Je me suis rappelé, à la suite de ma réponse à Alain Besançon, d’un roman de George Orwell que j’avais lu cet été, « La fille du pasteur ». À noter que l’écrivain s’était opposé à la réédition de son livre, qu’il trouvait sans doute inachevé. Mais il se lit avec intérêt. A priori, Orwell n’était pas particulièrement familier des milieux cléricaux. Peut-être était-il tout de même culturellement attaché à l’Église anglicane, alors qu’il avait de solides préventions contre le catholicisme. Toujours est-il que sa façon de décrire l’intimité d’un presbytère, où un pasteur vit avec sa fille, donne une impression d’authenticité. Et l’on comprend la nature très particulière d’un lien parental qui se rapporte au caractère très spécifique de la mission de l’homme de Dieu. La fille est entièrement soumise au service de son père, mais aussi à celui de la paroisse. Elle est admirable de dévouement mais aussi étrangement inhibée quant à ses sentiments. Comment être une jeune fille comme les autres, éventuellement ouverte à une vie affective, lorsqu’on est vouée à un service ecclésial qui vous place hors normes. Paradoxalement, la fille participe du « sacerdoce » de son père. Elle est marquée existentiellement. Et elle ne pourra échapper à cette sujétion non choisie puisqu’elle lui a échue de naissance. Ce n’est qu’à travers une rupture violente, indépendante de sa volonté, qu’elle va être projetée dans un monde extérieur, qui se révèlera encore moins drôle que l’univers de son presbytère. Oui, la vraie vie s’avère dure, cynique, parfois sordide. Au terme du roman, la fille du pasteur réintègre le presbytère pour y reprendre, là où elle l’avait abandonné, son mode de vie antérieur, dans une identique soumission, un dévouement aveugle à son intraitable père !
J’en reviens donc à mon idée que « le mariage des prêtres » pose des problèmes spécifiques que la plupart de ses propagandistes sont à mille lieu d’imaginer. Ils ne pensent que « remède à la concupiscence », mais ils ne s’interrogent pas sur la double difficulté qui consiste à réussir tout à la fois son sacerdoce et son mariage, et sur l’inconvénient pour le sacerdoce d’un mariage éventuellement raté. Embarquer une femme et des enfants dans l’aventure d’un ministère, ce n’est nullement évident. L’Église orthodoxe a une longue pratique de ce type de mariage qui conduit à l’effacement de l’épouse soumise à des obligations de discrétion sans faille. J’ai toujours été assez surpris par l’inattention de ceux qui évoquent par système le clergé marié des Église d’Orient, sans qu’ils aient pris le temps de s’informer. C’est un tout autre système que le nôtre, et qui s’inscrit dans une tradition et des mœurs que nous ignorons.
Et lorsqu’il arrive que ce système est transposé chez nous, les dégâts peuvent être sérieux. Il est toujours très délicat d’évoquer ce genre de sujet qui relève de l’intimité et donc souvent de la confidence. Un ami m’avait signalé à ce propos l’essai de la psychanalyste Nicole Jeammet (Le célibat pour Dieu, Cerf. 2009). Je me suis décidé à le lire, non sans quelques réticences, comme à chaque fois ce qui peut associer le regard du psychanalyste à celui du spirituel. Il me faut d’abord être en confiance. Cela m’est arrivé avec Marie Balamary, par exemple, à cause de la sûreté de son jugement, particulièrement ciblé dans ce domaine qui concerne la vie spirituelle et morale. A fortiori celle des consacrés à Dieu ! Je réserverai mon opinion sur cet essai, au moins pour l’instant, non sans reconnaître qu’il m’a intéressé.
De par ma préoccupation du moment, j’ai été attentif à la diversité des témoignages reçus, qui concernent des personnes consacrées, mais aussi des pasteurs protestants mariés et même deux prêtres orthodoxes. L’une de ces confessions est tellement navrante qu’il ne vaut mieux pas la commenter. Simplement, le mariage n’est pas toujours le moyen de trouver un équilibre affectif, et il arrive qu’une instabilité chronique se trouve encouragée par « les innombrables occasions de rencontrer des jeunes femmes en mal d’amour » dans le cadre ministériel. C’est d’ailleurs un de mes étonnements lorsqu’on établit une sorte de relation causale entre la pédophilie et le célibat sacerdotal. Pardon de parler crûment : mais pourquoi des enfants et non pas des femmes, alors qu’un prêtre vit entouré de ces dernières et qu’on sait qu’il est en proie à de réelles sollicitations de certaines d’entre elles.
