Les Saintes Écritures s’ouvrent sur ces paroles : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Et le catéchisme ajoute : du néant, il les créa. Cela signifie qu’ « avant » (un de ces mots factices nécessaires à la logique humaine, mais évidemment à ne pas prendre au sens littéral) que Dieu n’ait conçu et voulu la création, rien n’existait : ni la matière, ni l’énergie, ni les images ou les motifs, pas même la mystérieuse aspiration à l’existence, mais absolument rien !
Dieu existait, et cela suffisait. « A part » Dieu, rien n’était, n’est nécessaire, puisqu’il est « Un et Tout. » Et même tout ce qui « s’ajoute » à Dieu vient de lui : la matière, l’énergie, la forme, la raison d’être, l’ordre, les choses, les évènements, les plantes, les animaux, les humains, les anges – tout ce qui est. L’homme peut travailler avec les choses du réel ou même recombiner les images dans le royaume irréel de l’imagination. Mais il ne pourra jamais créer quelque chose à partir de rien, ne pourra ajouter une seule petite chose nouvelle (réelle ou imaginaire) à ceux que Dieu a façonnés. Pour l’homme, le néant est une page blanche. Seul Dieu, qui peut créer à partir du néant, en fabriquant les choses et en les plaçant dans le réel, peut vraiment rentrer en contact avec lui. Pour l’homme, le néant n’est que la séparation d’avec les choses.
Ainsi Dieu a-t-il créé l’homme, qui n’avait aucune cohérence, aucune vie en dehors de son Créateur. Puis l’homme pécha : il essaya de se libérer de cette vérité fondamentale de son existence, il essaya de se suffire à lui-même. Et il s’éloigna de Dieu, au sens littéral, terrible du terme. Il tomba de l’état d’un être authentique à celui du néant, mais pas vers ce pur néant positif et créateur à partir duquel Dieu l’avait tiré, mais vers le néant négatif du péché, de la destruction, de la mort, de la stupidité et de l’abîme. Il faut cependant reconnaitre qu’il ne touche jamais vraiment le fond, car alors il cesserait d’exister, et celui qui ne s’est pas créé lui-même est incapable d’annuler son existence.
La grâce mystérieuse de Dieu ne pouvait laisser l’homme dans un tel état d’abandon : il voulu l’aider à rentrer chez lui. Ce n’est pas à nous de débattre de la façon dont il a pu accomplir cela. Notre tâche est de rester fidèles au texte qui rend compte de comment cela a vraiment été fait : d’une manière exprimant une magnanimité et un pouvoir tellement sacrés, qu’une fois révélée à nous, il nous est impossible d’en imaginer une autre, c’est-à-dire, à la manière de l’amour.
Dieu a suivi l’homme (voir les paraboles de la brebis perdue et de la drachme perdue, Luc 15) dans le no man’s land qu’est la brèche ouverte par le péché. Dieu non seulement a posé son regard sur lui et lui a demandé tendrement de revenir vers lui, mais il est aussi entré personnellement dans ce trou noir pour aller l’y chercher, comme l’exprime St Jean de manière si puissante au début de son Évangile. Ainsi, au cours de l’histoire humaine, s’est levé celui qui était à la foi homme et Dieu. Pur comme Dieu, mais écrasé par le poids des responsabilités comme l’homme.
Il a bu jusqu’à la lie de ces responsabilités : jusqu’au fond de la coupe. Un homme ordinaire ne peut pas le faire : il est tellement plus petit que son péché envers Dieu qu’il ne peut ni le contenir ni vivre avec. Il peut commettre un péché, mais il est incapable de rendre pleinement compte de ce qu’il a fait. Il ne peut pas mesurer son acte, l’accueillir dans sa vie et en souffrir jusqu’à la fin de ses jours. Bien qu’il l’ait commis, il est incapable de l’expier. Cela le perturbe, lui donne du souci et le laisse désespéré mais impuissant.
Dieu seul peut « supporter » le péché. Seul Dieu voit à travers lui, le mesure et porte sur lui un jugement qui condamne le péché mais aime le pécheur. Un homme qui essaierait de faire la même chose ne tiendrait pas. C’est l’amour, qui rétablit la justice et vole au secours de l’homme, connu sous le nom de « grâce. » A travers l’Incarnation est venu au monde un être qui, bien qu’humain en apparence, a mis en oeuvre l’attitude-même de Dieu envers le péché. En prenant le cœur, l’esprit et le corps d’un homme, Dieu a réglé ses comptes avec le péché. Ce processus est contenu dans la vie et la mort de Jésus Christ.
Ce plongeon de Dieu vers le vide que l’homme a initié dans sa révolte (chute dans laquelle la créature ne peut que désespérer ou se détruire), le Christ l’a entrepris dans l’amour. Consciemment et volontairement, il l’a expérimenté avec toute la sensibilité de son divin cœur humain. Plus la victime est grande, plus le coup qui l’a fait chuter est terrible. Personne n’est mort de la même façon que Jésus, qui était la vie elle-même. Personne n’a jamais été puni comme il l’a été pour un péché, Lui qui était sans péché. Personne n’a jamais vécu le plongeon vers le vide du mal comme l’a fait le Fils de Dieu – même jusqu’à la souffrance insoutenable qui se cache derrière ces paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matt. 27 : 46) Jésus a vraiment été anéanti. Pris à la fleur de l’âge, son œuvre fut étouffée au moment-même où elle aurait dû prendre racine, ses amis dispersés, son honneur déchu. Il n’avait plus rien, n’était plus rien : « ver et non pas homme. »
Dans une souffrance inimaginable, « il descendit aux enfers », royaume où règne le mal, et pas seulement comme celui qui en brisa victorieusement les chaînes. Cela arriva plus tard, il lui fallut d’abord toucher le nadir d’une souffrance vécue personnellement telle qu’aucun homme n’en ait rêvé. C’est là que le Bien-aimé de toujours du Père éternel toucha le fond. Il pénétra dans le néant absolu d’où la « re-création » de ceux qui ont déjà été créés (mais qui tombaient de la source de la vraie vie vers ce néant) devait émerger : cieux nouveaux et terre nouvelle.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/nothingness-and-re-creation.html
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P. Romano Guardini (1885-1968), auteur et universitaire, fut l’une des figures les plus importantes de la vie intellectuelle catholique du 20e siècle. http://fr.wikipedia.org/wiki/Romano_Guardini
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Tableau : Christ au tombeau, par Charles Filiger 1895.