Notre deuil est à la mesure de notre dette et de notre chagrin. Ce géant de l’histoire qui vient d’entrer dans la lumière de Pâques aura eu une telle importance dans nos vies qu’il nous est presque impossible d’imaginer un monde sans Jean-Paul II. Et pourtant, lui-même est le premier a nous sortir de notre accablement pour nous réveiller, en nous soufflant à l’oreille « hommes de peu de foi… » Son fameux mot d’ordre d’il y a vingt sept ans « n’ayez pas peur » n’était nullement un cri isolé, encore moins un appel convenu à reprendre confiance où à faire acte de courage dans les difficultés de la vie. C’était la reprise actualisée de l’ordre impératif du Christ dans le cadre d’un véritable discours programme. Pour ceux qui l’auraient oublié ou n’auraient pas vécu à cette période, l’Histoire, en 1978, bafouillait quelque peu. La contestation qui avait bousculé l’Occident des années 60 avait eu des effets déstabilisateurs, provoquant ce que Malraux appelait une crise de civilisation. Le changement des attitudes devant la vie, avec l’inversion des courbes démographiques constituait le repère le plus marquant de cette déstabilisation. L’Eglise n’était pas indemne des effets délétères d’un manque de confiance, au point de connaître une dépression qui avait attristé la seconde partie du pontificat de Paul VI. La tentation de radicalité révolutionnaire, propre à une partie de la jeunesse, était aussi une réponse ambiguë et souvent désespérée à une culture incapable de donner des raisons de vivre. En même temps, la permanence de l’empire totalitaire communiste et ses entreprises de conquête du tiers-monde donnaient le sentiment d’une impossibilité à sortir des cauchemars du vingtième siècle.
Jean-Paul II est venu très précisément à ce moment de l’Histoire pour faire exploser ce qu’on pourrait appeler les murs de la prison des peuples. Refusant avec une confiance enracinée dans la foi les contraintes d’un déterminisme qui aurait mis fin à toute initiative historique, il s’est employé à réveiller les consciences et à mobiliser les énergies. Les chaînes de télévision ont repris en boucle, tous ces jours-ci les images de ce fameux discours du 20 octobre 1978 prononcé sur la place Saint Pierre. C’est tout à fait saisissant. La force tranquille et souriante de l’homme venu de Cracovie, brusquement, donne comme un coup de jeune à l’Eglise catholique. Ce discours-programme est un appel missionnaire direct qui tranche avec les timidités, les frilosités, et les tentations de repli, face à un prétendu inéluctable. Le nouveau pape prononce ces phrases étonnantes, provocatrices, qui vont pénétrer profondément les cœurs : « N’ayez pas peur d’accueillir le Christ et d’accepter son pouvoir… N’ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes pour le Christ ! A son pouvoir salvateur, ouvrez les frontières des Etats, les systèmes économiques et politiques, les vastes champs de la culture, de la civilisation et du développement ! N’ayez pas peur… » tels sont les termes exacts du message qui par-delà la place Saint-Pierre atteint tous les continents.
André Frossard a raconté comment, membre de la représentation officielle de la France à cette cérémonie d’installation, il s’était retrouvé au milieu d’une foule de politiques et de diplomates en pleurs. Ce n’est pas l’habitude de pleurer en un tel milieu. Mais la grandeur du moment, le sentiment de participer à un événement fondateur, la conscience de la dimension géostratégique d’une élection aux conséquences imprévisibles, tout concourait à cette émotion indicible. Mais l’essentiel était dans l’extrême clarté du message, son christocentrisme. Le nouveau pape, successeur de Pierre, n’avait d’autre mission que d’annoncer l’évangile, l’évangile total, intégral, au sein du monde contemporain. Il n’était tenu par aucune fausse pudeur, on ne sait quelle crainte révérencieuse qui paralysait chez d’autres les facultés de décision, d’engagement et de témoignage. La foi n’était pas une simple affaire de conscience intérieure, elle s’adressait à tout l’homme et à tout homme. Et elle devait pénétrer l’ensemble des réalités humaines, culturelles, sociales, économiques et politiques.
C’est dire que Jean-Paul II entendait mettre un point final à une mentalité de crise et de défaitisme. Avec lui, l’Eglise reprenait son élan avec une ardeur de Pentecôte. André Frossard l’avait bien vu : l’homme venu des bords de la Vistule jusqu’aux bords du Tibre ressemblait étrangement à l’apôtre Pierre venu de son lac de Galilée, avec la mission impérative d’enseigner et de baptiser toutes les nations. On allait se rendre compte très vite que les actes suivraient les intentions. Dès son premier voyage au Mexique, il était évident que la mission de l’Eglise serait planétaire et qu’aucun obstacle ne pourrait retenir l’homme de foi étonnant qu’était ce pape à la parole souverainement libre et à la charité sans limites. Il faut bien rappeler d’un mot les événements polonais, avec le premier retour dans sa patrie de l’enfant de Wadowice. C’est alors, vraiment, que l’histoire vacille. Pour n’en retenir qu’une seule image, c’est sur la scène de la grande place de la Victoire à Varsovie qu’il faut revenir en mémoire. Cette place est le théâtre des manifestations du régime communiste, elle est marquée par le souvenir de la guerre, de la tragédie du peuple polonais que le régime s’est approprié pour constituer son identité héroïque, patriotique, mais aussi marxiste. Le pape célèbre la messe sur cette place devant plus de 300 000 personnes. Et il défie cette symbolique qui a voulu effacer la substance chrétienne de l’histoire et de l’identité polonaises. Impossible d’oublier le Christ qui est présent partout en Pologne avec le christianisme qui a façonné l’âme de la patrie. C’est le début d’une tournée triomphale dont l’aboutissement ultime sera la chute du système communiste.
