Deux livres viennent de paraître sur la personne et l’œuvre du Père Teilhard de Chardin, s.j., qui demandent plus qu’un compte rendu classique. Il s’agit du petit volume du R.P. Pierre Leroy, s.j., Pierre Teilhard de Chardin tel que je l’ai connu, et du fort ouvrage de Claude Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin.
L’un et l’autre sont sortis aux éditions Plon, mais le second a d’abord été diffusé à 10.000 exemplaires de luxe dans une série de biographique du Club des Editeurs. Notre héros y faisait son entrée après Lucrèce Borgia, Bussy-Rabutin (le libertin galant homme, nous précise un prospectus alléchant) et pour finir, Christophe Colomb. On s’en voudrait de relever ces derniers détails si les disciples du Père Teilhard n’entretenaient pas autour de lui d’une manière habituelle le scandale discret et la diffusion occulte (mais par quantités industrielles).
Tout justement, notre objectif ici n’est pas d’examiner en elles-mêmes ni la personne ni l’œuvre du P. Teilhard : les gardiens attitrés du sanctuaire, auxquels nous nous intéressons plutôt pour le moment, seraient les premiers à nous l’interdire. « Pour critiquer utilement le Père, nous dit le brave M. Cuénot, il faudrait une connaissance exhaustive et approfondie de sa pensée, il faudrait réunir la compétence du savant, du philosophe et du théologien, et il faudrait surtout acquérir cette vision en synthèse, ce sens cosmique, ce panchristisme qui font de lui un précurseur en avance d’un bon demi-siècle sur son temps. Or personne n’en est encore là. » (op. cit., éd. Club, p.461).
Mais qu’on ne craigne rien : ce n’est pas le maître qui nous retiendra tellement pour l’heure : encore une fois ce sont les disciples.
L’atmosphère des milieux teilhardistes
On vient, sur ce bref échantillon, d’en saisir le ton ordinaire. Remarquons-y d’emblée une singulière dissonance. Tout justement sur Teilhard, toute critique sont non seulement prématurées, mais exigeraient une conjonction de qualités intellectuelles qui n’est peut-être même pas à la portée du génie. Ceci interdit de discuter sa pensée… Mais ceci n’interdit nullement de l’exposer, de l’inculquer, d’en faire l’apologie (ou plutôt la doxologie).
Curieuse contradiction de la part d’esprits qui se veulent rigoureusement scientifiques, mais qui ne tolèrent d’autre attitude devant leurs idées qu’une acceptation totale, immédiate, inconditionnelle, à ce point que la seule ombre d’une critique les dresse sur leurs ergots. En vérité, il faut le dire, c’est une étrange métaphysique…. pardon ! ultra-physique, est ici le seul terme admis (cf. op. cit., p.438), c’est une étrange ultra-physique, donc, qui produit chez ses adeptes cette psychologie de fans ou de boby-soxers.
Le P. Leroy semble bien le sentir, lui dont le livre est si amorti qu’on le croirait écrit avec de l’encre invisible. En revanche, le « thrill » de M. Cuénot (je m’excuse : à force de le lire, j’écris un peu comme lui et « le Père »), maintenu pendant près de cinq cents pages, se libère dans un chapitre final dont il faut bien qualifier le ton de délirant. Mais ce n’est rien encore auprès de ce qu’on rencontre dans certains de ces milieux féminins d’intellectualité catholique où les troubles de la quarantaine sont en quête de supplément d’âme. On n’ignore pas à quels règlements de compte la succession du Père y a déjà donné lieu (associations rivales des amis, ou amies, de Teilhard fulminant à travers le presse d’excommunications publiques et contradictoires, etc.)
Bien résigné d’avance à me voir rejeté par M. Cuénot dans « la meute de ceux qui ne comprennent rien à rien » (op. cit., p.461), je suis décidé de surcroît à encourir le risque de m’y faire crever les yeux par les tricoteuses ou les Ménades de la Pléromisation en essayant de regarder de plus près cette pointe de la Noosphère où s’esquissent les formes imminentes, paraît-il, de l’ultra-humain.
