LE FUTUR DE L’HOMME EST LE SURNATUREL - France Catholique
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LE FUTUR DE L’HOMME EST LE SURNATUREL

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M. CLAUDE TRESMONTANT1 est un philosophe aberrant, une sorte d’erreur de programme dans l’histoire de la philosophie française contemporaine, ce que les biologistes qui étudient les monstres appellent si justement une chimère. En effet, quoique philosophe français, M. Tresmontant persiste à dire que la philosophie existe ; il n’a pas, pour commencer, pris le soin universellement requis chez nous de scier la branche sur laquelle il a fait ses études en « démontrant » d’une mille et unième façon que la philosophie est morte et que les interrogations philosophiques ne sont que bruit de voix ; il ne consacre sa carrière ni à commenter les commentateurs de Descartes, de Kant et de Marx, ni (ce qui se porte bien aussi) à rendre complètement obscures et incompréhensibles les grandes intentions des philosophes anciens ; enfin, comble de l’égarement, M. Tresmontant n’est pas un ignare intégral, il en est même le contraire : il lit les savants ! Et de leur fréquentation assidue il a tiré cette conclusion, que mes lecteurs connaissent bien 2. : les philosophes, proprement suicidés, ont certes cessé d’exister, paix à leur âme, ne fatiguons pas les tables tournantes à essayer de recueillir les propos bafouilleurs qu’ils s’obstinent à nous adresser du monde incertain où ils ont chû. Et pour retrouver les éternelles questions philosophiques, mais complètement renouvelées par les découvertes des savants, entrons avec ceux-ci dans les laboratoires. Tel est le thème de son dernier livre (a). En deux cent quinze pages fermes et limpides, il résume les principales questions métaphysiques (eh oui, métaphysiques) que posent à l’homme contemporain les découvertes de la cosmologie, de la physique, de la biologie, de la paléontologie humaine, de la théorie générale des sciences ; il examine enfin l’idée de causalité et le problème du mal. Et chacun de ces chapitres ouvre des sujets de méditation nouveaux, lourds de mystères imprévisibles au temps où les grands philosophes toujours cités les avaient abordés. Considérons par exemple l’existence de l’univers, problème rejeté sans un mot par la philosophie contemporaine comme vide de sens, ou alors abordé par des esprits comme Heidegger avec le plus complet dédain pour ce que les savants nous en ont appris. Du temps que les philosophes en discutaient encore, l’affaire pouvait se réduire à des hypothèses trompeusement simples : la matière est en soi éternelle, ou bien elle a été créée par Dieu, ou bien c’est la création de Dieu qui est éternelle. Mais que dire maintenant que l’on sait que l’univers est une histoire, qu’il vieillit, que son temps macroscopique est irréversible, qu’il ne présente aucune différence philosophique avec n’importe quel autre phénomène promis au changement et à la décrépitude ? Maintenant surtout que l’on sait que ce vieillissement est une évolution, et que cette évolution va quelque part ?3 Savoir cela change le tout de tout, et il est vain de chercher des lumières (ou des raisons de ne pas chercher) chez des auteurs qui n’en avaient aucun soupçon. De même, l’être vivant est devenu quelque chose de totalement différent du point de vue philosophique depuis que l’on sait, par la biologie moléculaire, l’informatique théorique et la paléontologie, qu’il se présente comme un langage, et un langage en voie de complexification perpétuelle, matérialisant en lui-même un perpétuel accroissement d’information. Que peuvent avoir à dire encore Descartes, Kant ou Marx, ou leurs exégètes, sur l’être vivant, et surtout sur le plus complexe d’entre eux, l’homme, alors que de leur temps l’idée même d’information n’existait pas ? Rien du tout ! Pas plus d’ailleurs que notre contemporain Heidegger, qui prétendit réfléchir en se passant de la science, pas plus que Sartre, dont Tresmontant rappelle le mépris à l’égard de la Nature : elle est « de trop », selon notre existentialiste ! Risible mot d’auteur !4 Mais Tresmontant ne montre pas seulement que la philosophie ne peut plus se passer de savoir, et que la science, inversement, conduit inéluctablement à un renouveau de la philosophie. Il montre aussi que la nouvelle philosophie doit emprunter à la science ses méthodes. La vraie raison, la vraie connaissance, dit-il en substance, s’appuient sur l’expérience. D’où l’échec grandiose de toutes les tentatives de déduction rationnelle (ou prétendue telle) a priori, qui ont cru pouvoir apprendre sur les choses en se passant des