Que l’on permette un seul souvenir personnel sur cette période. Lors de son troisième voyage polonais, alors que le sort n’a pas encore basculé, Jean-Paul II est à Gdansk au bord de la Baltique. Devant lui une foule innombrable. Lech Walesa, qui vient de sortir de prison est au pied de l’immense podium construit comme une étrave de navire. Le Pape harangue littéralement son auditoire pendant l’homélie. L’impression est extraordinaire. C’est comme s’il prenait à bras-le-corps le totalitarisme qui n’a pas renoncé. Le système brejnevien est toujours en place, aux alentours du rassemblement, la milice veille. Il y aura des incidents dans la soirée. C’est l’athlète de Dieu qui s’exprime, engagé dans un combat décisif. Un combat qu’il va gagner.
Le pontificat ne se résume évidemment pas à l’effondrement du communisme. Mais cette bataille morale et spirituelle est significative de la détermination d’un homme qui jusqu’au bout de sa vie n’aura jamais transigé et saura affronter, les unes après les autres, toutes les difficultés du monde contemporain. Comme il n’est pas possible ici de faire un bilan du pontificat, il nous paraît plus intéressant de réfléchir sur le devenir d’une planète, qui, sans Karol Wojtyla, vivra encore de son esprit prophétique. Car, il n’est aucun des problèmes de civilisation, de modernité, que le pape défunt ait délaissé, consacrant la puissance de son intelligence et de sa foi à éclairer les enjeux les plus déterminants, à partir d’une réflexion anthropologique. Karol Wojtyla est toujours demeuré un penseur dans le cadre de son action pastorale, utilisant les ressources de la culture littéraire, philosophique et théologique pour penser la condition humaine, dans sa grandeur et ses fragilités.
C’est ici qu’il convient de s’attarder, ne serait-ce que pour entrer dans le débat actuel sur son prétendu conservatisme, assorti d’ouvertures progressistes. Notons comment ce vocabulaire est ridiculement inadéquat pour définir la structure d’une pensée et même ses objets d’investigation et de spéculation.
Le concept de progressisme est vide. D’ailleurs il se rapporte à une période révolue de l’histoire, celle où une bonne partie de l’intelligentsia était fascinée par l’union soviétique de Joseph Staline. Depuis le progrès s’est identifié à d’autres utopies, à moins qu’il n’ait carrément disparu dans les affres d’un nihilisme pour qui l’avenir est sans visage et l’homme sans avenir. Lors de sa célèbre homélie du Bourget en 1980, Jean-Paul II avait réfuté l’expression de Jean-Paul Sartre, selon laquelle l’homme serait une passion inutile. Car tel est bien désormais le problème posé. Il est vain de décliner sur tous les tons les droits de l’Homme, si l’homme n’a pas de substance, s’il est une passion inutile. De même l’amour humain n’est que dérision s’il est livré à la névrose où tout se confond et se dissout. Précisément, l’apport le plus précieux de Jean-Paul II dans ce domaine tient à une réflexion fondamentale sur le sens de l’homme, sur la dignité de l’amour humain. L’intime union de l’humanisme le plus profond avec la vocation de la créature humaine telle qu’elle apparaît dans le récit biblique nous conduit à envisager l’avenir de l’homme et de l’amour humain, en dehors de toutes les dérives. Le défi le plus grave de la post modernité est celui de la dérision, celui de la disparition de la densité et de la gravité de notre humanité. L’individualisme extrême qui aboutit à l’explosion de l’individu, n’est pas le dernier mot d’une histoire qui aurait elle-même consenti à sa fin. Si Jean-Paul II a repris si souvent la thématique des droits de l’Homme, c’est pour y insuffler une dynamique nouvelle. Si le Christ est venu pour conduire l’humanité jusqu’à la parfaite identification à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est que l’Histoire a un sens, c’est que l’on peut la prolonger en lançant des enfants dans l’existence. Dans un monde fourbu et désorienté, Jean-Paul II continuera à apparaître dans la mémoire des hommes comme le sauveur de leur humanité. La vie vaut la peine d’être vécue, puisque le Christ l’a partagée et qu’il est présent à l’intimité la plus intime d’un chacun pour nous conduire à la vraie vie. Celle dans laquelle est entré cet homme dont le souvenir et le sourire ne nous quitteront jamais.
Gérard LECLERC