Le pape benoît XVI a réfléchi longtemps au geste du pape Célestin V et il lui a rendu hommage. Il a affronté les crises de son pontificat, car, il l’a dit en 2010 à Peter Seewald, on ne peut pas dire « un autre s’en chargera ». Il accepte de façon anticipée la démission du cardinal O’Brien : il laisse la maison en ordre et purifiée.
Il savait aussi qu’il ne pourrait plus affronter un voyage transatlantique, mais il ne voulait pas décevoir les jeunes qui se préparent au grand rendez-vous de la JMJ de Rio de Janeiro en juillet prochain en disant : « Le pape ne viendra pas ». Une JMJ sans le Pape n’est pas une vraie JMJ.
Alors, la dernière tempête apaisée, il annonce la fin de son pontificat. Un autre ira à Rio. De même que lui est allé à Cologne pour le rendez-vous fixé par Jean-Paul II.
Il essaye de réduire l’impact au minimum : aucun geste théâtral, aucune parole théâtrale. Aucun tsunami. Il fonde en douceur et en humilité, dans le cœur du Christ : il inaugure son nouveau statut le premier vendredi du mois de son saint patron, saint Joseph.
En raison : c’est un choix éminemment raisonnable. Et dans la foi : une foi pure, émondée. Qui ne refuse pas l’émotion : le Pape dit encore son émotion à l’annonce de la disparition du cardinal Jean Honoré, le jour où il se retire, ou devant la foule de Castelgandolfo qui accueille avec ses ovations son citoyen d’honneur. Mais une foi où il n’y a aucun sentimentalisme. Ce qui l’émeut, lors de l’audience du mercredi 27 février, c’est de voir vibrer l’Église sous ses yeux, de percevoir la vie profonde de l’Église, et le don du Créateur : « Merci de tout cœur, je suis vraiment ému. Et je vois l’Église vivante ! Et je pense que nous devons dire aussi merci au Créateur pour le beau temps qu’il nous offre maintenant, encore en hiver ».
Il répond, explique-t-il, au dernier angélus, le 24 février, à un nouvel appel du Christ à monter sur la montagne. Et pour sa dernière audience du mercredi, il se livre même, mais en père spirituel qui communique son expérience spirituelle à ses enfants : « Ma décision de renoncer à l’exercice actif du ministère, ne révoque pas cela. Je ne retourne pas à la vie privée, à une vie de voyages, de rencontres, de réceptions, de conférences, etc. Je n’abandonne pas la Croix, mais je reste de façon nouvelle auprès du Seigneur Crucifié. Je ne porte plus le pouvoir de la charge du gouvernement de l’Église, mais dans le service de la prière je reste, pour ainsi dire, dans l’enclos de saint Pierre ». Ce sera, concrètement, l’enceinte du Vatican.
En obéissant à la voix intérieure, il fait « l’œuvre de Dieu » : « Saint Benoît, dont je porte le nom comme pape, me sera d’un grand exemple en cela. Il nous a montré le chemin d’une vie, qui, active ou passive, appartient totalement à l’œuvre de Dieu ».
Une nouvelle communion s’est établie entre Benoît XVI et le monde : certains, désarçonnés, cherchent à comprendre et écoutent ses raisons. D’autres, parfois non moins désemparés, ont cependant compris et l’en estiment et l’en aiment encore davantage. Mais il y a une forme de deuil à vivre. La séparation est réelle. Il met lui-même le mot « fin » à son pontificat. Ce n’est pas sans un deuil pour lui et pour l’Église, pour chacun. Une fois éteint le son joyeux des cloches de Rome, une fois disparue à l’horizon — ou des écrans géants — la colombe blanche que dessinait dans le ciel l’hélicoptère papal, une fois finie son allocution à Castelgandolfo, la foule restait là, place Saint-Pierre, un peu perdue. Et sur la petite place où le Pape venait de parler pour la dernière fois en tant que pape, seule la jolie fontaine chantait dans la nuit. On n’arrivait pas à partir. Le Pape était là, et pourtant à vingt heures, il avait décidé de ne plus être « le » pape. De s’effacer pour un autre. Pour un Autre.