choses, par la simple réflexion sur des principes prétendument évidents. Rien n’est évident en soi. Pour savoir, il faut aller voir. Et Tresmontant donne de cette méthode, appliquée à l’anthropogenèse, une illustration saisissante. Certains, dit-il, se demandent si l’évolution de l’homme est achevée, et leurs arguments pour ou contre reviennent toujours à parier inconsidérément sur un avenir inconnu : l’homme évoluera encore, puisqu’il a toujours évolué jusqu’ici ; ou bien n’évoluera plus, puisque malgré tout on n’observe aucun changement depuis vingt ou trente mille ans. Mais, remarque Tresmontant, les faits sont les faits : or, le fait historique dont nous sommes depuis trois mille ans les témoins, c’est l’existence d’un peuple, le peuple hébreu, et c’est l’introduction dans l’âme humaine, par le truchement de ce peuple, d’un germe nouveau qui ajoute aux vieilles lois de l’évolution causale la conscience d’un appel vers l’avenir, la marche vers une relation personnelle de l’homme avec Dieu5. Avant que ce germe fût déposé dans l’homme, celui-ci ne pouvait voir en lui-même que le jouet aveugle et désespéré de forces qui le dépassent (l’homme est l’animal qui sait qu’il mourra, qui ne comprend pas ce qu’il fait là, qui tremble et s’ennuie). Après, il découvre devant lui le sens de cette épreuve. La mort n’est plus la mort, mais un passage. L’histoire nous apprend donc que l’évolution de l’homme se poursuit, mais en sortant de la Nature pour pénétrer dans la surnature de l’amour divin. Le futur de l’homme c’est le surnaturel. La singularité de l’homme, c’est cette formidable mutation, dont nous sommes non seulement l’objet, mais aussi, s’il nous plaît, les co-auteurs6. Que le lecteur ne s’imagine pas connaître le livre admirable de Tresmontant après ces quelques lignes. Qu’il le lise ! Je ne doute pas que ce faisant, une lumière et une joie toutes nouvelles l’envahiront à mesure qu’il découvrira combien ce qui est convient au plus profond de notre cœur. Oui, ce monde immense et plein d’énigmes est nôtre ! Oui, notre destinée est infinie ! La prétendue vérité triste n’était qu’une invention de cancres7. Aimé MICHEL (a) Claude Tresmontant : Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques (Le Seuil, 1976). Chronique n° 248 parue dans F.C. – N° 1535 – 14 mai 1976 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 octobre 2015

 

  1. Né en 1925 à Paris, Tresmontant rencontre à vingt ans « l’inattendu bouleversant du Christ ». Éveillé par la mission populaire protestante, baptisé à l’âge adulte, il préfère l’Église catholique. Il étudie la philosophie à la Sorbonne puis l’hébreu avec Édouard Dhorme, « savant extraordinaire » qui tenait la chaire d’Ancien Testament, et l’exégèse avec Maurice Goguel et Oscar Cullmann, qui ont tenu la chaire de Nouveau Testament (les deux chaires ont été supprimées après mai 1968). Boursier du C.N.R.S. au cours de ses études, il a de longues discussions avec plusieurs scientifiques dont il disait qu’ils furent ses maîtres. Il enseigne la philosophie des sciences et l’histoire de la philosophie médiévale à la Sorbonne. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages sur la philosophie des sciences, l’histoire de la pensée chrétienne, la langue et la date de composition des Évangiles, son œuvre vise à intégrer les connaissances scientifiques et l’enseignement de la Révélation « dans l’unité d’une vision du monde intelligible, désirable et vérifiable » (J.-Y. Chevalier : De la métaphysique biblique à la philosophie chrétienne, F.-X. de Guibert, Paris). Son audience est grande : « Le Seuil est son éditeur et Le Monde l’adore » (Pierre Chaunu : L’historien en cet instant, Hachette, 1985, p. 135). L’Institut de France le reçoit comme membre correspondant, puis lui accorde un de ses Grand Prix en 1987. Pourtant il se heurte à de dures oppositions en raison de thèses contraires aux idées dominantes et, sans doute aussi, de son caractère ombrageux, parfois excessif et imprudent. L’université lui refuse toute promotion : le maître restera maître-assistant. « Le Monde l’aime moins, Le Seuil le fait attendre » (p. 136). Puis c’est l’opposition frontale de l’abbé Pierre Grelot, professeur à l’Institut Catholique, spécialiste de l’araméen, membre de la Commission biblique pontificale. Le motif de la querelle est Le Christ hébreu (O.E.I.L., 1983, dont une réédition en format poche est attendue ce mois-ci chez Desclée de Brouwer), ouvrage où Tresmontant soutient que les hébraïsmes des Évangiles montrent qu’ils ont été rédigés en hébreu du vivant du Christ, non à la fin du 1er siècle. Il s’agit en apparence d’une simple