Les prétendus critiques catholiques de l’économie de marché et du mode de vie américain ont adopté les termes « magistère social » pour laisser entendre qu’il existe un corpus cohérent et moralement contraignant de directives papales sur la politique et l’économie dont nous pouvons tirer des initiatives politiques spécifiques et condamner fermement les autres options en les qualifiant de « non-catholiques » voire (redoutable adjectif) de « dissidentes ».
Les défenseurs de l’économie de marché ou les opposants à l’immigration massive peuvent donc être mis dans le même sac que ceux qui soutiennent l’ordination des femmes ou l’homosexualité. En fait, si nous acceptons l’hypothèse d’un « magistère social », nous sommes amenés à croire que nous pouvons réellement élaborer une économie politique catholique qui serait une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme et qui dépasserait les clivages entre la droite et la gauche et les partis politiques américains.
Nous pouvons commencer bien sûr par Hilaire Belloc et Chesterton qui ont jeté les bases d’un système économique officiellement catholique, le mouvement « distributiste ». Nous pouvons aller de l’avant sans crainte en recueillant les résultats des conférences des évêques et les déclarations des divers responsables de la justice sociale du Vatican. En compilant ainsi des réponses à chaque brûlante question d’actualité, nous pouvons combler les blancs de la politique et de l’économie, et présenter ensuite à un monde à la dérive cette somme comme un puzzle où il ne manquerait pas une pièce.
Je ne vais pas m’étendre ici sur les effets pratiques de ces discours dans les cercles catholiques. J’espère que ces effets sont nuls et que les catholiques patriotiques et opposés à l’avortement ne tiennent absolument pas compte des prises de position qui remplissent la blogosphère, des déclarations contournées qui émergent des conférences des évêques, des divagations des cardinaux antisémites et gauchistes, et des extraits mal traduits des interviews du pape.
J’espère que ce n’est pas simplement parce que je souhaite que les gens votent contre les persécuteurs de l’Église que la montée d’un catholicisme à l’esprit étroit soutient et réconforte, mais pour une raison beaucoup plus importante : l’explosion de déclarations politiques irrationnelles et fausses qui ont reçu une vague caution des autorités ecclésiastiques risque fort de saper la foi des fidèles : « Si je dois croire ces inepties pour être un vrai catholique… »
Mais il y a des gens intelligents et sincères qui contestent sérieusement l’idée que la papauté est un oracle delphique vieux de 2000 ans et qu’un « magistère guidé par l’esprit » inspire et garde de toute erreur les déclarations du pape sur l’économie et la politique. Même si ces proclamations ne sont pas infaillibles, nous sommes obligés de les accepter dans une docile « soumission chrétienne », tout comme d’autres préceptes catholiques non formulés ex cathedra. En tout cas, c’est ce qui se dit.
J’ai lu de sérieuses tentatives de recueillir toutes les déclarations des papes sur ces sujets depuis Léon XIII et de les traiter comme une espèce de liste idéale que les catholiques sont obligés d’accepter comme les principes fondamentaux de la politique et de défendre contre toutes les critiques comme Saint Ignace défendit l’honneur de la Vierge Marie. Ces tentatives sont des témoignages de piété filiale et ne devraient pas être tournés en ridicule. De même que les déclarations papales en question qui sont très souvent pleines de sagesse et profondes et servent en fait de louables résumés de la plupart des bons écrits et pensées.
L’un de mes ouvrages de référence favoris est Le pape parle, un recueil des allocutions et conférences du pape Pie XII sur des sujets allant de l’ophtalmologie à l’apiculture. Il est étonnant à quel point cet homme respectable était bien informé et sérieux.
Mais est-ce vrai ? Existe-t-il un « magistère social » « inspiré par l’esprit » qui se développe par accrétion au fil des siècles et constitue peu à peu un programme cohérent et acceptable d’économie et de politique qu’on peut extraire tout simplement des déclarations des papes en les imbriquant ensemble comme des cubes de Lego pour construire une cité catholique ? Etait-ce l’intention de Jésus quand Il a fondé la papauté ?
Si nous en sommes convaincus et souhaitons que chaque catholique conforme ses opinions à ce corpus, nous devrions pouvoir passer en revue les déclarations papales au cours des siècles sur l’économie et la politique et y découvrir la même parfaite cohérence que dans les enseignements des papes sur la double nature de Jésus-Christ et les sacrements : le lent et organique dévoilement de la révélation divine qui s’est terminé avec la mort de Saint Jean l’apôtre.
Si nous découvrons qu’il n’en est rien, que la doctrine sociale de la papauté n’a pas la même totale cohérence, nous pourrions être tentés de quitter l’Église, ou bien de tomber dans l’aberration cognitive, en éliminant ou en déformant en toute mauvaise foi les faits gênants de l’histoire pour nous raccrocher à une « foi » qui s’est transformée en une idéologie moderne. Je ne sais pas laquelle de ces deux tentations – l’abandon de la foi ou sa corruption – serait la plus funeste.