Je serais tenté de regretter de m’être laissé aller à de trop faciles ironies s’il ne fallait pas avouer, en commençant, qu’on a besoin de se cramponner pour résister à cette pente, quand on lit les factums ou qu’on écoute les rhapsodies que produit et consomme ce milieu. Déjà la pensée de Teilhard en ses dernières années manifestait une tendance inquiétante à monter en graines d’un verbalisme moliéresque.
Chez ses disciples, la cosmogénèse, l’anthropogénèse, la christification, le cône du temps, et la phénoménologie de l’enroulement ont si vite fondu en une telle diarrhée verbale qu’on ne sait comment éviter d’y glisser, ni d’avoir l’air de se moquer d’eux, en reprenant simplement leur langage.
Essayons cependant de parler comme tout le monde, et pour cela reposons-nous quelque temps à l’ombre du Père Leroy, avant d’entreprendre l’ascension périlleuse du colossal Cuénot.
Un témoignage bien décevant
Sur la foi du titre et de ce qu’on sait des rapports personnels entre les deux hommes, je m’attendais, en lisant Pierre Teilhard de Chardin tel que je l’ai connu, par Pierre Leroy, à découvrir quelque chose de l’homme qu’était Teilhard. Je le dis sans nulle arrière-pensée. J’avais rencontré deux ou trois fois ce grand vieillard vif, au visage lumineux d’intelligence et de bonté, mais aussi de cette naïveté que le vulgaire prête aux plus grands savants et qui n’est gênante que lorsqu’ils tournent à la méta- (ou l’ultra) physique.
Ces trop fugitifs souvenirs me faisaient vivement souhaiter de connaître l’homme un peu mieux pour comprendre davantage le penseur. Quelle déception ! Le plaidoyer feutré, la célébration vibrante mais constamment retenue (plus que contenue) d’une pensée qu’on nous dit prodigieuse, sans jamais nous en citer autre chose que de solennelles et vagues banalités, voici tout ce que le P. Leroy nous apporte.
On voit très bien, pour parler derechef en style Cuénot, les composantes du champ multidimensionnel où le bon P. Leroy a quelque peine à garder son équilibre. Il ne lui fallait pas avoir l’air de blâmer ouvertement les supérieurs cum quorum permissione le présent livre est écrit et qui maintiennent un interdit (tout théorique) sur les publications du maître. Mais on voulait tout de même prendre date pour attester son génie. D’autre part le P. Leroy se défiait visiblement d’un thuriférariat trop compromettant ; mais il voulait d’autant moins abandonner aux Gentils un mort de cette taille.
Bref : on attendait le témoignage direct d’un ami, et l’on a que cette longue marche lente sur des œufs, qu’on ne suit bientôt plus du regard que dans l’attente, jusqu’au bout déçue, de la peau de banane providentielle qui remettrait le P. Leroy au cœur du réel. Jésuite irréprochable, ami et collaborateur de Teilhard, il nous devait autre chose que ces décevants exercices.
Des censures inefficaces
Disons-le franchement : ces regrettables inhibitions d’un biographe manifestent une fois de plus l’inefficacité de fait, aujourd’hui, à l’égard d’ouvrages comme ceux de Teilhard, des essais de suppression par voie de censure. Si le Problème humain, le Milieu divin, etc, avaient été publiés en leur temps, munis de toutes les permissions et imprimatur, on les aurait discutés tranquillement au grand jour… et il est probable que personne n’en parlerait plus.
Au lieu de cela, qu’avons-nous vu ? D’abord une diffusion sous le manteau (un manteau… chamique) d’écrits ronéotypés auxquels le secret (de Polichinelle) a certainement assuré, dès ce stade, une audience que l’imprimé aurait eu de la peine à connaître.
Dès lors, les professeurs de séminaires, dont les élèves lisaient, à leur nez et à leur barbe, ces feuillets auréolés d’un fumet illicite, se sont vu interdire, je ne dis pas de juger, mais simplement de discuter une pensée qu’on disait opprimée. L’auteur n’avait pas les moyens de se défendre : comment un galant homme oserait-il l’attaquer ? Mais lui, ou ses amis, avait tous les moyens pour continuer de répandre leurs idées, sans contrôle et même sans contre-partie possible.
Puis, dès la mort de l’auteur, mais suivant une politique soigneusement préparée à l’avance, ces mêmes écrits ont pu enfin paraître dans une édition officieuse1.
