Le Noël de Monsieur le Directeur - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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Le Noël de Monsieur le Directeur

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Conte de Noël

par Serge Plenier © Acip

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Vue de la large baie, en haut de l’immeuble ultramoderne, la ville a pris des couleurs étranges. Les éclairages pâles des rues, noyés dans les illuminations trop vives de Noël, dessinent d’autres contours, d’autres itinéraires.

Monsieur le Directeur contemple ce nouveau paysage avec un sourire un peu méprisant. Après tout, Noël fait marcher les affaires, même s’il trouve un peu ridicule de conserver un jour férié pour une fête religieuse dans un pays laïque. Et puis un jour férié, c’est finalement un jour d’activité en moins pour l’entreprise, un peu moins de chiffre d’affaires.
Mais sa réflexion est interrompue par l’arrivée de son assistante, Madame Daustremoine, ou plutôt Mademoiselle, une grande femme d’une quarantaine d’années au visage triste. D’une voix un peu monocorde, elle lui demande de partir plus tôt que d’habitude.

Je dois aller chez mon frère, ce soir, c’est à soixante kilomètres, et, avec le verglas…

Vous partirez à l’heure habituelle. Je peux encore avoir besoin de vous.
La réponse a été formulée d’un ton sec. Mademoiselle Daustremoine baisse la tête, l’air résigné.

Bien, monsieur, murmure-t-elle. Au fait, j’ai encore eu des appels de journalistes à propos de l’affaire Lagnelet.

Monsieur le Directeur esquisse un geste irrité. Cette affaire Lagnelet a fait plus de bruit qu’il n’aurait voulu. Parce que quelques collaborateurs trop zélés ont voulu discréditer un concurrent encombrant, d’une façon disons peu régulière, la presse s’en est prise à son entreprise et, depuis deux semaines, les demandes d’interview s’empilent sur son bureau, sans parler des articles franchement désagréables pour l’image de marque et qui commencent à produire leurs effets sur les ventes.

Laissons les choses se calmer, répond-il d’une voix lasse. J’espère qu’en janvier, on aura oublié toutes ces bêtises. Bon, vous pouvez partir maintenant, si vous voulez.

Mademoiselle Daustremoine, d’abord visiblement incrédule, se met à sourire.

Merci, Monsieur le Directeur, et joyeux Noël. C’est ma famille qui sera contente.

Le mot « famille » provoque un petit pincement au cœur de Monsieur le Directeur. Sa famille aujourd’hui, c’est l’entreprise. Sa mère est à présent dans une luxueuse maison de retraite où il va lui rendre visite, quelquefois, et, depuis son divorce l’année dernière, un divorce à l’amiable entre gens de bonne compagnie (la carrière passait d’abord), il vit seul et ne voit plus guère ses enfants.

Monsieur le Directeur, seul dans son bureau, termine un courrier sur son ordinateur. Il s’apprête à éteindre la machine lorsque apparaissent sur l’écran quelques mots en lettres jeunes sur fond noir. Il a juste le temps de lire : « Bon anniversaire, Arnaud ! », avant que les lettres se brouillent et que l’écran retrouve son apparence normale. La phrase l’intrigue et même l’inquiète un peu. Il se demande qui a pu venir trafiquer son ordinateur, et surtout qui connaît ce prénom d’Arnaud que seul sa grand-mère utilisait, il y a trente ans de cela.

A peine sorti de l’ascenseur qui le mène au parking, voilà que son téléphone portable se met à sonner. Le veilleur de nuit l’informe qu’une petite troupe de manifestants l’attend à la sortie de l’immeuble.
Vous feriez bien de prendre l’autre sortie, Monsieur le Directeur, conseille le veilleur.

Machinalement, Monsieur le Directeur marmonne quelques mots de remerciements et conclut par un « Joyeux Noël » lancé à la hâte. Une fois au volant, il se dirige vers l’ »autre » sortie, plus discrète. C’est d’ailleurs la première fois qu’il emprunte cette issue quasi-secrète, interdite au reste du personnel.

