Il est bon de s’ouvrir au monde. Pour l’Eglise et le chrétien, c’est une sécurité absolue, car ils sont envoyés au monde par le Sauveur du monde. Mais encore faut-il savoir à quoi, dans le monde, on doit s’ouvrir et pourquoi.
Beaucoup de nos ouvertures au monde, à cet égard, clochent des deux pieds à la fois. D’une part, elles témoignent d’un pouvoir d’illusion sur le monde, pouvoir d’illusion qui reste, il faut le dire, typiquement clérical. De l’autre, elles semblent des ouvertures pour le plaisir de l’ouverture, si l’on peut dire. On s’ouvre si bien que le monde entre tout en vous (au moins le monde tel qu’on le rêve)…mais aussi qu’il ne risque plus d’y trouver rien qui l’intéresse : dans cette maison ouverte à tous les vents, il ne subsiste plus guère de l’Evangile quand le monde y pénètre de cette manière.
Or, il y a une chose que nos chrétiens en ouverture ont l’air d’oublier, et c’est qu’en tant que chrétiens ils devraient être persuadés que ce n’est pas eux qui sont intéressants pour le monde, mais l’Evangile. Un vieux prêtre que j’ai connu, prêchant à des religieuses qui allaient faire leur profession solennelle, leur disait : « Mes chères sœurs, vous avez résolu de renoncer au monde et de vous donner à Dieu. La première chose dont il faut bien vous persuader, c’est que le monde n’y a pas perdu grand-chose et que Dieu n’y a rien gagné… » Ce n’étaient peut-être pas là des considérations très « consolantes », comme on disait alors, mais il faut avouer qu’elles avaient quelque chose de salubre, qu’on ne respire pas toujours dans certaines atmosphères actuelles. On se donne au monde, mais qu’est-ce qu’on croit pouvoir lui donner ?
Les nouveaux théologiens
Rien du tout, nous disent certains de nos nouveaux théologiens, si l’on prend au sérieux ce qu’ils disent. La question évidemment, est de savoir s’ils sont sérieux, ou si nous ne sommes pas toujours dans cette douillette atmosphère cléricale d’antan, où l’Eglise remportait une suite ininterrompue de victoires sur toutes les erreurs possibles, tant et si bien qu’on se demandait avec inquiétude ce qui lui resterait encore de fidèles après tant d’hérétiques confondus. Oh ! je sais bien qu’on n’emploie plus ces formules de naguère. Je crains seulement que les nouvelles formules ne respirent toujours le même confort intellectuel d’une vie « ecclésiale », comme on dit aujourd’hui, qui demeure aussi bien enclose, à l’abri de ses formules, si renouvelées soient-elles, aussi à l’écart du monde, qu’elle le vitupère au qu’elle le bénisse.
Des théologiens très en vue, sans parler des journalistes qui leur font chorus, nous expliquent maintenant que le salut est co-extensif à la création. Il s’ensuit, paraît-il, que l’Eglise est déjà implicitement présente dans le monde tout entier et que la prédication évangélique n’a plus qu’à faire passer cet implicite à l’explicite. Que voilà, mes Révérends Pères, une théologie agréable pour les prédicateurs !
On se demande, évidemment, ce que « le monde » dont parlent ces penseurs, et beaucoup de bavards fort légers sur leurs traces, peut bien avoir de commun avec le monde dont nous parlent les journaux : ce monde où l’on s’entretue au Vietnam, où l’on vient de le faire au Moyen-Orient, où des millions d’humains crèvent de faim, où d’autres, guère moins nombreux, sont soumis à des dictatures abrutissantes, etc.. Mais, chut, si vous parlez de ces choses-là, c’est que vous êtes un augustinien « demeuré », un janséniste qui s’ignore ! Le malheur, c’est que le monde comme il va n’a l’air de parler guère que de ces choses-là. Si c’est à ce monde-là qu’on veut s’ouvrir, on pourrait peut-être commencer par un bout de dialogue avec lui sur ces questions.
Revenons pourtant au monde de nos doctes auteurs.
