Bossuet a surnommé le livre du prophète Isaïe « le cinquième Évangile ». D’abord parce que 800 ans avant l’Incarnation, il annonce le Messie enfant, l’œuvre de l’Esprit, la consolation d’un peuple au-delà des limites d’Israël et de Judas. C’est pourquoi la liturgie emprunte tant de passages à Isaïe pendant le temps de l’Avent et de Noël. Mais il y a surtout la lecture bouleversante que firent les premiers chrétiens et toute la Tradition de ces quatre « chants du Serviteur », explication prophétique du mystère de la passion du Seigneur. Ces quelques pages d’Isaïe ont été lues avec admiration par Blaise Pascal comme par René Girard. Isaïe est donc par excellence la lecture à méditer pour nous préparer à la Semaine sainte. Certains versets d’Isaïe nous sont si familiers qu’on croirait entendre la voix du Christ dans l’Évangile.
Le vieil Isaïe invite le lecteur à la conversion, maintenant. « Au temps favorable, je t’ai exaucé, au jour du Salut, je t’ai secouru » dit le Seigneur (Is. 49,8) et Saint Paul saisit la balle au bond : « Eh bien, c’est maintenant le temps favorable, c’est maintenant le jour du Salut ! » (2 Cor. 6) C’est maintenant que nous pouvons revenir à Dieu. Le temps du carême est offert à chaque chrétien comme l’occasion à saisir de retrouver le chemin. Ne ratons pas l’occasion ! Isaïe insiste : « Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver : car le seigneur est proche de celui qui le cherche ! » (55,6) Se mettre en route à travers le désert, chercher l’oasis de l’eau vive dans le sable sec, c’est déjà se mettre en présence de Dieu, même si on n’est pas encore désaltéré. Blaise Pascal a sans doute médité le prophète Isaïe en écrivant la fameuse prosopopée du Christ : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé… »
Le prophète Isaïe, sous l’inspiration de l’Esprit Saint, propose aux croyants une nouvelle relation, plus intime avec Dieu. « Ce peuple m’honore des lèvres, dit le seigneur, mais son cœur est loin de moi » (Is. 29, 13). Or ce que veut le Seigneur, c’est une relation sincère, une alliance dans l’amour, non le culte craintif que les voisins rendent aux idoles. Pour attirer l’homme à lui, Dieu confie l’étendue de son amour : « Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime ! » (43, 4) ; « Ne crains pas, je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi ! » (43,1) ; « Une femme peut-elle oublier son enfant ? Même si les femmes oubliaient, moi je ne t’oublie pas. Vois : je t’ai gravé sur la paume de mes mains » (49, 13). Les chrétiens ne peuvent lire ce verset sans frémir : Jésus ressuscité montre à Thomas la paume de ses mains avec les traces des stigmates. Les clous ont donc enfoncé dans la chair du Christ le souvenir de chacun de nous…
A cet amour patient de Dieu, l’homme peut répondre ; il peut faire pénitence et se convertir. Et c’est le texte fameux, repris à l’envi par la liturgie, sur le jeûne que Dieu préfère : non pas l’oblation d’animaux, qui n’engage pas le cœur, mais « partage ton pain avec l’affamé, ne te dérobe pas à ton prochain, au faible qui est ta propre chair. Alors ta lumière éclatera comme l’aurore et la gloire du Seigneur te suivra » (58,6). Les épîtres de Jean et de Jacques reprendront ce thème à satiété : si tu dis que tu aimes Dieu et que tu n’aimes pas ton prochain, tu es un menteur.
Quand l’homme accepte de laisser transformer son cœur par Dieu et sert son prochain, Dieu lui fait miséricorde. « Quand votre péché serait comme la pourpre et l’écarlate, il deviendra blanc comme la neige » (1,18). Dès l’époque si lointaine d’Isaïe, Dieu annonce, comme dans l’Apocalypse, qu’il peut renouveler la terre, faire des cieux nouveaux et une terre nouvelle (65,17). Ces cieux nouveaux et cette terre nouvelle, c’est d’abord le cœur de chaque fidèle contrit.
Pour Isaïe comme pour Jean-Baptiste, le désert est le lieu de la réconciliation. On se souvient que saint Matthieu emprunte un verset du prophète pour annoncer l’œuvre du Baptiste : « Une voix crie dans le désert, préparez les chemins du Seigneur » (Is. 40). Or Jean-Baptiste donne un baptême de conversion dans le désert. Dieu proclame par la bouche d’Isaïe : « Je fais passer une route dans le désert » (43). Cette route, c’est le chemin qu’emprunte l’homme pour marcher vers Dieu, le désert c’est le carême où l’homme perd sa superbe et ses masques. Dieu vient à travers le désert, comme le Christ survient au bord du Jourdain. L’homme, lui, doit arriver jusqu’à Pâques à travers l’épreuve du désert de solitude et sécheresse. Le désert est un passage, une pâque. Alors enfin le disciple du Seigneur peut lire les chants du serviteur souffrant et pleurer avec la Vierge Marie devant le spectacle : « J’ai tendu le dos à ceux qui me frappaient et les joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats » (50, 6). « Cet homme de douleur, c’était nos souffrances qu’il portait. Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Comme l’agneau qu’on mène à l’abattoir, il n’ouvre pas la bouche. Il s’est livré lui-même à la mort, il portait le péché des multitudes et intercédait pour les criminels » (Is. 53).
La méditation du vieux prophète Isaïe, même si certains chapitres de son livre paraissent obscurs, violents ou difficiles, offre une occasion belle et singulière de comprendre le mystère de la Rédemption. Comme le rappelle le concile Vatican II, les livres des prophètes « témoignent d’une véritable pédagogie divine. En eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, d’admirables trésors de prières ; en eux se tient caché le mystère de notre salut ».
Pour accompagner cette lecture, déconcertante comme celle de tous les livres de l’Ancien Testament, on peut s’aider du remarquable et accessible essai d’introduction d’Anne-Marie Pelletier : Le livre d’Isaïe, (Cerf, collection Lire la bible n° 151, 200 pages, 19 €). C’est un livre d’exégèse comme on les rêve : clair, respectueux, éclairant, érudit, nourrissant pour la foi. Ainsi, à propos des étonnants chants du serviteur, écrit-elle : « Cet oracle se trouve au centre de la confession de foi, compris dans un sens individuel, puisqu’éclairé par la passion et la résurrection de Jésus qui, elles-mêmes, en reçoivent leur interprétation. Depuis longtemps le mystère de la souffrance innocente avait été interrogé par Israël. On pressentait, depuis le livre de Job, que Dieu déployait un plan dans l’histoire, au sein duquel la souffrance du juste trouvait mystérieusement sa place. Assumant cette certitude encore obscure que le texte d’Isaïe éclaire d’une manière troublante, la tradition chrétienne verra l’heure du Christ comme le moment où la lumière jaillit, quand Jésus donne à voir et à toucher dans sa chair comment Dieu sauve les pécheurs en leur livrant l’unique Juste pour leur justification. »