Le Mounier de "Feu la chrétienté" - France Catholique
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100 ans. Donner des racines au futur
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Le Mounier de « Feu la chrétienté »

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21 novembre

(Emile Poulat est rebelle aux trop grandes théorisations, il préfère revenir sans cesse à l’expérience et à son humilité, plutôt que survoler le terrain comme si on tenait toutes les clés d’interprétations d’avance. Je suis tenté de le suivre là-dessus. Il faut faire très attention lorsqu’on se risque à des vues générales à travers le temps et l’espace, en s’estimant autorisé à prévoir le futur. Je viens d’en faire le constat en reprenant le Mounier de Feu la chrétienté, un essai qui se rapporte étroitement aux conversations de notre historien avec Danielle Masson et qui est d’ailleurs cité par cette dernière. Voilà une trentaine d’années que je ne l’avais pas rouvert, exactement depuis que je m’étais intéressé à la polémique assez virulente entre Mounier et Bernanos d’aussitôt après la guerre. C’est la question de l’évolution historique du christianisme qui m’a incité à reprendre ce recueil d’étude sous la couverture bleue et blanche du Seuil. Si j’en avais eu le loisir j’aurais tout relu d’un bout à l’autre, la plume à la main, car tout m’y intéressait. J’ai simplement opéré des incursions là où il me semblait que l’intérêt était le plus vif. J’en suis sorti avec des impressions mêlées.)

Il y a du bon, de l’excellent même, surtout lorsque le penseur chrétien mobilise ses ressources d’érudition, ses facultés de problématisation et sa foi toujours éclairée. Je pense à la conférence conclusive du livre, qui fut prononcée à la semaine des Intellectuels catholiques en 1949. Elle se situe sur le terrain des principes et des généralités historiques. J’adhère assez largement au fil de la démonstration. Je n’en dirais pas autant des textes plus circonstanciels, où l’on retrouve les enjeux politiques de l’après guerre, notamment la question obsédante du communisme. Certes, Mounier ne se veut pas et n’est pas chrétien progressiste. Il se défend vigoureusement des accusations du Père Gaston Fessard. N’empêche qu’il y a une réelle difficulté sur laquelle je ne m’attarderais pas ici. En revanche j’ai envie de mettre en cause certaines assertions où le jugement historique prend des dimensions de réquisitoire à l’encontre de la chrétienté qui, pour le coup ne paraît pas si morte que cela, puisqu’elle est l’objet d’une immense colère. Le journalisme ou l’essayisme qui s’érigent en tribunal de l’Histoire et tonnent sur le mode historico-transcendental, en prenant partie dans les luttes du moment, provoquent étonnement et dénégation.

Une remarque préalable: je ne saurais reprocher à Mounier d’avoir des vues historiques et de déployer des jugements parfois péremptoires. Il n’est pas mauvais, il est même salutaire de secouer les conformismes intellectuels, a fortiori en se réclamant d’un prophétisme étayé par l’analyse des mouvements du monde. En ce sens, je ne puis que l’approuver. Ainsi lorsqu’il écrit : « Sur l’histoire chrétienne à grandes perspectives, dans quelques dizaines de siècles, cette chrétienté représentera peut-être une informe proto-histoire de l’ère chrétienne… » Il est vrai que j’interromps la citation qui se poursuit par une affirmation très discutable. La chrétienté ainsi stigmatisée lui semble, en effet, « le dernier reflet du judaïsme, la tentation renouvelée d’installer le royaume de Dieu sur terre ». Mounier ne reprend là qu’un cliché fort en usage à son époque, et aujourd’hui contredit par des affirmations qui l’auraient surpris. N’affirme t-on pas, au contraire que le judaïsme aurait établi son domaine hors de l’histoire, tandis que le christianisme n’aurait jamais eu de cesse de la façonner ?

Mais revenons à l’axe de la pensée de Mounier. Pour le fondateur d’Esprit, l’implantation du catholicisme au milieu du vingtième siècle correspond à une sorte de configuration hercyniennne. Cette métaphore est presque à prendre à la lettre. Géologiquement la chrétienté serait figée sur les massifs marmoréens, insensibles aux grandes évolutions et révolutions qui se passent ailleurs, là où l’expansionnisme américain, le communisme soviétique et le soulèvement asiatique sont en train de bouleverser le monde. En d’autres termes, l’essentiel se passe ailleurs, les mouvements vifs et effervescents ont déserté les vieilles terres de chrétienté qui se trouvent ainsi larguées dans leur obsolescence. J’avoue trouver assez cavalière cette vue plongeante, à un demi-siècle de distance. On en serait à se demander s’il ne serait pas honteux, lorsqu’on est Français d’être né Bretons ou Alsaciens, parce que, décidément voués à l’archaïsme et au fidèles d’une civilisation paysanne et d’un univers féodal… Je n’invente rien. Je pourrais pousser la discussion là-dessus, ne serait-ce que pour montrer que la tradition peut être féconde et le progrès surgir de terres de fidélité. En son temps (1967) Edgard Morin l’avait montré à propos d’une commune bretonne (La métamorphose de Plodémet), en découvrant que les mutations pouvaient être mieux assumées dans un milieu de forte appartenance traditionnelle.

Non, ce que je voudrais discuter plus sérieusement, c’est la pertinence démonstrative sur les grands mouvements historiques qui seraient étrangers au christianisme. Mounier est déjà obligé de convenir que le christianisme n’est pas étranger à l’Amérique, mais il aurait fallu traiter beaucoup plus profondément la question, en ne se contentant pas d’une incise sur la non authenticité évangélique du capitalisme américain. Ma grosse surprise vient de la désignation du communisme soviétique, non pas tant comme vecteur principal du moment que comme étranger au christianisme. Pourquoi ne pas dire que le stalinisme est si peu étranger au christianisme qu’il est farouchement ennemi des chrétiens ? Est il possible d’ignorer en 1949 que le christianisme russe vit depuis des décennies la plus grande persécution de 2000 ans d’histoire chrétienne? Pour cette raison simple, élémentaire, il est radicalement impossible d’affirmer que « les grands courants modernes de l’histoire sont extérieurs au christianisme » ! C’est un déni incroyable de la vérité, explicable en l’espèce par la fascination qu’opère alors la montée en puissance du bloc soviétique, relayée par la force des propagandes et l’aveuglement des intellectuels occidentaux. On ne peut reprocher au directeur d’Esprit de ne pas prévoir l’échec d’un système dont la probabilité ne paraît pas évidente à ses plus lucides observateurs (Raymond Aron, par exemple) mais cela doit nous rendre prudent en matière de jugements trop définitifs. Et si on allègue le troisième acteur majeur asiatique, je ne parviens pas à le trouver décisif, parce que la présence minoritaire des Églises ne suffit pas à soustraire l’immense continent à des évolutions ultérieures.

Qu’aujourd’hui, la Corée du Sud ou le Vietnam connaissent des « chrétientés » en expansion continues et dont la vitalité, sans doute supérieure à la nôtre, est un signe qui parle d’une façon singulière. De même, l’importance intellectuelle du catholicisme en Inde, en dépit de la situation ultra-minoritaire de l’Église, est un autre signe. Mounier n’aurait-il pas été, lui aussi, aveuglé par « une proto-histoire » qu’il croyait, à tort, progressiste, et qui l’empêchait d’inventorier bien d’autres possibles. Cela donne, en tout cas, raison à la prudence méthodologique d’Émile Poulat, et nous avertit des périls d’une systématisation que l’on croit solidement fondée sur une irréversibilité du temps. Un temps qui nous réserve énormément de surprises.