Les prophètes du chaos et du malheur croient que le monde est absurde parce qu’ils n’y comprennent rien. Ils le méprisent, et veulent donc le changer, par la force. Dangereux hommes que ceux-là. Et nous, hommes de foi, comment nous sentons-nous dans ce monde compliqué, cette « insondable dinguerie ? ».
Ce qui décourage l’esprit dans l’univers où s’accomplit notre destinée, c’est qu’il n’y voit aucun ordre. C’est un chaos glacé1. Le sentiment de solitude et d’angoisse s’accroît encore quand il considère la vie terrestre dans son ampleur, quand il pense à ces innombrables espèces qui ont vécu sans le savoir, qui se sont perpétuées pendant des millions de siècles pour finalement disparaître et ne laisser, si elles ont de la chance, que quelques traces fossiles, et le plus souvent pour sombrer dans le naufrage du temps. Même l’ignorant sent cela depuis qu’il s’est accoutumé à vivre au milieu des énigmes de la technique, non sans absorber force pilules tranquillisantes.
L’homme moderne, encore plus que l’homme classique, se sent étranger à l’univers qui l’écrase, dont les ressorts impitoyables et inaccessibles lui imposent la maladie, la souffrance, l’arrachement aux êtres chers, finalement la mort. La Fatalité de la tragédie grecque s’est pour ainsi dire hypostasiée sous nos yeux à mesure que la science nous dévoilait l’indifférence mécanique du monstre froid appelé Univers.
C’est ce sentiment, plus que tout autre, qui désacralise la culture moderne. Pourquoi respecterions-nous, pourquoi aimerions-nous une nature qui nous ignore et nous écrase ? Bien au contraire, notre déréliction ne nous fait-elle pas obligation de nous révolter contre son indifférence, d’affirmer notre volonté d’être non point ce que la mécanique fait de nous, mais ce que nous choisissons librement, si possible au mépris d’une loi naturelle tellement méprisante ?
Le lecteur reconnaîtra dans ces « attendus » les motifs plus ou moins explicites de toute rébellion moderne, celle de Nietzsche et de Marx, celle de Lénine et de Sartre, celle même d’un Camus2, et je crois pouvoir l’ajouter, celle des mouvements terroristes actuels3. Ces hommes si différents, sources d’idées et comportements si divers, qui même parfois s’affrontent dans le sang, ont en commun le mépris, voire la haine de ce-qui-est : tous se sentent étrangers à ce qui est, qui ne leur inspire que nausée.
« Ce que nous subissons est inacceptable » : telle pourrait être leur commune devise. D’où leur ardeur à vouloir violer les conditions reçues, conditions qu’ils perçoivent comme un affront originel. La vocation de l’homme serait de dominer totalement la nature (Lénine), de la briser (Staline, Lyssenko, Mao, mais aussi André Breton, Dada, Jdanov4), de la tourner en dérision.
Une rumeur qui traverse les siècles
Je suis surpris de voir ces noms sortir ensemble de ma plume. Jdanov et Camus ? André Breton et Staline ? Ne serais-je pas en train de brosser, en négatif, le portrait spirituel de l’Éternel Bourgeois ? Tiens ! En voilà un que j’avais oublié. Lui aussi (j’entends, tel que le ressentaient ceux que j’ai d’abord cités), lui aussi a horreur de la Nature ! Il aspire à la transformer en jardin potager. Il convient donc de le faire entrer dans l’amalgame5.
Mais alors, où nous situons-nous finalement, nous autres, hommes de foi ? Que croyons-nous au juste ?
Nous croyons d’abord un certain Credo où il n’est pas question de la Nature, sauf comme œuvre divine. C’est peu, mais suffisant. Celui qui fit le ciel et la terre est le même que Celui qui, s’il lui plaît, habite dans mon cœur, « plus que moi-même », comme dit saint Augustin. Il est le même qui a voulu revêtir un corps comme le mien au sein d’un peuple désespéré, et n’en sortir que sous les crachats, inconnu de l’Histoire, n’y laissant que sa rumeur.