question de date et de source mais en réalité c’est « ce que les Églises ont enseigné pendant dix-huit siècles » (Chaunu, op. cit. p. 137) qui est en jeu. Pour Tresmontant la thèse de la composition tardive des Evangiles n’a « aucune base scientifique mais seulement philosophique » ; elle se fonde sur le rejet du miracle et de la prophétie, la volonté de dissocier la « Vérité de l’Evangile » de la « vérité historique », ce qui exige de laisser aux légendes chrétiennes le temps de se former. (On trouvera dans les chapitres VII à IX de Chaunu, op. cit. une synthèse polémique mais bien informée sur cette querelle et quelques précisions sur les arguments de Tresmontant dans la note 5 de la chronique n° 332, La providence et les microscopes… – Certaines ignorances sont providentielles, 07.04.2014). Jean Salem note : « En France, Tresmontant a eu quelques lecteurs, et surtout (…) dans les milieux scientifiques. Du côté universitaire, son effort est resté sans écho (on aurait peine à trouver un compte-rendu de ses principaux ouvrages) » (in Denis Huisman, dir. : Dictionnaire des philosophes, P.U.F., 1993). Tresmontant meurt le 17 avril 1997 sans avoir ébranlé « un certain mur d’indifférence ou de scepticisme » (Pierre Colin, article sur Tresmontant de l’Encyclopaedia Universalis en ligne). Pour un résumé de l’œuvre de Claude Tresmontant on pourra consulter par exemple : Problèmes de notre temps, O.E.I.L., Paris, 1991, recueil de chroniques dans La Voix du Nord (1977-1990) et Quel avenir pour le christianisme, F.X. de Guibert, Paris, 2001, recueil d’une dizaine de textes courts.
  2. Sur le « suicide » des philosophes voir par exemple la chronique n° 80, Questions aux philosophes (16.11.2009) et la note 4 ci-dessous. Dès la première chronique où il mentionne son nom (n° 86, Dans l’abîme du temps – Des êtres mortels ont su inscrire un message qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel, 12.09.2011) Aimé Michel regrette la « méfiance » dans laquelle sont tenus des philosophes tels que Tresmontant par leurs collègues adeptes du « galimatias »
  3. L’évolution cosmique et biologique joue un rôle central chez Aimé Michel et chez Claude Tresmontant. Prenant le contrepied de nombre de philosophes et de scientifiques, tous deux ont défendu l’idée dans de nombreux textes, que l’homme n’est pas un intrus dans l’univers mais au contraire l’aboutissement actuel d’un très long processus qui va se poursuivre : « (…) l’univers est ainsi construit, physiquement, qu’il est capable de supporter et de recevoir la création en lui des êtres vivants et pensants. Certains savants, depuis le début de ce siècle, supposaient que l’apparition de la vie et à plus forte raison des êtres pensants dans l’Univers est un accident, un défaut d’asepsie. Les travaux qui sont en cours montrent au contraire que l’Univers est physiquement préadapté depuis ses origines pour permettre la genèse des êtres vivants et pensants. » (Tresmontant, L’homme et l’Univers in Problèmes de notre temps, op. cit., p. 335). « Tout se passe comme si l’histoire de la vie était orientée vers la formation d’un être pourvu de conscience et capable de se penser lui-même et de penser l’Univers dans lequel il vient d’apparaître. » (Tresmontant, L’histoire de la Création, op. cit., p. 351 ; cette chronique de 1982 est un excellent résumé de la vision évolutive cosmique de Tresmontant dans un univers en création continue). « L’ordre du monde peu à peu révélé par la science fait apparaître le plan d’une orientation universelle des choses en direction de la conscience et de la pensée. » (Chronique n° 94, Petit supplément au livre de Ruth, 18.01.2010). « La science, comme je l’ai maintes fois souligné ici, découvre avec une clarté croissante que l’univers est finalisé. Ce n’est pas une machine aveugle. Une pensée l’anime. » (Chronique n° 257, Le dieu des savants – Les horreurs de la nature et la loi morale dans un univers animé par une pensée, 25.02.2013). Bien entendu cette interprétation des résultats obtenus par la science n’est pas elle-même un résultat scientifique, surtout lorsqu’elle conduit à une vision prophétique de l’avenir. Il s’agit bien de vues métaphysiques mais formées en prenant sérieusement en compte les données scientifiques. Notons également qu’en dépit de leurs convergences les positions d’A. Michel et C. Tresmontant divergeaient sur certains points importants comme la valeur de la raison humaine, voir la chronique n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ? Il y a tant de choses que je ne sais pas… – Science et religion sont-elles en guerre à mort permanente ? (21.04.2014).
