[ … ] Il chargea Nibiriou (le Zodiaque) de les mesurer tous,
Afin que nul ne soit ni trop long ni trop court…
Il ordonna à la lune de marquer le temps
[…] « Au début du mois, quand tu t’élèveras au-dessus de la terre,
Tu brilleras pendant six jours comme un croissant en arc.
Puis comme un demi-disque le septième jour », etc.
Et caetera : les choses se passent ainsi parce que tel est le bon plaisir de Mardouk. L’idée de chercher au-delà de l’observation une réalité objectivement représentable n’apparait nulle part dans ce long poème, et, hors leurs chiffres merveilleusement scrupuleux, ni Kidinnou, ni Bérose (a), ni aucun astronome mésopotamien ne se préoccupèrent apparemment jamais d’en savoir davantage.
De Bérose au prix Nobel
Quand Bérose s’exila à Cos, chez les Grecs, ceux-ci essayèrent de comprendre de quoi il parlait. Vitruve (b) nous a laissé ce qu’il crut apparemment être un résumé de son enseignement et quoique l’ayant lu et relu dans diverses traductions, je veux être pendu si j’y comprends goutte (c ). Cet aveu me coûte d’autant moins que les gloses les plus satisfaites ne m’ont guère paru plus limpides : les glossateurs n’ont pas mieux compris que moi, c’est clair, ni d’ailleurs que Vitruve, ni sans doute que le Grec copié par Vitruve. C’est apparemment que Bérose n’éprouvait nul besoin de représenter l’objet de sa science.
On voit certes bien, en lisant Vitruve, que pour l’astronome babylonien, la lune avait une face blanche et une face bleue. On voit aussi que les phases s’expliquaient par un bizarre mouvement de rotation de l’astre sur lui-même tandis qu’il survole la terre. On voit bien enfin que cela explique tout. Le seul ennui, c’est qu’on ne peut pas le représenter. Si la terre est plate, comment la lune se couche-t-elle ? Où disparait-elle à ce moment-là ? D’où vient-elle quand elle se lève ? De cela, Bérose ne se soucie pas.
Et pourquoi s’en soucierait-il, dès lors que son système est suffisant pour appuyer ses calculs et que ses calculs permettent de prévoir avec une merveilleuse précision ? Je crois entendre la réponse excédée de Bérose aux astronomes grecs accourus à Cos pour s’initier à ses méthodes : « Où va la lune ? D’où vient-elle quand on ne la voit pas ? Mais tout cela, cher collègue, c’est de la métaphysique ! Quelle idée vous faites-vous donc de la science ? La science, c’est ce qui se voit. Pour le reste, et si la science ne vous suffit pas, adressez-vous au Grand Mardouk. »
Nul ne peut plus dire si Bérose et Kidinnou croyaient vraiment au Grand Mardouk. Mais s’ils n’y croyaient pas, si le dieu n’était pour eux qu’une clause de style, alors c’est par pure docilité scolaire, et je dirai par distraction, que nous nous obstinons à répéter que la science moderne a commencé avec les Grecs. La façon de concevoir les choses d’un Archimède ou d’un Hipparque, c’est celle d’une science qui a commencé à mourir au début de ce siècle avec Planck, Born, Dirac, Heisenberg. Rien ne ressemble plus à une tablette d’éphémérides babyloniennes que les tableaux pour lesquels Heisenberg représentait vers 1925, ses « carrés infinis ». Heisenberg se proposait de calculer la suite des valeurs que peut prendre l’énergie d’un atome et les probabilités de passage d’une de ces valeurs à une autre. Il avait alors 24 ans et travaillait avec Max Born dont la philosophie scientifique pouvait s’exprimer ainsi : « Il faut prendre les phénomènes tels qu’on les mesure ; le problème n’est pas de comprendre, mais de calculer. » Heisenberg renonça à comprendre, aligna les éléments de ses tableaux… et obtint ce qu’il cherchait, avec le prix Nobel en prime (d).
A peu près au même moment, l’Anglais Dirac déclarait que « la nouvelle mécanique, c’était l’ancienne, mais calculée avec une algèbre non commutative », c’est-à-dire une algèbre où 2 x 3 ne donnent pas le même résultat que 3 x 2. Moyennant quoi Dirac obtint lui aussi le Nobel en prévoyant une foule de phénomènes inconnus à l’époque, et notamment la plupart de ces particules dont les journaux nous annoncent périodiquement que l’on vient encore d’en découvrir une dans quelque chambre à bulles (e ). Si ce n’est pas là de la science babylonienne, je demande que l’on m’explique ce que c’est.
