Le Bal des Vampires a investi le Théâtre Mogador, faisant suite à l’inoubliable la Belle et la Bête ! La société de production Stage Entertainment a pris le risque d’un musical polémique et décalé en donnant au sulfureux Roman Polanski, non seulement un blanc-seing pour réaliser l’adaptation française de son film sorti en 1967, mais en lui confiant également les cordons de la bourse pour une mise en scène onéreuse et pharaonique. Dans la forme, le pari est plutôt réussi. Mais sur le fond, le pervers est dans le fruit !
Aux premières notes de l’orchestre, le rideau violet zébré de noir et estampillé d’une mâchoire de vampire s’efface pour laisser place à une vidéo projection évocatrice qui nous transporte aux confins enneigés et transis de la Transylvanie, terre natale de la légende de Frankenstein. Un tout jeune homme, Alfred (Daniele Carta Mantiglia doué d’une belle signature vocale assortie d’un accent italien prononcé), assistant du professeur Abronsius aussi chenu que féru de vampires et de science (joué avec maestria par David Alexis), trouvent refuge dans une auberge où le soir venu, tout le monde arbore des colliers d’aulx (ou d’ail !) en scandant le leitmotiv : « l’ail ça vaut de l’or ». Tous veulent se persuader que le remède ancestral les mettra hors d’atteinte des ombres qui rôdent.
Chagall l’aubergiste juif (transfuge de Polanski dans le livret ?) cache deux secrets et un trésor : il crie haut et fort que les vampires n’existent pas, et par crainte de représailles, et pour éconduire les curieux. Ensuite, il échappe à la tyrannie de sa bourgeoise gironde et acariâtre, en se donnant avec entrain à des amours ancillaires avec sa servante, Magda, chrétienne et rousse, qui n’en peut mais ! Enfin, il tache de soustraire sa fille Sarah, qui aura « 17 ans en décembre », aux convoitises protéiformes de la gente masculine. Une bonne fessée scénique n’est pas de trop pour lui faire entendre raison quand elle cherche à s’émanciper !
Hélas, ses précautions paternelles s’avèrent bien inutiles, car le bel Alfred – ayant surpris Sarah dans son bain et admiré, comme toute la salle d’ailleurs, l’intégralité de sa chute de reins (bien plus convaincante que la scie des aigus poitrinés de Raphaëlle Cohen) – en tombe aussitôt amoureux. Mais il ignore qu’il a un rival dans le maître des lieux, le comte Von Krolock, prince des vampires qui a jeté son dévolu sur la candeur de cette oie blanche. C’est Stéphane Métro qui incarne le comte et qui domine tout le cast des épaules et de sa puissante voix de basse. Prince des ténèbres, il confesse « qu’il aimerait être saint ou même le dernier des hommes » plutôt que condamné à satisfaire « son insatiable appétit » d’hémoglobine et de chair fraîche. Mais chaque nuit, il assiège l’âme de Sarah en lui susurrant que « Dieu est mort aux méandres de l’oubli » tandis qu’elle gît, offerte dans son tub, pareille à Marat livré au couteau de Charlotte Corday ! « Écoute ma voix, elle te prend par le cou car j’ai pris dans ma toile, le désir qui t’emballe (…) On ne crève que des désirs inassouvis » et comme « le plaisir est notre seule morale, tu vas toucher le Graal. » Polanski aime flirter avec l’interdit voire le blasphème et n’hésite pas à faire dire à l’aubergiste Chagall, devenu vampire à son tour, en désignant le Christ cloué sur un crucifix tendu par la servante Magda pour le tenir à distance : « Je suis juif ! Tu t’es trompée de vampire ! »
Dès lors, même si les rebondissements sont nombreux, la scénographie et les décors ambitieux servant à merveille l’intrigue, les effets dignes des meilleurs standards du film d’horreur dans une mise en scène millimétrée destinée à faire flipper le public avec l’intrusion fréquente de bataillons de vampires et autres morts-vivants grimés et costumés parmi les spectateurs, le propos de l’auteur est très loin d’un second degré, très loin d’un remake bon enfant d’Halloween ! En effet, Polanski a souvent été obsédé par un univers morbide et satanique (que l’on songe à son film Rosemary’s baby) et son Bal des Vampires se plait à évoquer une humanité torturée et monstrueuse qu’on dirait surgie du pinceau de Jérôme Bosch, foule de cadavres putrides tout droit sortis de leur tombeau pour entonner leur credo nihiliste – « c’est l’heure d’injecter la nuit (en Sarah) comme un baptême ! » – et pour mimer dans un ballet acrobatique et suggestif une tournante dont Sarah fera les frais soi-disant à son corps consentant. Cette horde grimaçante caparaçonnée de noir et d’argent finit par délivrer (d’une manière volontairement inaudible dans le traitement du son en salle ?) l’ultime message du spectacle : « Sucer jusqu’à l’os, c’est notre refrain ! »
Si Polanski assure qu’il a conçu ce musical pour un public familial – » béni soit qui mal y pense »- de notre côté, gardons-nous d’y conduire nos chères têtes blondes pour les fêtes ! A chacun son Graal…