Le mirage romain - France Catholique
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La justice de Dieu
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Le mirage romain

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Le Pape peut et doit intervenir dans la crise entre la Russie et l’Occident à propos de l’Ukraine. L’union politique de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural » se fera sur le corps de l’Ukraine ou ne se fera pas. Elle ne peut se faire sans lever les obstacles entre les Eglises.

La crise a un aspect idéologique et un aspect pratique. Le pouvoir moscovite a historiquement joué sur les deux tableaux. L’idéologie : Moscou « troisième Rome » ou Moscou « second Kiev » ; la pratique : l’accès à la mer sur la Baltique et sur la mer Noire, qui ne date que de Pierre le Grand. Auparavant, la Baltique était un lac suédois, la mer Noire un lac ottoman. L’indépendance des Etats baltes et celles de l’Ukraine et de la Géorgie ont depuis 1991 réduit cet acquis à sa plus simple expression : Kaliningrad et Sébastopol, Saint-Pétersbourg et Sotchi !

Poutine comme Pierre le Grand sont des hommes pratiques. Ils n’ont pas succombé au « mirage romain », celui de l’Empire romain d’Orient, le siège de Byzance. L’autre « mythe », celui de « l’Etat universel russe » (selon les termes de l’historien britannique Toynbee), est plus subtil. Etat de « toutes les Russies », le mythe date de l’historiographie tsariste qui officialisa définitivement le terme de « Petite Russie » pour l’Ukraine en 1901. Déconstruit par des historiens marxistes dans les années vingt, il fut restauré par Staline dans les années trente, jusqu’à Gorbatchev qui, pour lutter contre la désintégration en cours de l’URSS, fit au Patriarcat de Moscou la suggestion inouïe d’une célébration du millénaire du baptême de la Russie en juin 1988. Parallèle du millénaire capétien (1987), il s’agissait du baptême de la Rus ou Ruthénie, appellation à l’époque de Kiev. Beaucoup d’Ukrainiens furent alors fort surpris, parfois choqués, que le Pape Jean-Paul II saisisse la balle au bond et projette d’y assister, pour être finalement représenté par le Secrétaire d’Etat, cardinal Casaroli, maître d’œuvre de l’Ostpolitik (politique à l’Est). Dans ses propos publics, Jean-Paul II adhéra néanmoins à l’idée de la communauté du baptême entre Ukrainiens, Biélorusses et Russes. Sa marge de manœuvre était étroite entre les gréco-catholiques, les « romains » (appelés « polonais ») et les orthodoxes eux-mêmes divisés entre Moscou, Kiev et la diaspora. Il sut en jouer pour obtenir dès 1991 la reconstitution des premiers dont l’église avait été supprimée en 1946, ce qui lui permettait de poursuivre ses autres objectifs résolument contradictoires en apparence: la création de diocèses romains en Russie et l’ouverture d’un dialogue direct avec le Patriarcat de Moscou. Ses successeurs ont poursuivi sur la lancée.

Le moment de vérité est arrivé. Le geste initial de Jean-Paul II en 1988 avait conféré à Rome une certaine crédibilité auprès du patriarcat de Moscou. Dans la crise actuelle, il permet au Saint-Siège de ne pas être à la remorque de Washington, ni de Bruxelles, de Berlin ou même Varsovie. Rome n’est pas l’arbitre des mers. Rome possède une vision universelle qui dépasse les intérêts – qu’il défend bien entendu – des églises nationales. Mais Rome ne vise à aucun empire. Le siège apostolique est donc bien placé pour rechercher avec le Patriarcat de Moscou les voies et moyens de remédier à la fracture de l’Europe, initiée (selon De Gaulle et Jean-Paul II) à Yalta en Crimée – aspect pratique – mais que d’aucuns font remonter – aspect « idéologique » – à 1054 ou à 1439 (l’Union de Florence et son échec à la veille de la chute de Constantinople). Or en l’occurrence il s’agit bien de la Russie et non de Byzance – même si la rencontre du Pape et du Patriarche œcuménique prévue fin mai peut faire partie d’une démarche d’ensemble.

Le Patriarcat de Moscou a prétendu fonder sa légitimité comme successeur de Kiev – non de Byzance. Tandis que les historiens cherchent à exhumer cette chronologie des mythes tsaristes (Poutine l’aurait redécouvert dans les mémoires du général « blanc » Denikine) et staliniens, le dialogue religieux au plus haut niveau pourrait amener le Patriarcat de Moscou à ne pas se réduire à une posture « ethnique » à rebours de sa propre vocation, ou à camper dans une position défensive et frileuse au lieu d’être une source d’inspiration et de progrès pour la pacification des esprits au lieu de l’excitation chauvine « grand-russe ». Il pourrait aussi calmer les ambitions des successeurs de l’ex-Saint Empire romain-germanique derrière le « rêve européen », autre version du « mirage romain » de Toynbee, et aider à accoucher de la véritable union pan-européenne de l’Atlantique à l’Oural et de la Baltique à la mer Noire. Il donnerait un contenu aux propos pour le moment purement incantatoires qui veulent que l’Ukraine n’ait pas à choisir entre l’Europe et l’Eurasie, Bruxelles et Moscou.