Mais ce ne sont pas là les seuls choix. Une troisième voie serait de considérer que l’enseignement social catholique ne se situe pas sur le même plan que la doctrine eucharistique et les dogmes mariaux, mais s’apparente davantage à la tradition littéraire catholique – un trésor d’aperçus souvent brillants et de recherches approfondies sur les meilleurs mode de vie possibles qui ont droit à une respectueuse attention de notre part.
Nous pourrions citer une encyclique papale quand elle est opportune comme nous pourrions citer une observation perçante de Dante ou Walker Percy, conscients que lorsque les papes parlaient d’économie et de politique, ils ne se réclamaient pas de l’autorité divine, mais traitaient des aspects essentiels de la loi naturelle aux mieux de leurs capacités intellectuelles et des recommandations de leurs conseillers.
Bien sûr, le pape a le pouvoir d’invoquer l’infaillibilité dans il dispose ex cathedra pour résoudre une question de loi naturelle, mais il semblerait qu’aucun pape ne l’ait fait. Le porte-parole du pape Paul VI a nié que ce soit le cas dans Humanae vitae, et le pape ne l’a pas contredit, pas plus que les papes suivants, même quand ils répétaient ces préceptes qui exigent notre soumission au pontife. A la date de cette encyclique, Paul VI parlait en conformité avec des siècles d’enseignement de l’Eglise, comme même John Noonan le reconnaît dans son impressionnant (et dissident) ouvrage Contraception. Dans ce sens donc, Paul VI exerçait le magistère ordinaire du pape en l’appliquant à une question de droit naturel.
On ne saurait en dire autant – en toute honnêteté – des déclarations papales sur l’économie et la politique. Si nous ne prétendons pas pour plus de commodité que la doctrine sociale de l’Eglise catholique a commencé avec Léon XIII et que le magistère du pape a acquis par miracle un surcroît d’autorité en 1870, nous devrons tenir compte d’un bon nombre de déclarations papales dont la formulation est tout aussi autoritaire que celle d’Humanae vitae et qui ont été par la suite rejetées par des papes ou des conciles.
Laissons de côté pour le moment la question de distinguer le vrai du faux dans l’ensemble des positions papales. (Dans chaque cas, j’ai vu des traditionalistes se raccrocher à une affirmation papale antérieure et condamner les autorités ecclésiastiques qui ont suivi pour avoir « innové » et trahi la « véritable » doctrine catholique). Le seul point important ici c’est que ces positions sont différentes, et parfois totalement.
N’ayez nulle crainte. Je ne vais pas recenser toutes les affirmations des papes qui mettent mal à l’aise les catholiques modernes. Quelques catholiques très progressistes ont effectivement composé un recueil de cet ordre : Rome Has Spoken [Rome a parlé]. Ses auteurs avaient l’intention de réduire au minimum l’autorité papale en lui enlevant aussi les domaines de la foi et de la morale. Ils sont allés trop loin. Mais les déclarations qu’ils ont rassemblées sur la politique et l’économie devraient faire réfléchir tous ceux qui affirment que Jésus voulait que les papes fussent des oracles dans ces domaines. Pour essayer de distinguer la volonté de Dieu des données historiques, il nous faut aborder ces cas avec franchise sans s’armer d’idées préconçues en désespoir de cause.
Voici une courte liste (non-exhaustive) des questions sur lesquelles au cours des siècles les opinions des papes ont connu ce qu’on peut appeler en toute honnêteté un revirement à 180%. De longs ouvrages érudits ont été écrits pour expliquer le pourquoi et le comment – et quelquefois pour laisser entendre que « l’évolution de la doctrine » peut aller jusqu’à inclure de tels revirements.
Je ne suis pas en mesure dans le cadre de cet article d’expliquer pourquoi ces rationalisations sont peu convaincantes. Qu’il suffise de dire que la notion même d’«évolution » sous-tend un phénomène organique et non un saut dialectique hégélien de « A » jusqu’à son opposé, et même pas celui qui se produit peu à peu au cours des siècles. Quand un têtard se transforme en piano Steinway, on ne peut guère parler d’évolution organique.
1. Le prêt à intérêt. Condamné pendant des siècles par des papes et des conciles (Clément V ; Latran II, III, IV et V) comme un péché contre nature aussi grave que la sodomie (comme Saint Thomas d’Aquin, Dante met les banquiers en Enfer à côté des pédérastes), l’usure a été ensuite redéfinie, l’interdiction passant du prêt « à intérêt » au prêt à « intérêt à taux excessif ». Ce n’est pas là une inflexion mineure, mais une modification fondamentale. Pour en apprécier toute l’importance, imaginez un pape à l’avenir redéfinissant la « contraception » de manière à en autoriser l’usage en général, mais pas son usage « abusif ». Pie VIII et Pie XII ont chacun permis le prêt à intérêt, et Vatican gère une banque qui accorde des prêts à intérêt.