Une mort exagérée
Il est vrai qu’il y a le Grand Mardouk. On ne trouve aucune référence au Grand Mardouk dans les comptes rendus de l’Académie des sciences, ni dans la Physical Review. Mais si l’on examine à quoi servait le Grand Mardouk dans la science babylonienne, on se prend à réfléchir. En fait, il tenait lieu de réponse à toute question gênante, j’entends pour le savant babylonien. Par exemple, il subtilisait à point les astres à leur coucher et les redisposait infatigablement à l’orient à l’heure prévue par le calcul. Sans lui, Ki eût été contraint d’imaginer la rotondité de la terre, entre autres choses inconfortables. Le Grand Mardouk permettait de ne pas penser. Il permettait de ne se poser aucun problème au-delà du calcul.
Eh bien ! tout compte fait, je me demande si les bruits concernant le décès de cet antique personnage ne sont pas quelque peu exagérés, comme disait Mark Twain en parlant de l’annonce de sa propre mort par les journaux. A mon avis, jamais la santé du Grand Mardouk ne fut si florissante. Sinon, comment pourrait-on être un savant en 1971 et effacer de son âme toute angoisse, tout désir d’en savoir plus sur l’homme et l’univers que ce que nous en montrent nos sens, tout espoir de dépasser un jour le monde clos des nombres (f).
Non seulement la science ne nous guérit pas de cette angoisse bienfaisante, éternel moteur du progrès humain, mais elle nous invite à l’approfondir. Le Grand Mardouk n’assoupit que ceux qui dorment.
Aimé MICHEL
Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique parue dans France Catholique – N° 1257 – 15 janvier 1971.
(a) Bérose le Chaldéen, dont le nom en akkadien, sa langue natale, signifierait « Bel est mon berger », né à Babylone au IIIème siècle av. J-C., était astronome, historien et prêtre du dieu tutélaire de Babylone, Mardouk, encore appelé Bel ou Baal. Il est resté célèbre pour sa théorie de l’Eternel Retour, reprise par les stoïciens.
(b) Vitruve (vers 90-20 av. J.C.) est l’auteur d’un traité d’architecture en 10 livres dédié à l’empereur Auguste. C’est le seul traité de ce genre qui nous soit parvenu de l’Antiquité. La première édition imprimée, à Rome en 1486, compila plusieurs manuscrits dont aucun ne comportait le texte complet. Chaque livre aborde un thème : les matériaux de construction, les temples, l’adduction en eau, les machines etc. ; le neuvième livre est consacré aux sciences utiles à l’architecte, dont la géométrie et l’astronomie. La BNF a mis en ligne trois traductions en français de l’ouvrage (1547, 1673, 1847).
(c ) Voici le texte en question, extrait du livre IX dans la traduction de 1847 due à Ch.-L. Maufras que l’on peut consulter dans la base Gallica de la BNF
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k23663n.image.r=Vitruve.f339.langFR) :
« Du croissant et du décours de la lune. Bérose ayant quitté la ville ou le pays des Chaldéens pour aller en Asie [Mineure], y professa la science chaldéenne. Il y enseigna que la lune était un globe dont la moitié est d’une éclatante lumière, tandis que l’autre a une couleur bleue ; que, lorsque faisant sa révolution dans son orbe, elle se trouve sous le soleil, attirée alors par ses rayons et par1a force de sa chaleur, elle tourne vers lui sa partie brillante, à cause de la sympathie que ces deux lumières ont entre elles ; que, tandis que sa partie supérieure est ainsi tournée par attraction vers le disque du soleil, la partie inférieure, qui ne reçoit point ses à rayons, paraît obscure, à cause de sa ressemblance avec l’air ; que, se trouvant perpendiculairement exposée à l’action des rayons du soleil, elle en réunit tout l’éclat sur sa face supérieure, et s’appelle alors première lune.