Mieux vaut s’attarder sur le cas d’un mariage réussi, parce que l’union entre un pasteur protestant et sa femme s’est incontestablement révélée heureuse. L’un et l’autre partageaient le même projet ou, plus exactement, « la décision d’être pasteur a été concomitante à la décision du mariage ». La nuance est importante : « Elle (l’épouse) n’a pas fait de théologie, mais elle a eu une démarche spirituelle, des réflexions, et sur elle-même pour essayer de répondre un peu aux attentes que les personnes avaient sur elle, alors qu’au départ, elle n’était pas contre mais elle ne m’a pas épousé pour ça. Je connais des gens qui ont épousé des pasteurs pour être femme de pasteur, il n’y en a pas beaucoup, mais certaines qui le disent. Ma femme, ce n’est pas du tout son cas… » J’estime cette nuance tout à fait significative parce qu’implicitement elle nous renvoie à l’hypothèse d’une sorte de mariage sacerdotal et même de « famille sacerdotale » qui constitue en soi une énorme question.
Mais l’entretien se poursuit sur un autre sujet, introduit en ces termes par Nicole Jeammet : « J’ai réalisé, à travers des rencontres que j’ai faites que pour certains enfants ce n’était pas évident d’être enfant de pasteur à cause du décalage entre l’idéal que représente un prêtre, un pasteur, puis la vie de tous les jours où on découvre les faiblesses de ses parents. » Voici la réponse du pasteur, père de quatre enfants : « Alors ça c’est une chose sur laquelle on a beaucoup, beaucoup réfléchi, votre remarque est on ne peut plus vraie, tant et si bien que sans avoir exactement de chiffre statistique, les suicides des enfants de pasteur sont plus fréquents que la moyenne. J’en connais plusieurs, vraiment, ces dernières années j’ai trois exemples sur ces trois années, dont un qui était assez proche et deux qui sont des gens que je connaissait comme ça. Et c’est quelque chose que nous avons beaucoup travaillé, dont on a beaucoup parlé quand on était au commencement de notre histoire, par ce qu’on voyait autour de nous on savait que c’était difficile. » Et le pasteur d’illustrer son propos par l’exemple d’un confrère en situation conjugale conflictuelle. De sa part il est pénible d’entendre prêcher sur la famille. Pour surmonter la difficulté le mieux est de « désidéaliser » son couple auprès de ses enfants, afin que ça ne les perturbe pas « dans leur propre relation affective ».
Nous sommes là sur un terrain extrêmement délicat. Il faut reconnaître à l’intéressé le mérite de ne pas l’esquiver. Je m’étais permis simplement de le suggérer dans ma réponse à Alain Besançon, sachant à quel point il pourrait évoquer pour certains des cas très douloureux. J’insiste cependant sur le fait qu’il y a une réelle différence de statut (symbolique si l’on veut, mais il s’agit en fait de statut sacramentel) entre un pasteur et un prêtre. Ce dernier est marqué « ontologiquement » par le sacrement qui le fait prêtre, c’est à dire acteur du sacrifice eucharistique sans qu’il puisse être remplacé par quiconque de non ordonné dans cette fonction où il est « configuré au Christ-prêtre ». Par ailleurs, sa parole a une autorité qui ne vient pas de lui-même. « Les trois charges du prêtre d’enseigner, de sanctifier et de gouverner sont en réalité les trois actions du Christ-Ressuscité dans son Église. » (Benoît XVI). Si pauvre homme soit le prêtre, il porte en lui une charge dont il ne peut se désapproprier, car elle s’identifie à la marque qu’il a reçue. On peut récuser cette théologie du sacerdoce, comme l’ont fait certains réformateurs. Elle est celle de l’Église catholique. Il en résulte que la « désidéalisation » opérée par le pasteur en direction de ses enfants serait plus que problématique pour un prêtre marié parce qu’il est rigoureusement impossible de le détacher de son être sacerdotal. Ses défauts marquent la distance qui le sépare du don qu’il a reçu mais ne l’en désapproprie pas. Ce qui multiplie les difficultés dans le cadre du mariage et de la responsabilité à l’égard des enfants.
Autre aspect que je ne développerai pas cette fois : le risque de reconstitution d’une caste sacerdotale fondée sur les liens du sang et dont, à mon sens, le sacerdoce néotestamentaire s’est émancipé en son principe même. C’est pourquoi, la loi du célibat n’est nullement à considérer avec la légèreté que beaucoup manifestent aujourd’hui.
5 février 2010
Le livre de Gérard Leclerc : « L’Eglise face à la pédophilie », éditions de l’Œuvre, arrive en librairie ce mardi 25 mai 2010 : 14,90 euros… Merci de lui faire le meilleur accueil.