Le christianisme et son Église sont une rumeur qui traverse les siècles. Comment le créateur de toutes choses peut-il (sommes-nous fous ?) n’être qu’une rumeur ? Mais il n’est pas que cela, puisqu’il est en nous-mêmes, « plus nous que nous-mêmes ». Outre la Rumeur, le créateur de toutes choses est aussi celui qui fait de la condition humaine la fin de toute solitude, un tête-à-tête indicible, indestructible. C’est dingue, comme disent nos enfants. Oui, rien de plus dingue. Comme la Nature elle-même, œuvre de ses mains, est dingue au-delà de toute idée.
Ne craignons pas les prophètes du chaos et de l’absurde
C’est ce dont je le remercie en premier lieu chaque matin au réveil en me retrouvant dans l’Insondable Dinguerie. Imaginez, quel cauchemar ! que la Nature se fût révélée sous le regard de la science telle que la science eût voulu qu’elle soit. Telle que l’imaginaient un Laplace, voire un Einstein, à la mesure de notre esprit (« Ce qu’il y a de plus incompréhensible dans la Nature, c’est qu’elle soit compréhensible ». Mais un peu plus tard, le même Einstein : « Si j’avais su, je me serais fait plombier »), Dieu merci, même un Einstein donne sa langue au chat.
– Vous donnez donc raison aux prophètes du Chaos ?
Les prophètes du Chaos et de l’Absurde sont des malheureux qu’il faut traiter avec ménagement et compréhension. Ils croient que le monde est absurde parce qu’ils n’y comprennent rien : leur reconnaître ce droit, c’est la compréhension. De ce qu’ils n’y comprennent rien, ils déduisent l’urgente nécessité de le transformer à leur idée. Là, attention, ménageons-les car c’est dangereux. Aimons-les si nous pouvons. Cependant, ne les craignons pas : que peuvent-ils faire de plus que nous tuer ?6
– Mais, en somme, vous tenez pour des fous dangereux ceux qui veulent changer les choses ?
Ceux qui le veulent par la force, certainement. On pourrait diverger ici sur une voie de garage cent fois visitée à grands dégâts : à la force, ne doit-on pas opposer la force ? Certainement, mais réservons cette voie de garage pour une autre occasion. Le monde est compliqué. Il n’est pas dit dans le Credo que Dieu fit le ciel et la terre après avoir pris conseil de l’Académie des Sciences. C’est à l’Académie de se débrouiller avec ce qui est, d’arpenter, comme elle peut, l’Insondable Dinguerie.
Même s’ils demandent un scorpion, du pain leur sera donné
Réfléchissons à ce petit problème : d’une part, on construit sans rechigner, et même dans l’enthousiasme, des appareils de sept ou huit kilomètres de long, coûtant des milliards et pesant des milliers de tonnes, pour essayer de comprendre le comportement d’une particule ; et, d’autre part, (ceci est une question) on voudrait que l’homme devînt « limpide », au besoin par la force ? Non mais, comme, disent nos enfants, ça ne va pas ?
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Il y a quelque chose qui cloche, une incohérence fondamentale dans le désespoir des prophètes modernes : c’est qu’ils rejettent le meilleur de la modernité. « La vérité vous rendra libres »7, stupéfiante parole sortie, il y a 2000 ans, de la pourriture romaine. Quelle vérité ? Celle de la parole divine. Celle du Verbe parmi nous. Celle aussi de l’autre parole divine, par quoi tout commence : « Alors Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut, et Dieu vit que la lumière était bonne » (Genèse 1,3).
La lumière est bonne, amis. Ce n’est pas à nous qu’ils s’adressent, les prophètes de l’Absurde et du Malheur. Peut-être crient-ils le pleur de l’enfant perdu. Peut-être leur blasphème est-il une prière8. Même s’ils demandent un scorpion, c’est du pain qu’à la fin il leur sera donné.
Aimé MICHEL
Chronique n° 361 parue dans F.C.-E. – N° 1852 – 11 juin 1982
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 mars 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 mars 2015
- Sur ce « chaos glacé » Aimé Michel ne pose pas seulement le regard négatif et angoissé d’un Pascal (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ») car, comme il l’explique dans la chronique n° 231, Achever la création ? (17.11.2014) « le chaos des espaces infinis représente le domaine de notre liberté future ». Ce chaos à ordonner est la promesse d’une destinée cosmique de l’homme et de ses descendants, même si nous en ignorons les moyens, les tenants et les aboutissants, ce qui rejoint à nouveau l’interrogation de Pascal : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans a nature ? (…) Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ».