Tant de chuchotements prolongés sur tous les toits de Paris et d’ailleurs avaient fait d’avance une splendide réclame. Des prières d’insérer, dans le style tout en clin d’œil dont certains éditeurs se réservent d’ordinaire la spécialité, ont fait le reste. Les « dames… tellement bien du XVIe » ont rivalisé avec les jocistes de Belleville pour offrir à leurs curés ces volumes, dont ils connaissent depuis longtemps le contenu, et qu’ils ont rarement coupés fort loin. Mais les laïcs, du coup, se sont jetés là-dessus comme sur des Clefs de Saint-Pierre un degré plus croustillantes (que de plates déceptions d’ailleurs, à côté des enthousiasmes mentionnés plus haut !)
… Et maintenant, ce n’est plus au nom d’un secret imposé qu’on veut nous renouveler la consigne du silence (qu’on se garde bien d’observer soi-même) : c’est au nom de l’indignité profonde de tous penseurs, et spécialement des théologiens, dès lors qu’ils n’ont pas la « convergence » assez facile2.
Biographie ou hagiographie ?
Ceci nous mène tout droit au livre de M. Cuénot, qui mérite une étude plus attentive. Lui, au moins, commence par nous donner une peinture très vivante, et, par bien des endroits très touchante, du P. Teilhard. On regrette d’autant plus que la rigidité hagiographique progresse néanmoins si régulièrement à travers ces pages.
Aux derniers chapitres, hélas ! l’entropie est totale. Mais alors M. Cuénot, pour ranimer in extremis un intérêt qu’il sent défaillir, débouche décidément de l’histoire dans l’épopée. Il exécute en fin de programme ce numéro de prose poétique à la manière du Teilhard dernier style dont la perfection dans le pastiche décourage la critique.
Ceci n’est que drôle. Voici qui est triste. Toujours, sans doute, la même politique de tout dire dans un porte-voix, mais en multipliant les « chut ! » à l’adresse du public, fait que pas une lettre, pas un document intime, soit de Teilhard soit de ses amis ou correspondants, n’est cité intégralement (ni moins encore avec une référence utilisable). On aimerait tant voir les essais, les saillies, les repentis, d’un tel esprit, et les réactions de son groupe, où il y avait tout de même des gens intelligents !
Mais tout a été fractionné minutieusement, puis, plus minutieusement encore remonté en une décourageante mosaïque. Les rinceaux de la laus perennis des disciples s’y entrelacent donc autour d’une pensée dont l’évolution (naturellement en spirale) garde elle-même une continuité uniformément oraculaire.
Notez bien que M. Cuénot est trop brave homme pour avoir mis à cela quelque malhonnêteté. Quand il coupe, il met ponctuellement (c’est le cas de le dire !) les trois points de suspension. Le malheur est que c’est le signe typographique le plus généreusement utilisé à travers tout son volume.
D’aucuns s’en sont étonnés. Il a la candeur (louable) de nous le dire, et la candeur (tout à fait désarmante) de se justifier ainsi : « A la suite de diverses critiques qui ont vu à tort dans les signes de coupure (…) des parties de textes à cacher, nous avertissons le lecteur que ces signes indiquent simplement des passages qui ne rentrent pas dans le cadre de notre démonstration » (op. cit., p.4, N.B). C’est exactement ce qu’on pensait, cher monsieur !
Le problème de Teilhard et ses moyens de le résoudre
Ces manipulations désastreuses nous laissent malgré tout entrevoir avec quelle profondeur Teilhard, très tôt, s’était posé le problème de la formulation de la foi chrétienne et catholique dans le contexte du nouvel univers mental issu de la science moderne et de la technique. Mais il est surprenant de voir ses disciples, qui maintiennent pour les critiques éventuelles le barrage d’une égale compétence scientifique et théologique rehaussé d’exigences susceptibles de le rendre à jamais infranchissable pour quiconque, quant à eux le sauter d’un pirouette.
M. Cuénot, multipliant les références aux lectures scientifiques ou culturelles où le Père a pu puiser dans les années décisives pour l’élaboration de sa pensée, ne peut pas ne pas remarquer lui-même que les lectures théologiques ne semblent pas avoir jamais pesé très lourd en ce bagage. Plus généralement, ce livre nous promène, avec une clarté méritoire, tout au long des moindres méandres de l’itinéraire intellectuel de Teilhard.