  4. Voici ce que Tresmontant écrit à ce propos : « C’est (…) un dogme dans l’Université, en France, que la pensée philosophique, l’analyse philosophique, ne doivent pas partir de l’expérience scientifiquement connue. Non, il ne doit et il ne peut y avoir aucun rapport entre la philosophie et les sciences de la nature. La philosophie et les sciences de la nature suivent des routes divergentes. (…) Elles font bande à part. Un exemple magnifique de cette attitude, un modèle, un archétype du philosophe français, nous est fourni par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. (…) Lorsque Sartre et Simone de Beauvoir faisaient leurs études à la Sorbonne, c’était la grande aventure de la physique moderne, c’était en 1927-1928, les grandes découvertes cosmologiques de Lemaître, Friedmann, Hubble, Humason. Parcourez les Mémoires de Sartre et de Simone de Beauvoir : vous n’en trouverez pas trace, pas une allusion à ces grandes découvertes, à ces grandes révolutions de la science. Ni l’astrophysique, ni la physique, ni la biologie, ne les ont jamais intéressés le moins du monde. C’est ce qui explique leur philosophie a-cosmique (…) » (Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques, op. cit., pp. 8-9.)
  5. Claude Tresmontant développe cette idée en détail dans Le Problème de la Révélation (Seuil, Paris, 1969) dont l’originalité est de replacer Israël dans le cadre général de l’évolution cosmique et biologique. Il y voit « un peuple germinal, le mutant d’une espèce nouvelle (…) qui commande à une transformation de l’humanité entière » (p. 53). « La Révélation (…) est la communication par Dieu à l’homme d’une information » (p. 141) par l’intermédiaire d’un homme, le prophète. La Révélation n’est pas seulement la communication d’une information, au sens de message, d’enseignement, mais aussi d’une connaissance, d’une norme, qui édifie une structure semblable à un corps, à savoir le Peuple Israël. Cette norme c’est le Décalogue. On ignore quand et comment il a été élaboré avant d’être formulé tel qu’il se présente en Exode 20 et Deutéronome 5 mais « un fait est certain, c’est que ce code se trouve en Israël au VIIIe siècle avant notre ère, au moins, et en fait probablement beaucoup plus tôt. » (p. 122). Deux hypothèses se présentent. Selon la première, le Décalogue serait une œuvre purement humaine élaborée progressivement par des théologiens hébreux prenant conscience d’un certain nombre d’exigences morales. Selon la seconde, il serait une révélation accordée par Dieu à Moïse et ce dernier l’aurait reçue de manière toute passive, imposée du dehors. Tresmontant rejette à la fois l’une, où l’homme fait tout, et l’autre, où il ne fait rien, et tient que la Torah peut-être à la fois œuvre humaine et œuvre divine, « l’œuvre divine consistant à informer du dedans l’intelligence humaine, à l’aider de l’intérieur pour qu’elle atteigne petit à petit à la claire vision, au discernement de ce qui est bon pour l’homme et de ce qui est mauvais pour l’homme » (p. 123). Cet enseignement se heurte à deux résistances : « d’une part la dégradation de l’information contenue dans le message originel des prophètes d’Israël à cause des processus de transmissions, de copies, de traductions, etc. Et d’autre part, la haine, toujours actuelle, à l’encontre du contenu de cet enseignement, tel qu’on peut encore le comprendre malgré les difficultés inhérentes à la lecture de textes très anciens. Les deux processus se conjuguent et s’allient pour écarter loin de ceux qui la détestent cette littérature hébraïque subversive… » (p. 151). C’est qu’en effet, l’enseignement des prophètes fondé sur le Décalogue est subversif de l’ordre établi. Ainsi il critique violemment les cultes rendus aux idoles (Ezechiel les qualifie de « boules de fumier »), les sacrifices humains, le syncrétisme religieux, la magie, les injustices, les crimes, les mensonges. Les idoles c’est dépassé dira-t-on, est-ce si sûr ? Pour faire comprendre le rejet dont l’enseignement des prophètes est l’objet Tresmontant prend l’exemple de la France et de l’Allemagne pendant la guerre de 1914-1918 alors que régnait