- Aimé Michel avait présenté son analyse de la rébellion de Marx près d’un an auparavant dans la chronique n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ? – Comment l’illusion de savoir mua la philanthropie marxiste en son contraire (10.11.2014). Camus est mis à part des autres révoltés. Peut-être parce qu’il refusait tout système, tout dogmatisme, tout endoctrinement, toute utopie. S’il passa par le Parti communiste il n’y resta que peu car ses idées l’éloignait résolument du réalisme stalinien qui faisait passer l’intérêt politique avant la morale (« la fin justifie les moyens »). Dans L’Homme révolté (1951) il condamne les idéologies et les révolutions qui conduisent à la terreur, à l’asservissement du plus grand nombre au profit de quelques-uns (fascisme) ou d’un avenir radieux (communisme). Sur la relation entre Albert Camus et Aimé Michel voir la chronique n° 242, La cathédrale engloutie – La culture français ligotée par les cancres et mise au tombeau (07.10.2013).
- Les mouvements terroristes de 1982 étaient bien différents de ceux d’aujourd’hui. Sur la bande à Baader, les brigades rouges et Action directe, voir la note 2 de la chronique n° 297, Le refus d’Adam – La justice comme expression de la part de nous-même qui échappe à la science (19.05.2014). La dernière action d’éclat de ce terrorisme gauchiste en France fut l’assassinat de Georges Besse, P.-D. G. de Renault, le 17 novembre 1986 par Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron d’Action directe. Les principaux membres d’Action directe furent arrêtés en février 1987.
- De ces six noms, quatre font référence au communisme et à sa volonté de transformer le monde par tous les moyens, y compris la violence (voir à ce propos la chronique n° 339, citée ci-dessus), et deux autres à des mouvements littéraires. Si Staline et Mao sont encore dans toutes les mémoires, il n’en va sans doute pas de même de Lyssenko et Jdanov qui appliquèrent cette volonté l’un à la science et l’autre aux lettres et aux arts. Trofim Lyssenko (1898-1976), agronome soviétique, s’est opposé à la théorie génétique de l’hérédité et s’est voulu le fondateur d’une « biologie prolétarienne ». Se fondant sur des expériences truquées il prétendit pouvoir transformer du blé en seigle, de l’avoine en orge, du pin en sapin. Protégé de Staline puis de Khrouchtchev, il devint le seul maître des recherches en biologie en Union Soviétique de 1948 à 1965. Il fit arrêter et déporter les savants qui soutenaient la génétique classique en les qualifiant de réactionnaires, de fascistes et d’ennemis du peuple. Qui plus est, il fut soutenu par un très grand nombre d’intellectuels français et européens. Jacques Monod y vit « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science ». (Sur cette affaire voir par exemple http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1216). Andreï Jdanov (né en 1896 à Marioupol, mort à Moscou en 1948), proche de Staline, secrétaire du comité central du P. C. U. S. en 1934, siégea au bureau politique dès l’année suivante et contribua à la signature du pacte germano-soviétique. Surtout, il dirigea la propagande et se fit le théoricien de la politique de Staline. Chargé de la politique culturelle, il organisa en 1946-47 la persécution des historiens, des écrivains, des philosophes et des artistes. Il développa aussi la théorie de la guerre froide. Écarté du pouvoir par Staline, il mourut peu après, peut-être par assassinat. Le mouvement Dada appartient à un autre monde. Né en Suisse et aux États-Unis vers 1916, en partie en réaction aux horreurs de la guerre, il se présente lui-même comme subversif et terroriste en matière de littérature, d’art et de morale. Les dadaïstes prônent la provocation, le désordre, la destruction (Tristan Tzara veut un incendie général). Camus dans L’Homme révolté les qualifie de « nihilistes de salon ». Quant à André Breton (1896-1966), d’abord dadaïste, il se sépare de ce mouvement dès 1922 mais demeure fidèle à son antipatriotisme, antimilitarisme et antichristianisme. En 1925, il s’engage au parti communiste en 1925 puis rompt avec lui en 1935. Dans son Discours au congrès des écrivains