Or, pas une seule fois, après le temps de ses études théologiques scolaires, dont on ne nous dissimule pas qu’elles furent pitoyables, nous ne voyons le grand homme lire un ouvrage théologique quelconque, bon ou mauvais, ni moins encore recourir aux grandes sources du donné révélé ou de la tradition, ni même avoir un entretien sérieux avec un spécialiste de ces choses 3.
On nous apprend qu’il possédait un Nouveau Testament latin et qu’il en relisait de temps en temps quelques versets. A dire vrai nous l’aurions supposé tout seuls, de la part d’un bon prêtre ! Mais les Teilhardistes trouvent cela plus que suffisant pour la tâche envisagée. M. Cuénot n’hésite pas, en effet, à nous dire : « Elle (la culture du Père) semble à première vue assez peu soucieuse de théologie. Or le Père en était imprégné dans les résidences où il vivait : Les repas comportent la lecture bi-quotidienne des principaux ouvrages religieux passés ou actuels. Est-il besoin de rappeler que les prêtres lisent tous le bréviaire, se nourrissent des psaumes et des leçons ? » (op. cit., p.285, n.2).
C’est si beau qu’on croit rêver. Supposons qu’un théologien de profession écrive un livre sur l’évolution, plus précisément sur le passage de l’animal à l’homme, tel qu’il a dû s’opérer de fait, et que ce théologien se justifie d’entrer ainsi dans le domaine de la paléontologie et d’y trancher de haut en disant : « Ma culture semble à première vue peu soucieuse de science. Mais j’en suis imprégné : je lis régulièrement, en prenant mes repas, des périodiques de la plus haute importance scientifique, tels que « la Science et la Vie ». Est-il besoin de rappeler que nous utilisons pour y consigner notre méditation quotidienne, des cahiers au dos desquels il y a toujours la table de multiplication, et même certaines identités remarquables ? »… M. Cuénot ou ses pareils, nous demanderait sans doute si nous nous payons sa tête. Nous permettra-t-il de lui demander, après sa déclaration d’une équivalente ingénuité, simplement la même chose ?
Est-ce le savant que l’on critique en Teilhard ?
M. Cuénot s’est donné la peine de dresser une bibliographie aussi complète que possible des écrits les plus divers du P. Teilhard. Qu’il soit bien tranquille : nul théologien, fût-il intégriste, ne s’aventurera jamais à rompre des lances contre aucune des études de géologie ou de paléontologie qui y figurent.
C’est lorsque le Père se met à traiter des problèmes comme le péché originel, la personnalité de Dieu, son immanence dans la création, la liberté et la grâce, le vrai sens de l’Incarnation et de la Rédemption que les théologiens sont mis en éveil. C’est alors qu’ils ne peuvent faire autrement que demander d’après quelle autorité on intervient en ces matières.
Si tout ce qu’on a à leur répondre là-dessus revient à dire que le maître qu’on invoque, outre qu’il était (c’est indiscutable et indiscuté) un grand géologue et un grand paléontologue, lisait son bréviaire et, comme tout religieux, écoutait d’une oreille plus ou moins attentive les lectures pieuses du réfectoire, il est sûr qu’ils peuvent difficilement être satisfaits. Ce n’est pas parce qu’ils sont, comme on le leur dit gracieusement, des « demeurés ». C’est parce qu’ils sont sérieux, tout simplement.
Comme savant, le Père Teilhard, et les Teilhardistes, ne relèvent que du jugement des experts dans le domaine scientifique. Mais un tel jugement, leur fût-il à tous non moins favorable qu’à leur maître, ne les met, pas plus que lui, quand ils passent de la science à la théologie, au-dessus des critères qui s’imposent à toute pensée religieuse chrétienne digne de ce nom.
