Je n’oserai évidemment pas exposer l’hypothèse hasardeuse, et à vrai dire humiliante, selon laquelle Le Monde, ce prestigieux quotidien, a décidé de publier les grands classiques de la littérature libertine pour sortir au moins un peu de ses difficultés financières. Je ne doute pas, au demeurant, que c’est en vertu d’un souci hautement culturel et littéraire qu’il s’est lancé dans une opération qui n’a pour but que le très louable désir de promouvoir la lecture des grands classiques. Ce n’est pas une première, puisque notre confrère a déjà publié une jolie collection intitulée « Le Monde de la philosophie » et qu’il a également réédité Balzac, tandis que Le Figaro lançait des opérations du même style, toujours au service de notre patrimoine littéraire. Offrir en supplément du quotidien un ouvrage de belle facture, pour un prix modique, c’est une initiative qu’en défenseur résolu de la culture générale je ne puis que soutenir avec conviction.
La nouvelle série d’ouvrages proposée par Le Monde me pose néanmoins un problème dont je voudrais esquisser l’analyse en quelques mots. Il ne s’agit pas de réagir parce qu’on est choqué par une provocation libertine, même si Plantu, le dessinateur de référence du journal, nous invite à nous jeter dans le panneau, en dessinant à la Une un Benoît XVI se saisissant avec enthousiasme des ouvrages licencieux. Se payer la tête des catholiques, c’est si tentant ! Je dirais simplement que pour moi la question n’est pas d’abord morale, mais philosophique. C’est Le Monde qui nous invite à explorer cette dimension à travers la présentation générale qu’il fait de ces romans libertins. Il entend nous persuader, pour reprendre un de ses titres de « la sagesse du libertinage ». En quoi consiste cette sagesse qui se moque des blâmeurs et des gémisseurs et qui ne veut inviter qu’à la jouissance ? Admirable époque, s’extasie madame Cécile Guilbert, qui fait entendre la consonance, en ce dix-huitième siècle des Lumières, entre la libération des sens et celle de la raison.
J’avouerai mon doute en ce qui concerne cette prétendue libération, parce que l’idée de nature qui est ici mise en évidence a une teneur et une saveur tout à fait matérialistes, mécanicistes qui retournent complètement le sens qu’avait les philosophes chrétiens de la nature humaine. La jouissance charnelle est devenue le seul horizon de l’humanité, parce que cette même humanité est réduite à ses instincts et qu’au fond nos philosophes dix-huitièmistes ne croient ni à la liberté -le libre arbitre de Saint Augustin, de Saint Bernard et de Saint Thomas-, ni à une destinée supérieure, celle à laquelle est promis l’homme créé à l’image de Dieu. La prétendue liberté des mœurs n’est que l’expansion d’un déterminisme sexuel qui ferme l’horizon dans de très étroites limites. Mais je ne dispose pas d’assez de temps pour expliquer que l’homo eroticus de ces romanciers ressemble terriblement à l’homo festivus contemporain décrit par Philippe Muray. Il est aussi vide, aussi triste, et au fond aussi ennuyeux, sans compter que son message ultime consiste dans la destruction de l’homme et bien sûr de l’amour. Mais pour comprendre cela, il faut lire le marquis de Sade, qui est aussi au programme du Monde. Il est le seul honnête et cohérent dans la bande. De la jouissance à la destruction il n’y a qu’un unique déterminisme.