Comment se fait-il qu’il soit ainsi tout entier déjà sauvé, déjà tout rempli de la grâce ? Ce dont nous ne nous doutions pas, et ce dont, à vrai dire, le monde lui-même ne se doutait pas davantage ! Eh bien, nous explique-t-on, c’est parce que, dès lors que Dieu s’est incarné, en la personne de Jésus de Nazareth, l’humanité tout entière, voire le cosmos lui-même, s’est trouvé divinisé par la grâce du Christ, en tous ses membres. Le Christ (Dieu fait homme), l’Eglise n’a donc pas tant à le porter au monde qu’à l’y reconnaître. On notera que je ne mets pas de guillemets, mais que je cite littéralement. Si je ne donne pas le chapitre et la page, c’est simplement parce que je ne veux polémiquer contre personne. C’est l’idée seule qui m’intéresse.
Une vieille illusion
Cette doctrine, à vrai dire, n’est pas neuve. Au début de ce siècle, les grands historiens protestants du dogme, Adolf von Harnack et Seeberg, croyaient l’avoir trouvée chez les Pères grecs (que citent d’ailleurs copieusement, à l’appui de leurs dires, nos auteurs), spécialement saint Irénée et saint Athanase. Harnack appelait cela une conception mécanique de la rédemption, et il l’attribuait au platonisme supposé de ces Pères, qui les aurait amenés à confondre la nature humaine du Christ avec l’idée platonicienne, exagérément réaliste, de la nature humaine en général. De plus récents historiens ont montré que l’idée mécanique de la rédemption n’était qu’une illusion d’optique projetée par Harnack sur des textes qu’il lisait en les arrachant à leur contexte. Un autre historien de la rédemption, le luthérien suédois Gustaf Aulén, l’a trop bien fait dans son petit livre traduit en français, Christus Victor pour que je puisse moi-même mieux faire qu’y référer le lecteur.
Mais il paraît incontestable que certains théologiens catholiques contemporains en sont arrivés à faire une erreur pleinement réelle de ce qui n’était jusque-là qu’une hérésie purement imaginaire.
Le sacrement ne dispense pas de la foi
Que le salut, en effet, de l’humanité, voire du monde entier, ait été définitivement accompli en principe dans l’incarnation rédemptrice du Sauveur, cela n’avait jamais été mis en doute par aucun théologien chrétien digne de ce nom. Mais que, pour recevoir en fait ce salut et y avoir part effectivement, l’humanité n’ait donc plus besoin ni de la foi, ni de l’Evangile annoncé par l’Eglise, c’était une conséquence (?) de cette affirmation première que nul n’avait encore songé à en tirer. Répondre à cela que le Christ étant « le sacrement primordial », dès l’instant qu’il a paru sur la Terre, aucun autre moyen de grâce que sa présence n’est plus nécessaire, c’est, me semble-t-il, trahir une conception purement magique du sacrement : comme si quelque sacrement que ce soit, fût-il le Christ lui-même, pouvait dispenser l’homme du besoin de le connaître, de la nécessité d’adhérer à lui par la foi pour être sauvé par lui et en lui !
… Mais est-il bien nécessaire de discuter plus en détail de telles idées, si étrangement irréelles ? Les nouvelles vagues se succèdent, si vite que celle dont nous parlons paraît en passe d’être recouverte par la suivante. Un jeune théologien nous disait ces jours-ci avec dédain : « Ces discussions sur le salut sont surannées. C’est faire injure à la création que supposer qu’elle ait quelque besoin d’être sauvée. Il faut tout simplement rayer de notre vocabulaire ces mots de salut*, de rédemption, etc., si nous voulons être écoutés par l’homme moderne ». A la bonne heure, répondrons-nous ! A parler ainsi on cesse au moins d’employer les mots dans un sens abusif. Mais, si l’on veut à ce point se mettre à l’écoute de l’homme moderne (car c’est de cela qu’il s’agit, beaucoup plus que de l’inverse), pourquoi lui parler encore de création, d’une création, du moins, dont Dieu resterait l’auteur, même en admettant qu’elle doive se parachever en nous et par nous ? Dieu paraît de trop en cette affaire.
C’est cette volonté de le mettre en parenthèse, avant de biffer sa présence et son nom tout simplement, qui est le moteur, fût-il (lui aussi) encore seulement implicite, de tout ce qu’on nous dit d’autre part sur la nécessité de séculariser l’Evangile, d’en finir une bonne fois avec « le Sacré ». Mais ceci est une autre histoire…
Louis BOUYER
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