Une vieille question philosophique concerne la relation entre le groupe et l’individu, ce qui semble de ces sortes d’abstractions qui ne préoccupent que des philosophes et théologiens morts depuis longtemps. Mais il y a plus en jeu – bien plus – dans la question qu’il n’y semble au premier abord, tout depuis vivre une vie intègre jusqu’au sens de l’hérésie.
La plupart d’entre nous partent du principe que tout va bien ensemble – d’une certaine façon – jusqu’à ce nous rencontrions de profondes divisions, chez nous et chez les autres. Et nous prenons conscience que les choses ne vont pas si bien ensemble, loin de là, surtout dans les périodes troublées, c’est-à-dire tout le temps. C’est pour cela que chaque civilisation, jusque dernièrement la nôtre, a travaillé dur rien que pour empêcher que tout ne tombe en morceaux.
L’Eglise était autrefois l’institution universelle en Occident, l’unique corps qui n’essayait pas seulement d’inclure mais également de faire accepter toute vérité autant qu’humainement possible. Ce rapprochement permettait des différences et une liberté légitimes mais insistait également avec sagesse sur le fait qu’il y avait des limites inscrites dans la nature des choses. (La LGBTQ+ n’a pas de limite.)
L’absence de l’Eglise du centre vivant de notre civilisation explique pourquoi il y a tant excentricité et pire dans notre monde. Et il est regrettable que, même au sein de l’Eglise, il y ait eu également dernièrement un déclin marqué dans la valeur accordée à la plénitude de la vérité.
W.B. Yeats a écrit ces mots fameux : « le centre ne peut tenir/ Plus d’anarchie s’est échappée dans le monde. » Actuellement, beaucoup de gens, pour différentes raisons, ne veulent pas que le centre tienne – avec des résultats entièrement prévisibles. Vous pouvez comprendre cela, étant donné le pouvoir centralisateur de l’économie et de la politique mondialistes. Et pourquoi les commandements de Dieu également, transmis par l’Eglise, peuvent sembler n’être autre chose qu’une autre tyrannie mondialiste. Mais se contenter d’invoquer « la diversité » ou « l’inclusion » n’élimine pas de tels dangers, et en fait empire les choses.
La révolution numérique a semblé un moment donné être pure magie, amenant le groupe en contact étroit, une sorte d’unité mondiale – jusqu’à ce que nous voyions le résultat. Une nouvelle Tour de Babel, par tous ses usages, prend rapidement le chemin de l’ancienne : des gens davantage en contact mais parlant de façon inintelligible les uns pour les autres, multipliant les incompréhensions et les divisions, s’éparpillant en tribus qui se querellent.
C’était pratiquement inévitable étant donné les mauvaises fondations sur lesquelles les révolutionnaires du numérique ont bâti. Ils professent l’ouverture d’esprit et le désir de bien agir, mais sont stupéfaits de découvrir des notions différentes et peu conciliables sur ce à quoi nous devrions être ouverts – ou non. Sans parler du Bien ; aucun algorithme n’est de beaucoup d’utilité dans ce but.
Notre regretté collègue James V. Schall, S.J., a été enterré au cimetière de Santa Clara Mission vendredi, auprès de confrères jésuites et non loin des tombes de ses père et mère. Et pas loin non plus des quartiers généraux des béhémoths de la Silicon Valley – Google, Facebook et leurs multiples collaborateurs et comparses.
Google et Facebook traitent d’immenses quantités d’informations, d’un ordre de grandeur au-delà de ce qui était imaginable par le passé. Le groupe est fort chez eux. Ils peuvent transmettre des milliards d’images et de messages, quasi instantanément, partout dans le monde. Mais c’est une illusion de croire qu’ils créent une sorte d’unité ou d’harmonie multiculturelle. Ou qu’ils pourraient le faire.
Des illusions similaires ont infecté là aussi beaucoup de monde dans l’Eglise. La sorte de sagesse qui vous dit quoi faire de toute cette information, comment mener une vie satisfaisante, pleine de sens et intégrée ne peut être trouvée au milieu de l’inondation numérique de 0 et de 1.
Pour cela, vous avez besoin d’une intelligence, comme le sage vieux prêtre qui vient d’être mis en terre.
L’Eglise n’a bien sûr pas grand chose à dire sur l’informatique quantique, les plates-formes numériques ou les techniques médicales de pointe. Mais comme « experte en humanité », ainsi que Jean-Paul II l’a exprimé, elle a une joliment bonne compréhension de la nature humaine et des vertus et pratiques sociales qui mènent au vrai bonheur humain et à une bonne vie.
Et c’est finalement pourquoi la souffrance et la mort de Jésus, Dieu Incarné, révèlent la seule véritable unité. Raison de plus pour laquelle l’éclipse de la sagesse de l’Eglise derrière la crise des abus sexuels en série et la gestion maladroite de tout le bazar ici et à Rome est un désastre, non seulement pour l’Eglise, mais pour un monde en recherche d’un centre unifiant.
L’Eglise également a besoin d’un centre stable. La semaine passée, une vingtaine de penseurs catholiques ont sorti une lettre ouverte appelant les évêques du monde à faire quelque chose concernant les « hérésies » que le pape François aurait introduites en s’exprimant de façon ambiguë. Leurs jugements sont parfois eux-mêmes ambigus. Mais la signification d’une hérésie, quand elle existe, ne devrait pas l’être.
De nos jours, le mot hérésie ne signifie rien pour la majorité des gens, même s’ils sont catholiques. Cela résonne comme rien d’autre qu’une opinion différente, le genre de chose que nous tolérons allègrement dans nos démocraties pluralistes modernes.
Mais si le catholicisme signifie un véritable universalisme – pas le faux universalisme de la science, de la technique ou d’idéologies variées – alors sélectionner une vérité (haeresis, en grec, signifie sélection) et l’opposer à d’autres vérités, ou exagérer son importance au-delà de sa place appropriée a des conséquences pour l’Unique qui nous a sauvé du chaos du simple Plusieurs.
Beaucoup pensent, par exemple, que la façon dont la miséricorde, l’accompagnement et le discernement sont exercés sous la papauté actuelle déforme les rôles de la vérité et de la justice et risque de transformer la miséricorde en indulgence sentimentale sur des sujets comme le divorce et le remariage, l’homosexualité et la peine de mort. L’unité ne peut se reposer sur de bons sentiments.
De même, l’accent mis actuellement sur la synodalité et l’évangélisation au détriment de l’unité et de la doctrine semble souvent promouvoir une simple préférence locale, une émotion personnelle mais peu de contenu dans un monde où le christianisme a déjà été réduit à quelques mots à la mode sur l’amour et l’inclusion – le monde ayant depuis longtemps montré qu’il les trouvait plats et était fatigué de les entendre.
Réconcilier la multiplicité appropriée de la liberté humaine avec des demandes de vérité cohérente n’est jamais facile, et cela devient plus difficile encore maintenant que le raisonnement technique est devenu tellement puissant qu’il a pratiquement pris la place de notre réflexion sur le bien, le vrai et le beau.
Mais la vraie sagesse est toujours là, comme une graine sous la neige, attendant les bonnes conditions – et les gens droits – pour fructifier à nouveau.
Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président de l’Institut Foi & Raison de Washington.
Illustration : « Saint Augustin en débat avec les hérétiques » par le groupe Vergos, vers 1463 [Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone, Espagne]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/05/08/the-many-and-the-one/