le nationalisme intégral faisant de la Nation la valeur absolue. « La vérité ? La justice ? Ce ne sont que des abstractions à côté de cette valeur qu’est la Patrie, la Nation. Le juif Dreyfus est-il innocent ou coupable du crime de trahison qu’on lui impute ? Peu importe. Ce qui compte, et cela seul compte, c’est l’intérêt supérieur de la Nation et donc de l’Armée. (…) Si alors un homme s’était levé (…) pour dire : Écoutez, il n’est pas possible que cette guerre soit juste à la fois dans les deux camps. (…) peut-être est-elle illégitime des deux côtés à la fois (…) nul doute qu’il n’eût subi, tout comme les prophètes d’Israël, le traitement qui est dû à celui qui met en question une religion établie, un culte idolâtrique. » (pp. 193-194). Alors tout est bon pour refouler cette vérité qui nuit au moral des troupes : censure de la presse, déformation de l’information, persécution des protestataires. Et Tresmontant enfonce le clou avec les accents radicaux d’un Jacques Ellul : « L’abomination de la désolation, c’est lorsqu’un culte, comme celui de la Nation érigée en Valeur absolue, se trouve associé dans les Églises au culte du Dieu vivant et de la Vérité crucifiée. Alors tout est mélangé, tout est confondu, et tout devient infect. » (p. 195) (sur Ellul voir la chronique n° 395, L’homme qui rêvait dans la caverne – Petit chahut au fond de la classe à propos d’un article de Jacques Ellul, 21.09.2015). L’enseignement des prophètes d’Israël présente deux caractères distinctifs : la continuité et le développement. D’Abraham à Ieschoua de Nazareth, pendant dix-huit siècles, ces prophètes qui « appartiennent à des milieux différents, à des contextes économiques différents », qui « ont des tempéraments, des caractères différents (…) disent fondamentalement la même chose. Non seulement ils disent, comme des scribes, mais ils vivent, ils sont persécuté, ils consacrent leur existence, et ils meurent pour enseigner la même chose. » Ils se distinguent en cela des philosophes qui, même lorsqu’ils appartiennent à une même école, se contredisent ; et ils expliquent pourquoi : parce que leur enseignement ne vient pas d’eux, parce qu’ils sont informés « par une parole qui les transcende encore qu’elle vienne habiter en eux. » Quant au second caractère, le développement, sa reconnaissance doit beaucoup à la critique biblique qui a permis de distinguer des étapes dans la formation de la pensée théologique d’Israël. « Le culte, la législation, la pratique des sacrifices, tout cela a évolué, et dans un certain sens » allant sous l’influence des prophètes vers une plus haute spiritualité, « un monothéisme humaniste de plus en plus délivré des antiques représentations magiques et sacrificielles ». « C’est parce que, peut-être ou sans doute, Dieu veut obtenir la coopération intelligente et active de l’homme dans ce processus qui vise à faire une humanité nouvelle, qu’il procède petit à petit, progressivement et du dedans, par approximations progressives, je dirais presque en tâtonnant. Comme le dira un prophète, il apprend à l’homme à marcher… » L’année suivante Claude Tresmontant livrait L’enseignement de Ieschoua de Nazareth (Seuil, Paris, 1970, réédité au format poche en 1980, actuellement épuisé mais qu’on trouve facilement en occasion) qu’il avait écrit en mai 1969, juste après le précédent dont il constitue la suite logique. Plusieurs années plus tard Aimé Michel m’avait dit « Lisez-le, c’est un chef d’œuvre » (je crois bien que c’est le seul livre dont il m’ait dit ça). Je l’avais déjà lu ; j’en ai lu bien d’autres par la suite sur cet inépuisable sujet, souvent intéressants, parfois savants, bien sûr contradictoires, mais très peu, deux ou trois peut-être, m’auront autant frappé par la clarté, la vigueur, la hauteur de vue, et pour tout dire la sensibilité et l’intelligence que celui-là. Il est bien rare que les livres sur les évangiles soient à la hauteur de leur sujet dont ils ne donnent trop souvent que des images réduites, affadies, voire mesquines. Ce n’est pas le cas de Tresmontant qui est parvenu à restituer quelque chose de la force du message originel, à la fois