétienne qui portait la société en Europe. La religiosité populaire y trouvait tout ce dont elle avait besoin pour s’exprimer. La culture moderne a cassé cette harmonie, initiant le processus de déchristianisation de la culture et en reléguant la religiosité populaire au rang de superstition… Position dont certains, dans l’Église, eurent du mal à se départir. Aujourd’hui, en culture postmoderne, la donne a changé !
La piété populaire n’est-elle qu’une construction humaine ?
Je ne le pense pas. La Vierge Marie, elle-même, lors de ses apparitions, invite à réciter le chapelet. Il est étonnant de constater que les plus grandes apparitions mariales ont survenu dans les 150 dernières années, c’est-à-dire en culture moderne… Comme si la Sainte Vierge avait un projet ! Nous sommes peut-être parvenus à un kaïros, un temps favorable. J’aime à croire que, pendant 2 000 ans, l’Esprit Saint a travaillé la culture du peuple pour que la Révélation s’inculture en elle. Tout ceci nous ramène au sensus fidei. Le peuple manifeste par lui-même une intelligence de la foi que le clergé devrait reconnaître avec humilité. Il faut accepter que quelque chose nous dépasse et l’accompagner.
Cas particulier, le Christ sort du cadre de la piété populaire…
La relation au Christ, c’est le terme de la vie spirituelle. Avec les saints, les anges, la Vierge Marie, la piété populaire offre une multiplicité de portes d’entrée pour nous conduire à Celui-ci. Un saint n’est pas saint par lui-même. Il l’est parce qu’il rayonne de la sainteté de Dieu. La dévotion au Christ ne relève donc pas, en tant que tel, de ce que nous avons l’habitude d’appeler « piété populaire ». Notons cependant qu’il existe des dévotions qui se sont mises en place autour de la figure du Christ, en particulier la dévotion au Sacré-Cœur. Mais c’est la liturgie qui demeure intrinsèquement christologique.
Quels sont les piliers de la piété populaire ?
Le rite, la mystique et l’éthique. On ne voit souvent de la piété populaire que la partie rituelle. Si on ne parvient pas à déployer les autres dimensions, le rite isolé revêt alors, effectivement, les apparences de la superstition. Le travail du pasteur consiste donc à déployer une mystique et une éthique à partir du rite. En piété populaire, la porte d’entrée reste bien le rite. Pour d’autres, la porte d’entrée peut être différente. Je connais des fidèles très généreux dans leur engagement auprès des pauvres (éthique) mais pas préoccupés par la dimension mystique de leur engagement. En fait, ces trois piliers sont avant tout les trois piliers de la vie chrétienne au sens large.
La piété populaire est-elle la piété des « petits » ?
Il ne faut pas entendre le mot « populaire » dans le sens que nous lui donnons lorsque nous parlons de « classe populaire ». La piété populaire, c’est la piété du peuple chrétien, la piété de tous. Malheureusement, elle n’a pas toujours été comprise ainsi. Les « sacramentaux » (bénédictions, processions…) ont souvent été considérés comme des sous-produits des sacrements. Je crois qu’il faut sortir du débat opposant liturgie et piété populaire : là n’est pas l’essentiel. Aujourd’hui, avec la globalisation, les rites passent facilement d’une communauté à l’autre. Les neuvaines, revenues en France grâce aux Africains et aux Antillais, en sont une illustration frappante… même si elles ont pris, de nos jours, chez nous, une dimension plus individualiste : on récite une prière à saint Joseph pour obtenir un logement, ou à sainte Faustine pour tomber enceinte d’une fille…
On en revient au risque de superstition…
L’exemple de l’adoration eucharistique est édifiant. Certaines personnes, qui viennent systématiquement adorer, ne mettent jamais les pieds à la messe. On est bien là dans un registre superstitieux. On finit par ignorer ce qu’est réellement l’Eucharistie : tout juste sait-on par ouï-dire que le Saint-Sacrement est puissant et qu’il peut être bénéfique de demeurer une heure à le contempler. Dans toute démarche de piété populaire, il faut avoir le courage de se remettre sans cesse en cause : est-ce que cette pratique entraîne des changements dans ma manière d’être avec les autres ? Mon éthique en ressort-elle changée ? Si rien n’évolue, quelque chose n’est pas ajusté.
La piété populaire, est-ce que ça « marche » ?
Oui. Bien sûr. Cela marche très bien ! S’il y a tant de saints et d’anges dans notre foi, profitons-en ! Tous les chemins mènent à Dieu. Les dévotions personnelles sont mystérieuses, intimes et il faut les respecter. Chacun a ses amitiés, chacun a ses dévotions. Tout cela a été violemment refoulé dans les années 70, mais revient de nos jours, fort heureusement. Alors prions ! Récitons des neuvaines ! Cela nous rassemble, cela vivifie l’Église, et cela nous permet de prier les uns pour les autres. Et que cela « marche » ou non… que Dieu soit loué !
Pour aller plus loin :
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- LE MINISTERE DE MGR GHIKA EN ROUMANIE (1940 – 1954)
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- Jean-Paul Hyvernat