2. L’esclavage. Plusieurs papes (Grégoire I, Urbain II, Nicolas V, Paul III) ont expressément autorisé la possession d’esclaves par des chrétiens et, sous le pontificat de Pie IX, le Saint Siège défendit encore la légitimité morale de la possession d’esclaves jusqu’en 1866, soit trois ans après la Proclamation d’émancipation. Il fallut attendre jusqu’à Léon XIII –alors que l’esclavage avait disparu dans la plupart des grands pays catholiques – pour qu’un pape condamne directement cette pratique. Le Catéchisme de l’Eglise catholique considère à présent cette pratique comme «intrinsèquement mauvaise ».
3. La liberté religieuse. Un longue liste de déclarations papales des XVIIIe et XIXe siècles, faisant écho à des bulles papales antérieures et à des siècles de pratique de l’Eglise, dénonce la notion que « l’erreur a des droits » et réaffirme le devoir des dirigeants catholiques de réprimer et punir les hérétiques, chaque fois que cela s’impose. Cette position a été complètement contredite par Vatican II qui enseigne que la contrainte de l’Etat dans des affaires de conscience viole la loi naturelle ainsi que la loi révélée – à savoir qu’elle est intrinsèquement mauvaise. Quand le Concile réaffirme la section de l’ancienne doctrine qui insiste sur les droits du Christ-Roi, il ne parle pas expressément d’«Etats » mais de « sociétés » ayant le devoir de reconnaître et de prôner la vérité religieuse. Assimiler la « société » à l’Etat, c’est tomber dans le totalitarisme – l’un des maux que le Concile avait été invité à traiter.
4. La torture. Dans un but de répression de l’hérésie, de très nombreux papes furent sciemment complices de l’usage de la torture pour extorquer des confessions et comme mode d’exécution (le bûcher). Le pape Innocent IV réclame catégoriquement ce mode de torture. (Le Catéchisme de l’Eglise catholique enseigne que la torture est intrinsèquement mauvaise (2297).
Les banquiers catholiques qui pratiquaient des taux d’intérêt modérés avant que les papes ne réexaminent la question commettaient-ils vraiment des péchés contre nature ? Les catholiques qui adhérèrent au mouvement abolitionniste commettaient-ils aussi un péché en soutenant que cette pratique était mauvaise avant que les papes ne l’aient condamnée ? Les partisans de la liberté religieuse avant Vatican II étaient-ils de fait des hérétiques jusqu’au jour en 1963 où le Concile décida de les approuver ? Les opposants à la torture étaient-ils coupables d’enseigner une position avant que l’Eglise ne l’approuve ?
Ou bien se pourrait-il que la notion de « magistère social » soit tout simplement fausse et que le Christ n’ait jamais souhaité que la papauté serve d’oracle pour les questions d’économie et de politique ? Au lieu de cela, les papes tentent de se comporter en pasteurs et se servent de leur connaissance de la Tradition de l’Eglise et de la loi naturelle pour formuler les moyens les plus sages et les plus prudents d’appliquer les principes intemporels tirés de ces deux sources à une époque donnée… et parfois ils font des erreurs.
Parfois la pression de la société séculière, des maux enracinés, l’intérêt de l’institution ou des marottes personnelles les dépassent et les font s’égarer. C’est de toute évidence ce que croit l’Eglise, sinon elle se serait sentie en devoir de se raccrocher comme à un fétiche à la première déclaration d’un pape sur n’importe quel sujet. Le pape François (ainsi que chacun de ses prédécesseurs) se croirait obligé de continuer à dénoncer le système bancaire, à prendre le parti de l’esclavage et à autoriser la torture et l’emprisonnement des protestants – par peur de discréditer l’oracle.
Le futur pape Benoît XVI (alors cardinal Ratzinger) déclara en 1982 que la constitution Gaudium et Spes était « l’anti-Syllabus » de celui de Pie IX. Il savait que l’Eglise n’est pas indissolublement liée à toute affirmation d’un pape sur l’économie et la politique. Pas plus que les laïcs. Si les papes pouvaient se tromper en ce qui concerne l’esclavage, par exemple – tandis que des protestants laïques comme William Wilberforce avaient raison – ils peuvent aussi se tromper sur l’immigration ou l’économie. Les papes risquent de trop prêter l’oreille à la sagesse des nations, à l’opinion libérale ou aux forces dominantes dans des pays puissants (comme les USA), exactement comme les papes précédents quand ils défendaient l’esclavage.
Notre Seigneur a très clairement révélé Ses intentions en laissant les papes se contredire sur de tels sujets – ce qu’Il aurait pu facilement empêcher, tout comme Il les a empêchés de se tromper en matière de foi et de morale. Il n’a jamais voulu nous laisser un oracle. Quand nous en inventons un à notre convenance, nous nous fabriquons un veau d’or.
John Zmirak est le co-auteur de l’ouvrage à paraître The Race to Save our Century.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/the-myth-of-catholic-social-teaching-2.html
Photographie Pie XII
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