de 1935, Breton déclare : « “Transformer le monde”, a dit Marx ; “Change la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un ». En 1930, dans le Second Manifeste du surréalisme, il écrit : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, révolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » (Œuvres complètes – I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 782-783). Au début des années 50, il s’interroge sur la naissance du surréalisme : « Pourquoi une fusion organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment entre éléments anarchistes proprement dits, et éléments surréalistes ? J’en suis encore, vingt-cinq ans après, à me le demander. Il n’est pas douteux que l’idée de l’efficacité, qui aura été le miroir aux alouettes de toute cette époque, en a décidé autrement. » Cela ne l’empêche pas de faire allégeance à Trotski, impitoyable adversaire des anarchistes, lors d’une visite au Mexique en 1938, ni de collaborer ensuite au journal anarchiste Le Libertaire et de déclarer dans un discours à la Mutualité en 1949 : « Mon propre mouvement m’avait porté moins vers ceux qui se groupaient autour du drapeau rouge – pourtant non encore souillé – mais vers ceux qui, fébrilement, déployaient parmi eux le drapeau noir. J’espère ne pas avoir été trop infidèle à mon sentiment d’alors. » (cité par Michel Ragon, article « Surréalisme » de son Dictionnaire de l’anarchie, Albin Michel, 2008). C’est peut-être pour ces raisons qu’Aimé Michel n’appréciait guère André Breton. Il me le fit comprendre à l’occasion d’une discussion où je lui avais dit l’intérêt que j’avais trouvé à la lecture de Nadja, le roman le plus célèbre de Breton, mais sans me l’expliquer. Le brève mention de Breton dans cette chronique donne sans doute une des clés de cette défiance.
- On peut étendre l’amalgame par la lecture de Professeurs de désespoir de Nancy Huston (Actes Sud, 2004). « La pensée européenne depuis deux cents ans s’est développée dans deux directions apparemment antinomiques, écrit-elle, l’utopisme et le nihilisme, l’attitude révolutionnaire et l’attitude cynique – le y a qu’à et le n’est que » (p. 19). C’est cette seconde direction, et la fascination qu’elle exerce, qu’elle analyse en brossant le portrait d’écrivains nihilistes : Arthur Schopenhauer, Samuel Beckett, Emil Cioran, Imre Kertész, Thomas Bernhard, Milan Kundera, Elfriede Jelinek, Michel Houellebecq, Sarah Kane, Christine Angot, Linda Lê… Selon elle, ces écrivains ont en commun d’être des solitaires qui ne veulent rien devoir à personne, rejettent la femme, faite pour la reproduction de l’espèce mais non pour penser, et méprisent la vie terrestre. Elle conclut quant à elle que le néant est « une chose étroite et étriquée, je dirais même plus : riquiqui » et que la vie humaine « tout à la fois merveilleuse et terrible, désopilante et atroce, noble et ignoble, bien et mal, (…) est complexe, donc imprévisible, donc passionnante » (p. 353). La plupart des critiques du livre de Nancy Huston ont été négatives, n’y voyant apparemment qu’un éloge de la maternité, sauf dans L’Humanité et La Croix, ce que l’auteur déplore car provenant de milieux auxquels elle s’oppose par ailleurs (interview dans l’émission Livre d’or sur Radio-France Internationale, juillet 2005) !
- Cette questions surprenante « Que peuvent-ils faire de plus que nous tuer ? » est inspirée par la réponse du philosophe stoïcien Epictète à son maître menaçant : « Plus que me tuer, je ne sais pas ce que tu peux me faire » (voir la chronique n° 227, Le coq d’Asclepios – La mort devient un acte délibéré, 26.01.2015). Comme on l’a vu dans cette chronique, Jésus a également tenu des propos semblables.
- Jean chapitre 8, verset 32. Voir aussi dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin) les chroniques Errance (p. 693) et Où regarder (p. 717).
- Qu’un blasphème puisse être une prière n’est pas étranger à la pensée biblique comme le montre le livre de Job ou l’Ecclésiaste. C’est aussi un des thèmes de la chronique n° 372, Prière pour Arthur Koestler – Prends, ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver, mise en ligne il y a deux semaines.