Une première réponse est que les cardinaux africains ne sont porteurs d’aucune idée-force, d’aucune vision pour le monde. Ils sont traditionnellement plus romains que personne. Leur apport post-conciliaire, l’africanisation comme forme de l’inculturation, a été le plus souvent limitée à l’adaptation des rythmes africains aux liturgies, jugée en bref « superficielle ». La théologie de la libération, née en Amérique du Sud, n’a pas gagné l’Afrique en dépit de deux dirigeants catholiques investis l’un dans un « socialisme africain », l’ex-président tanzanien Julius Nyerere en cours de procès de béatification, l’autre dans un tiers-mondisme révolutionnaire échevelé, l’ex-président burkinabe, Thomas Sankara. Même si c’est une théologie de la libération dûment corrigée par Jean-Paul II (et le cardinal Ratzinger), son impact dans la fin des régimes militaires et l’avènement de la démocratie en Amérique latine a retenu l’attention des catholiques à travers le monde et rendu possible et probable l’élection d’un cardinal sud-américain. Des évêques africains ont certes joué un rôle à certaines époques de démocratisation en Afrique, au Zaïre, au Bénin, mais rien de comparable.
Seconde réponse : la nouvelle évangélisation n’est pas la mission au sens où on l’entendait jusqu’à récemment en Afrique. L’Afrique est une terre de mission. Si les églises y sont dynamiques, elles sont en réalité engagées dans une course à la conversion impulsée aujourd’hui de plus en plus par l’islam et les sectes évangéliques. Il ne restera quasiment plus de réserve « animiste » (selon l’ancien vocabulaire) à se partager. Le catholicisme n’est, dans la plupart des pays du continent noir, qu’une forme parmi d’autres d’une « mentalité » religieuse africaine. Il aurait été beau « symboliquement » de voir promu le cardinal Wilfrid Napier, métis de Durban en Afrique du Sud, mais le catholicisme qui a de beaux titres dans la lutte contre l’apartheid, y est très minoritaire.
La différence est notoire avec l’Amérique du Sud qui, depuis cinq siècles et jusqu’à un passé récent, n’a rien connu d’autre que le catholicisme. Les « sectes » progressent sur un terreau catholique originel. La « culture » de l’Amérique latine est catholique comme celle de l’Europe latine, pas celle de l’Afrique. Il ne s’agit pas de nombres, de pourcentages, en stock ou en flux, mais d’identité : le gouvernement central de l’Église catholique doit être « catholique », c’est-à-dire d’une Église qui se vit comme étant le monde, et non seulement une « confession » ou une « religion » parmi d’autres. Or cela, jusqu’à aujourd’hui, les cardinaux ne l’ont trouvé qu’en Italie, en Pologne, une partie de l’Allemagne, désormais en Argentine, demain peut-être dans d’autres pays sud-américains ou plus vraisemblablement aux Philippines, nulle part ailleurs où la « culture » catholique est trop mêlée, voire inexistante. Aux États-Unis, par exemple, comme le répète le cardinal George, l’Église vit dans une « culture protestante ». La France appartenait jusqu’à récemment à cette « culture catholique » ; elle y a de beaux restes, mais elle est désormais trop « séculière ». De même l’Espagne. L’Argentine, vue sous cet angle, était préférable au Brésil où, du fait du poids des sectes, la « culture sectaire » est désormais prédominante jusqu’à gagner en influence au sein même de l’Église.
Le cardinal ghanéen Peter Turckson, donné grand favori par les bookmakers londoniens (qui ont fait la preuve qu’ils n’y connaissent rien au « papisme »), avait compromis les chances qu’il aurait pu avoir en paraissant donner la priorité de la « mission » de l’Église à la menace démographique musulmane. La situation concurrentielle est le lot d’une frange Nord-Sud à la lisière du désert et de la forêt, ce ne peut être la vérité de l’Église, a fortiori en Europe abusivement supposée « eurabisée ».
J’ajouterai un troisième point. On entend souvent (beaucoup moins depuis sa réélection) : l’Amérique a bien élu Obama. Les raisons historiques qui ont donné à son élection un tel retentissement ne valent finalement que pour les seuls États-Unis (et encore !). Aucun autre pays ou « entité », comme les grandes religions, n’ont de raison historique d’élire — ou de ne pas élire — un noir ou un métis, ou plus généralement un étranger, un double-national, par exemple un immigré. Sans jouer au prophète, mais en cherchant à discerner les signes des temps, on ne peut que relever la quasi-coïncidence de l’arrivée aux plus hautes fonctions de ce pape et du nouveau président chinois, tous deux à la tête de 1,2 milliard de personnes, même si le mot est entendu très différemment. Xi Jinping a été élu pour dix ans par une sorte de conclave ; le pape François (que Dieu lui prête vie) a dix ans devant lui avant de parvenir à l’âge actuel de son prédécesseur Benoît XVI. Je crois que c’est plutôt dans cette direction et non dans celle d’Obama et de l’Amérique qu’il faut se situer. L’Afrique, dans cette conjoncture, redevient un objet de l’histoire qui se fait, plus qu’un véritable sujet, auteur de son destin. La catholicité par contre n’est pas un sujet pour Pékin, on vient encore de le lire dans un message négatif et routinier. La Chine nouvelle n’est occupée que d’elle-même comme l’Empire du Milieu. Mais la Chine, et l’Asie sinisée, feront toujours partie de la vision « catholique » : le pape noir et l’empereur rouge, les deux sujets de l’histoire qui vient.