Et pourtant, bien qu’on nous ait prévenu qu’aucun théologien ne peut avoir ni la science, ni le génie, ni la sainteté suffisante pour analyser Teilhard et le critiquer, il est patent qu’il suffit d’être agrégé de grammaire et d’avoir hérité d’une partie des chromosomes d’un grand biologiste pour mettre en formules ce Teilhardisme de vulgarisation qu’on est en train de répandre parmi les laïcs après en avoir inondé les séminaires et les scolasticats d’ordres religieux ! L’humble hardiesse du disciple nous encourage à lui poser, à lui en tout cas, quelques questions.
Nos questions je le crois, n’ont absolument rien d’offensant pour la mémoire d’un prêtre profondément respectable, ni moins encore d’un savant reconnu, puisqu’elle ne le toucheront, précisément, pas le moins du monde en tant que savant. Ce n’est même pas d’ailleurs, à sa théologie telle qu’elle fut en elle-même, mais bien telle que ses disciples aujourd’hui le comprennent, que nous en avons.
Encore un fois, c’est à eux que nous nous adressons. Mais, j’ai le regret de devoir les prévenir : ils ne nous feront peut-être pas rentrer ce questions dans la gorge aussi facilement qu’ils l’imaginent. Je vais commencer par m’expliquer là-dessus en long et en large, qu’on n’ait crainte.
Lacunes d’une biographie
M. Cuénot s’est donnée beaucoup de mal pour dresser un inventaire exact des conférences innombrables qu’un prêtre, réduit au silence paraît-il, a données à Paris dans les années 1946 à 1951 (cf. op. cit., pp.310-311).
Certaines lacunes dans cette litanie de triomphes sont d’autant plus surprenantes… M. Cuénot ignore-t-il vraiment tout d’une réunion qui eut lieu chez M. Marcel Moré, où le P. Teilhard put exposer à loisir sa pensée devant la plupart des philosophes religieux de l’époque ?
Il est vrai qu’on y vit des esprit aussi différents (mais aussi peu étroitement cléricaux) qu’un Berdïaev, un Gabriel Marcel, un Vladimir Lossky poser avec insistance quelques questions gênantes au maître. Ils lui demandèrent notamment, de la façon la plus courtoise, mais, je le crains, le plus pressante, comment, dans son système, on pouvait distinguer l’achèvement du Corps mystique de la simple expansion d’un univers concentrationnaire.
Je ne me rappelle pas que les réponses offertes aient produit un grand effet sur l’auditoire, et, si mon souvenir n’est pas tout à fait confus, je crois même qu’il resta sur l’impression générale que la question ne s’étant jamais posée, semblait-il, on n’avait à proprement parler nulle réponse à lui faire…
Je sais bien que M. Cuénot nous parle vaguement d’un abominable traquenard où le pauvre Père aurait été une fois en butte, mais où ses fidèles lui auraient apporté, faute de mieux, leurs ferventes consolations. A ce dernier détail, je soupçonne fort le traquenard en question d’être simplement une figure pudique pour couvrir cette soirée fameuse où la planétisation, il faut l’avouer, ne fit pas une très brillante retraite. Elle n’y avait été, cependant, l’objet que des critiques les plus compétentes, et, je le répète, les plus courtoises. Je veux encore espérer que nous ne parlons pas de la même chose, sinon l’hagiographie serait ici surprise en flagrant délit de falsification.
Cette pratique, d’ignorer les critiques qu’on ne peut réfuter, tout en triomphant bruyamment des critiques inexistantes, est malheureusement une vieille habitude chez les Teilhardistes. M. Cuénot se gausse encore, et il y a de quoi, d’un écrit courageusement anonyme, intitulé L’Evolution rédemptrice du P. Teilhard de Chardin. Mais c’est pour établir à peu de frais que jamais la pensée teilhardienne n’a été critiquée, sinon par des débiles mentaux.
Il existe pourtant là-dessus un autre ouvrage, à peu près contemporain du précédent, mais signé sans crainte, celui-là, de l’abbé Louis Cognet, et dont l’ébauche parut ici même. L’exposé de la pensée du Père y était si objectif que Teilhard (je le tiens de bonne source) n’hésita pas à dire rondement que c’était sa pensée même et qu’elle n’avait jamais été plus fidèlement saisie. Les critiques qui faisaient suite à cet exposé étaient encore des plus respectueuses ; à vrai dire, c’était toujours plutôt des questions que des critiques. Cependant elles étaient une fois de plus d’une pertinence et d’une urgence qui pouvaient difficilement être récusées.