Une fois sorti de l’immeuble, notre Directeur est un peu perdu dans cette partie de la ville en perpétuel chantier. Quelques bâtiments anciens subsistent au milieu des immeubles en construction et la signalisation paraît absente. A deux ou trois reprises, il s’engage dans une avenue qui semble mener au centre-ville, puis, après quelques détours, s’aperçoit qu’il est revenu sur ses pas. Dans un premier temps, cela ne l’émeut pas outre mesure. Après tout, personne ne l’attend chez lui. Mais ses échecs répétés à s’extraire de cette petite banlieue commencent à créer chez lui une sorte d’angoisse, une angoisse qui s’accompagne de la désagréable impression de ne pas être seul dans sa voiture.

Monsieur le Directeur ressent nettement une présence. Mais cette présence n’a rien d’inquiétant. Elle serait même plutôt chaleureuse et presque agréable. A la fois irrité et rassuré, il se laisse peu à peu envahir par cette douceur.

La voiture continue sa curieuse errance. Après une nouvelle tentative infructueuse, Monsieur le Directeur prend une direction apparemment irrationnelle. Après quelques centaines de mètres, il aboutit sur une petite place entièrement constituée de maisons anciennes à pans de bois. Sur cette place, une boutique reste éclairée, une boutique de jouets.
C’est d’ailleurs une drôle de boutique avec sa vitrine un peu surannée. Monsieur le Directeur entre avec l’intention de demander son chemin, à peine surpris par le carillon que déclenche l’ouverture de la porte, un carillon qui égrène les notes d’un vieux cantique. Là aussi règne la douceur qu’il a commencé à ressentir.

Un vieux bonhomme à la mine joviale s’avance vers lui.

On ne vous attendait plus ! Je m’apprêtais à fermer. Quel âge ont-ils, ces enfants ?

Pardon, je venais…

Six ou huit ans, sans doute. Il faut se presser. Ils n’en ont plus pour longtemps à être des enfants.

Monsieur le Directeur ouvre des yeux ronds. L’étrange commerçant a donné exactement l’âge de son fils et de sa fille. Il veut lui expliquer qu’il n’est pas venu pour acheter des jouets, que tout a déjà été prévu, mais il se sent incapable de répondre. Le marchand de jouets reprend :
Tenez, j’ai quelque chose pour le garçon et pour la fille.

Grimpant sur un vieil escabeau branlant, le bonhomme va chercher deux boîtes en bois en haut d’une étagère. Les boîtes doivent être là depuis longtemps car un nuage de poussière s’envole quant il souffle sur elles.
Cela peut ne vous paraître pas grand-chose, mais je vous assure que ce sont des boîtes à musique uniques dans leur genre. Pas besoin de les remonter, ni d’installer une pile. Il suffit d’ouvrir comme ceci.

Et le marchand de jouets ouvre une des boîtes à musique. Ce qui en sort ne ressemble pas à la musique métallique des boîtes habituelles. On dirait plutôt le son d’une harpe auquel semble s’ajouter le bourdonnement léger d’un violon. La musique est celle de la « Romance à l’Etoile » de Wagner, qui se déroule lentement, sans reprise. Puis, l’air fini, une autre mélodie s’échappe, celle de la Valse des Fleurs de « Casse-Noisette ».

Elles sont belles, mais elles sont fragiles. Ils devront en prendre soin.
Intrigué par ces étranges boîtes, Monsieur le Directeur en demande le prix. Le marchand de jouets lui répond par un chiffre dérisoire, ajoutant qu’il n’accepte ni chèques ni cartes de crédit.

Tenez, reprend le bonhomme, je vous rajoute quelque chose pour la maman. Ce ne sera pas plus cher et ça fera plaisir.

Le cadeau en question est une jolie rose en métal doré. A la lourdeur, on dirait presque qu’elle est en or véritable. Monsieur le Directeur n’ose plus protester, tout en se demandant ce qu’il va faire de ces cadeaux. Un peu abasourdi, il ouvre la porte de la boutique. Dehors, quelques flocons de neige volètent dans l’air froid.

Pour rentrer, le mieux est d’aller par là, lui lance le bonhomme en indiquant une direction.

Monsieur le Directeur ne sait plus tellement ce qui lui arrive. Après avoir roulé pendant une bonne demi-heure, il s’arrête devant une maison, la maison qu’il a quittée il n’y a pas si longtemps. Peut-être est-ce l’effet des étranges boîtes à musique, ou d’autre chose.

Quand il sonne à la porte, le bruit d’une galopade retentit dans le couloir. Et cette nuit de Noël, Monsieur le Directeur est redevenu Papa.