« Nous voudrions vous parler du mariage homosexuel. » Nous étions encore dans la première semaine d’un cours d’été que j’enseignais à un groupe d’étudiants internationaux, quand deux jeunes femmes des Pays-Bas m’ont approché avec cette requête. Craignant que ce ne soit une conversation chargée de mines terrestres, j’ai soulevé des objections.
J’ai trop souvent participé à des discussions sur un sujet sensible le prenant par erreur pour le genre de discussion philosophique qu’on a sur, disons, la nature de la vertu morale dans la pensée de Thomas d’Aquin. Les discussions sur ces problèmes « académiques » peuvent devenir animées – curieusement – mais elles conservent généralement l’attitude extérieure d’une discussion « philosophique » désintéressée. Ce n’est pas le cas quand le problème est, par exemple, l’avortement.
Quelquefois, lorsque vous revoyez votre liste d’arguments meurtriers, qui répondent à toutes les objections de la manière astucieuse de Socrate ou de Thomas d’Aquin (comme je suis intelligent !), vous avez soudain l’intuition très claire (probablement vingt minutes trop tard) que la personne à laquelle vous parlez a eu un avortement. Ou elle vous le dit carrément : « J’ai eu un avortement. » A ce moment, vous comprenez, si vous avez le moindre sens (et je ne peux pas me vanter d’en avoir beaucoup), que ce n’est pas seulement un argument philosophique désintéressé ; non, vous êtes entré dans la lutte qui a lieu dans l’âme d’une personne, et vous feriez mieux de marcher légèrement.
Dans la plupart des cas, les deux parties avaient besoin sans aucun doute de consacrer beaucoup plus de temps à renforcer le respect et la confiance mutuels avant de s’aventurer ensemble sur des eaux tellement troubles. On n’a pas besoin de dire « Vous êtes un tueur de bébés » pour que quelqu’un entende ce message.
Alors, c’est aussi le cas, ce me semble, pour n’importe quelle discussion sur l’activité sexuelle des homosexuels ou le « mariage » homosexuel. Les gens des deux côtés ont souvent une grande part d’eux-mêmes investie dans la question, et il peut être difficile de dire quoi que ce soit qui ne soit pas mal interprété ou mal compris par l’autre partie. Dans de telles circonstances de colère, souffrance et méfiance, on peut faire des dégâts considérables là où l’on aurait dû favoriser la réconciliation et la compréhension mutuelle.
La notion de l’âge des Lumières que nous pouvons tous simplement nous asseoir, mettre de côté nos émotions et nos préjugés, et discuter tout ceci rationnellement, avec une raison pure et sans mélange, est une dangereuse illusion. Il est donc important, dans de telles situations, de faire preuve de grande précaution.
C’est ainsi que quand les deux jeunes femmes sont venues me voir, j’ai soulevé des objections. Il faudrait que nous nous connaissions mieux, leur ai-je dit ; il faudrait que les deux parties soient en sécurité dans la discussion ; il faudrait que nous soyons prêts à regarder au-delà de ce que les mots de l’autre personne pourraient vouloir dire pour discerner les intentions véritables derrière ces mots ; et il faudrait que nous nous préoccupions assez de la question – et de l’autre – pour être patients avec un processus qui pourrait durer des heures ou des semaines.
Mais ceci n’était pas du tout la question que ces jeunes femmes voulaient discuter. Il se trouve qu’elles étaient des Catholiques sérieuses (oui, venues des Pays-Bas) qui acceptaient l’enseignement de l’Eglise. Ce qu’elles voulaient discuter, c’était les lois des Pays-Bas qui stipulaient que tous les enseignants des écoles devaient enseigner aux jeunes enfants, même dans les classes élémentaires, que le mariage entre deux personnes du même sexe est bon. Ce que je pensais être une discussion sur le mariage homosexuel n’était pas du tout cela ; au lieu, c’était une question sur la liberté de conscience et les limites du pouvoir de l’Etat.
Providentiellement, il se trouve que nous lisions « Le martyr de Perpétue et de Félicité » en classe ce jour-là, récit écrit pour la plupart par Vibia Perpétua elle-même avant sa mort en 203 A.D. Le problème pour Perpétue était qu’elle devait décider si elle allumerait une bougie d’encens devant l’empereur, lui jurerait fidélité comme à un dieu, puis rendrait hommage aux dieux qu’il désignerait.
L’un des principaux protagonistes du récit de Perpétue est son propre père qui l’importune à plusieurs reprises pour la persuader d’accepter le marché qu’on lui a offert. Elle pourrait dire une chose en paroles mais croire une autre, lui dit-il. Les autorités romaines ne s’intéressaient pas à la religion, seulement à la politique. Cela leur était égal quels dieux vous vénériez du moment que vous obéissiez à l’empereur et à ses députés. Perpétue avait un enfant à elle. Pense à l’enfant, suppliait son père. Pourtant, elle ne voulait pas se soumettre.
De nombreux étudiants de la classe avaient vu le film Silence de Martin Scorsese. « Pourquoi ne pas marcher sur l’image de Jésus ? » leur ai-je demandé. « C’est tout. Faites ce qu’on vous demande. Marchez dessus. Dieu ne sera pas blessé. Vous pouvez cacher votre crucifix dans votre poche. Est-ce que ce serait vraiment si mal ? »
Qu’auriez-vous fait à la place de Perpétue ? Etait-elle une femme étonnante et forte qui a refusé d’être intimidée par ses supérieurs masculins (empereur, gouverneur, père) ? Ou était-elle une imbécile obstinée qui aurait dû accepter le marché avantageux qu’on lui offrait ? Aurait-ce été si mal d’allumer la chandelle ? Dieu n’aurait-il pas compris ? Ce n’était qu’une chandelle, après tout.
Ou n’était-ce que cela ? Si la chandelle avait si peu d’importance, pourquoi insister pour qu’on l’allume sous peine de torture et de mort ? Peut-être parce qu’à la fin il ne s’agissait pas seulement d’allumer une chandelle ou de marcher sur une image ; il s’agissait de montrer que vous acceptiez l’autorité ultime de ceux qui sont au pouvoir. De telles personnes ne se soucient pas de ce que vous faites dans le privé tant que vous montrez en public que vous acceptez leur volonté et êtes d’accord pour vous soumettre aux choses qu’ils jugent nécessaires.
« Pensez à Perpétue » leur ai-je dit. Il y a des autorités légitimes dans le gouvernement, et nous avons besoin d’elles pour nous aider à nourrir et protéger le bien commun. Mais il y a aussi ceux qui veulent seulement nous gouverner. Avec ces derniers, aux moments cruciaux on doit demander : « Quelle partie de moi-même accepterai-je d’abandonner ? » « A quelles divinités me soumettrai-je ? » et finalement : « Qui est mon Dieu ? »
Ce ne sont pas des questions auxquelles je pourrais répondre pour elles. Cela fait partie de la dignité de la personne humaine que nous devions tous faire face à ces questions nous-mêmes.
16 août 2017
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/08/16/st-perpetuas-non-silence/
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Image : Sainte Perpetue consolant son père par Antonio Ridolfi, 1857 (Musée Cassioli, Asciano, Italie)