Il ajoute que, poursuivant sa marche en se dirigeant vers l’orient, elle est moins soumise à l’action vive du soleil, et que l’extrémité de sa partie brillante apparaît à la terre comme un filet de lumière ; qu’alors on l’appelle seconde lune ; que s’éloignant ensuite de plus en plus du soleil par son mouvement journalier de rotation, elle prend successivement le nom de troisième et de quatrième lune ; qu’au septième jour, lorsque le soleil est vers l’occident, la lune se trouvant au milieu du ciel, entre l’orient et l’occident, laisse voir à la terre la moitié de sa partie éclairée, parce qu’elle est alors éloignée du soleil de la moitié du ciel ; qu’enfin, lorsque entre le soleil et la lune s’étend tout l’espace du ciel, lorsque le soleil regardant en arrière du fond de l’occident, aperçoit à l’orient le globe de la lune, cette planète étant alors dans le plus grand éloignement où elle puisse être des rayons du soleil, montre, le quatorzième jour, à la terre, toute sa partie éclairée sous la forme d’un disque entier ; qu’ensuite diminuant chaque jour, et s’avançant par ses mouvements successifs de rotation, vers l’accomplissement du mois lunaire, soumise de nouveau à l’action du soleil, et se retrouvant au-dessous de ses rayons, elle complète alors le nombre de jours qui constituent son mois. »
(d) Werner Heisenberg (1901-1976) obtint le prix Nobel en 1932 « pour son travail de physique relatif à ses recherches sur la mécanique quantique ». En 1925 il découvre le principe d’incertitude et propose la première formalisation de la mécanique quantique fondée sur l’usage de matrices. Curieusement il réinventa à cette occasion l’algèbre matricielle due initialement au mathématicien anglais Arthur Cayley (1821-1895). Une matrice est un tableau rectangulaire (ou carré) de nombres. La somme de deux matrices A et B de mêmes tailles est une matrice dont chaque élément est la somme des nombres de même position des matrices de départ (même ligne et même colonne). Le produit de A par B est aussi une matrice mais son calcul est moins simple : ainsi, pour obtenir l’élément de la matrice-produit situé dans le coin supérieur gauche (première ligne, première colonne) on doit combiner la première ligne de A (par exemple, 2 et 3) avec la première colonne de B (par ex. 4 et 5) en multipliant entre eux les éléments correspondants puis en les additionnant (soit 2 x 4 + 3 x 5 = 23). On fait de même pour toutes les lignes de A et toutes les colonnes de B (ce qui suppose que le nombre de lignes de A est égal au nombre de colonnes de B, sinon le produit est impossible). Il est facile de vérifier que le produit de deux matrices n’est pas commutatif : la matrice A x B n’est pas identique à la matrice B x A. Ce mode de calcul du produit, apparemment arbitraire, simplifie grandement les calculs lors de la résolution de problèmes variés, et pas seulement en physique quantique.
(e ) Paul Dirac (1902-1984) partage le prix Nobel avec Erwin Schrödinger en 1933, un an après Heisenberg, pour « la découverte de formes nouvelles et productives de la théorie atomique ». Ce prix récompense plusieurs découvertes : notamment, en 1928, celle d’une équation relativiste décrivant l’électron, dite équation de Dirac, dont il déduit, en 1931, l’existence d’une particule nouvelle, identique à l’électron sauf qu’elle porte une charge positive ; c’est l’anti-électron ou positron. L’année suivante l’existence de cette antiparticule est confirmée expérimentalement ce qui lui ouvre la voie du Nobel. Le positron est la première découverte d’une longue série d’antiparticules. Lorsqu’elles se rencontrent une particule et son antiparticule s’annihilent en dégageant une énorme énergie. L’ingénieur Robert Forward, dans un livre passionnant écrit avec le journaliste scientifique Joel Davis, Les Mystères de l’antimatière (trad. par l’astrophysicien N. Prantzos, Le Rocher, 1991), fait le point scientifique et technique de cette question ; il décrit les usages fascinants qui pourraient être fait de l’antimatière… si on pouvait la produire en plus grande quantité, la stocker de manière sûre et utiliser l’énergie d’annihilation de manière efficace !
(f) Aimé Michel fait souvent usage de ce parallèle passé-présent pour nous éviter d’être des « provinciaux » du temps. Parce que nous en savons plus que les Anciens nous pouvons (tenter de) comprendre les obstacles qui les empêchaient de poser les bonnes questions et de faire des découvertes pourtant à leur portée : souvent des préjugés provenant d’« évidences » qui n’en étaient pas. Mutadis mutandis nous nous heurtons aujourd’hui à aux mêmes obstacles, car fausses évidences et préjugés sont toujours avec nous, d’autant plus forts qu’ils peuvent se fonder sur une science plus sûre d’elle même. Aimé Michel n’aura de cesse de mettre en garde contre ce qu’il appelle des « superstitions » : croire qu’on sait quand on ne sait pas.
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Pour découvrir la pensée d’Aimé Michel, il faut lire :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.
Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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