si évident, si conforme à ce qui est « au plus profond de notre cœur » et si étrange. C’est sans doute la raison pour laquelle je ne tenterai pas de le résumer. Ce qu’il écrit en introduction suffira, je pense, à donner une idée de son contenu et de son ambition : « On présente très souvent l’enseignement évangélique comme s’il se réduisait à un vague moralisme, à un humanisme un peu sentimental, un peu efféminé. On estime que tout se résume dans le précepte : “Aimez-vous les uns les autres…” Une philanthropie, en somme, mais moins efficace que la fraternité révolutionnaire. Un rêve un peu mièvre. Une religion pour les femmes et pour les faibles. Or, en méditant sur l’enseignement du dernier des prophètes d’Israël, il nous a semblé qu’il contenait en fait une science, extrêmement riche et profonde. Non pas seulement, ni même d’abord, une “morale” comme on l’entend aujourd’hui, mais une science authentique, et portant sur l’être, c’est-à-dire une ontologie. Bien plus encore, une science portant sur les conditions, sur les lois de la genèse de l’être inachevé qu’est l’homme. Une science qui nous découvre les lois et les conditions de la création d’une humanité encore inachevée, et en train de se faire, les lois normatives de l’anthropogenèse. Plus encore : les lois et les conditions, pour l’humanité, de son achèvement ultime, c’est-à-dire de sa divinisation. » (À comparer à ce qu’écrit le philosophe Jean-Pierre Dupuy : « J’en suis venu à croire que le christianisme constituait un savoir sur le monde humain, non seulement supérieur à toutes les sciences humaines réunies, mais source d’inspiration principale de celles-ci », voir fin de la note f de la chronique n° 20, Le « jugement dernier » : nous avons les moyens de notre extermination, 04.01.2010. À comparer aussi à la thèse de René Girard dont J.-P. Dupuy se réclame, voir par exemple la note 5 de la chronique n° 332, La providence et les microscopes... – Certaines ignorances sont providentielles, 07.04.2014). Ajoutons pour finir que quelques années plus tard, Tresmontant avait tiré les conséquences de l’enseignement des prophètes d’Israël dans une vaste synthèse de la doctrine chrétienne (ses « dogmes » pour employer un mot qui n’est plus compris) intitulé Introduction à la théologie chrétienne (Seuil, Paris, 1974). J’ai donné quelques indications à ce propos dans la note 2 de la chronique n° 376, Du bon usage de la baleine – Pourquoi je prends la mystérieuse baleine de Jonas comme on la conte (04.05.2015).
  6. « Car de Dieu nous sommes co-ouvriers. » (Paul, Première Épître aux Corinthiens, 3, 9), ce que Tresmontant comprend ainsi : « Le christianisme est une doctrine selon laquelle la création tout entière a un but, une finalité, et cette finalité n’est rien d’autre que la participation personnelle des êtres créées capables de cette destinée à la vie personnelle de Dieu. La finalité du christianisme est donc proprement surnaturelle. Si l’on oublie, ou bien si l’on méconnaît cette finalité, toute la doctrine chrétienne devient inintelligible. Du point de vue du christianisme, l’Univers a pour but de permettre la genèse d’êtres capables de prendre part à la vie de l’Unique incréé. C’est son unique destination, et, selon le christianisme, l’homme n’a pas d’autre destinée, pas de destinée de rechange ou au rabais. » (Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques, op. cit., p. 207). Il s’agit d’un point essentiel de la doctrine chrétienne. Il aide notamment à comprendre pourquoi l’Univers n’a pas été créé d’emblée dans l’état de perfection qui sera le sien à la fin des temps, celui poétiquement promis par Isaïe et par Jean, où le lion paîtra avec l’agneau et où se lèvera la Jérusalem céleste. Car ce n’est évidemment pas la même chose d’être jeté malgré soi dans un monde créé sans nous (même parfait) et d’en être le participant volontaire, le co-créateur.
  7. Allusion à l’interrogation d’Ernest Renan, « Qui sait si la vérité n’est pas triste ? », voir la chronique n° 247, Il n’y a pas de raccourci – Sectes et scientistes tentent de délivrer l’homme du mystère du monde (14.09.2015), dont la note 5.