Le clan teilhardiste, je le constate une fois de plus, continue d’observer, comme il a observé et, dans toute la mesure du possible, fait observer jusqu’ici, un silence de mort au sujet de cet ouvrage.
Qui plus est, je me rappelle, et je suis loin d’être le seul, les fureurs soulevées par le seul bruit qu’il s’élaborait (alors qu’on ne savait encore rien de son contenu), puis les efforts multipliés pour empêcher qu’il vît jamais le jour : pressions indiscrètes sur une revue bien connue alors pour obtenir finalement la suppression d’un numéro tout composé, chantage à plusieurs éditeurs pour les dissuader ensuite d’imprimer le volume…
L’apport du Teilhardisme vu à travers M. Cuénot
Malgré ces précédents peu encourageants, j’arrive au cœur du débat. Quel est l’apport du Teilhardisme, tel qu’on le propage et qu’on le vante actuellement avec tant de véhémence publicitaire ?
Le premier point, bien entendu, d’après M. Cuénot, est ce qu’il appelle après son maître l’anthropogénèse dans la cosmogénèse. Entendons par là une vision évolutive du monde, où l’apparition de l’homme lui-même s’insère dans le développement du cosmos physique et comme son couronnement. Sur ce point, évidemment fondamentale, les teilhardistes semblent enfoncer une porte ouverte, et surtout s’attribuer gratuitement la gloire d’une opération d’ajustement des concepts qui s’est faite un peu partout à la fois.
Leurs cocoricos, si sonores soient-ils n’ont nullement fait lever le soleil. Même par des théologiens thomistes aussi chatouilleux que le Père Sertillanges ou le Père Labourdette, la possibilité de sauvegarder et d’exprimer le dogme de la création à l’intérieur de ce schéma est admise sans difficulté. Au surplus, si la théologie catholique du XIXe siècle et du début du XXe a eu tant de peine à s’y faire, ce n’est pas seulement parce que la théologie, à ces époques, n’était pas dans tout son lustre, c’est aussi et surtout parce que les savants eux-mêmes, alors, étaient les premiers à se montrer incapables de séparer l’idée d’évolution du plus étroit matérialisme.
Plus intéressante, mais déjà ambiguë nous apparaît ce concept, ou plutôt cette image, de la convergence. Entendons par là que le sens de l’évolution, vers l’homme et jusque dans l’humanité encore en développement, se ferait selon une loi de complexité croissante des relations entre les éléments du cosmos, allant de pair avec une centralisation progressive.
L’idée est, à première vue, d’un grand intérêt, car elle permet de placer sous un seul modèle mental les processus les plus divers, depuis la constitution des éléments chimiques jusqu’à l’unification technique et intellectuelle de l’humanité contemporaine, y compris le passage de ces deux seuil décisifs de la constitution de la matière vivante et de l’organisation cérébrale nécessaire à l’hominisation.
Il est intéressant de voir qu’un grand biologiste comme Julian Huxley, qui, lui non plus, n’avait pas peur des idées générales, était arrivé, semble-t-il, indépendamment, à peu près à cette même vue des choses qu’avaient inspirée à Teilhard ses recherches paléontologiques.
Il est permis de se demander, cependant, si, déjà sur ce point, nous ne sommes pas en présence d’une de ces formules plus verbales que vraiment philosophiques, qui vont se multiplier dans le Teilhardisme authentique des dernières années et qui, chez les disciples, brouilleront bien plus les choses par leur foisonnement qu’elles ne les expliqueront 4.
Louis BOUYER
- Sur la manière dont un supérieur religieux peut apprendre à des laïcs comment violer l’esprit de la loi dont il fait respecter la lettre, M. Cuénot a écrit une page tellement belle que les Provinciales en pâtissent quelque peu. Le Meilleur y est que tout humour en est absent, et qu’il n’y a pas ombre de polémique sous roche. C’est au contraire un pavé de l’ours ciselé avec amour. Nous en prospecterons bien d’autres dans les moraines du glacier Cuénot.
- On apprend plus loin le sens technique de ce terme.
- Ils ne manquent pourtant pas dans la Compagnie !
- Nous publierons la fin de cette étude dans notre prochain numéro