Il semble qu’un grand triduum ait commencé pour l’Église : après ce deuil, il y a la « vacance » du Siège apostolique et la prière de l’Église avec Marie comme un grand samedi saint, en attendant la joie annoncée par la fumée blanche, le bourdon de Saint-Pierre, et la voix du cardinal protodiacre qui proclamera en latin l’Habemus Papam de la loggia des bénédictions.
Benoît XVI a laissé des messages exigeants avant de se retirer : il n’a pas laissé l’Église ni les cardinaux sans provisions pour la route. Surtout, l’amour de l’Église, vivante. Le Christ ne permettra pas qu’elle « coule ». Il le redit en citant Romano Guardini, son maître. Elle vibre et elle vit : l’Église « n’est pas une institution imaginée et construite sur le papier… mais une réalité vivante… Elle vit dans le cours du temps, en devenir, comme tout être vivant, en se transformant… Et pourtant dans sa nature, elle demeure toujours la même, et son cœur est le Christ ». « Elle vit, elle grandit, elle se réveille dans les âmes », insiste Benoît XVI : « L’Église est un corps vivant, animé par l’Esprit-Saint et qu’elle vit réellement de la force de Dieu. Elle est dans le monde, mais elle n’est pas du monde : elle est à Dieu, au Christ, à l’Esprit ».
Et puis la communion. Celui qui avait dit que l’unité de l’Église serait une priorité de son pontificat, a plusieurs fois repris des cardinaux sur ce point. Cette semaine, tant le mercredi que le jeudi, le Pape a remercié ses collaborateurs de l’avoir soutenu, entouré de leur dévouement, de leur affection. Mais il leur a demandé davantage : de grandir encore dans la communion comme les instruments d’un bel orchestre pour arriver à l’harmonie que donne l’Esprit Saint. Il leur rappelle leur raison d’être : le service de l’Église — la passion de l’Église — et de l’humanité.
Et puis le fondateur a des paroles fondatrices, car comment s’ajuster au Souverain Pontife, quand on est Pontife romain émérite ? Il indique le chemin : « Je désire vous dire que je continuerai de vous être proche par la prière, spécialement dans les prochains jours, afin que vous soyez pleinement dociles à l’action de l’Esprit-Saint lors de l’élection du nouveau pape. Que le Seigneur vous montre celui qui est voulu par lui. Et parmi vous, au sein du Collège cardinalice, se trouve aussi le futur pape auquel dès aujourd’hui je promets une révérence et une obéissance inconditionnelles. »
Il poste un dernier « tweet » avant de retrouver les gazouillements des « Villas pontificales », véritable réserve ornithologique : « Merci pour votre amour et pour votre soutien. Puissiez-vous expérimenter toujours la joie de mettre le Christ au centre de votre vie ! »
Il disait, la veille : « Je voudrais que chacun se sente aimé de ce Dieu qui
nous a donné son Fils pour nous et qui nous a montré son amour sans frontières. Je voudrais que chacun connaisse la joie d’être chrétien. » Un amour qui exige une réponse. Là est la conversion. La joie de la conversion.
Telle est la joie du « pèlerin » qui marche avec son Dieu et qu’il voudrait communiquer à tous, une joie perceptible sur le beau visage de Benoît XVI dans la lumière du soir. Il commentait avec les cardinaux l’Évangile des disciples d’Emmaüs : « Reste avec nous, Seigneur car déjà le soir tombe ».
Vingt heures. Voilà le soir, la Garde suisse se retire tandis qu’au Vatican le Camerlingue, le cardinal Tarcisio Bertone, qui n’est plus Secrétaire d’État mais chef de la Chambre apostolique, reçoit la férule de velours et va apposer le sceau de cire rouge aux appartements pontificaux. Au même moment aussi, le cardinal Doyen du collège cardinalice avertit les représentations pontificales dans le monde — 180 pays — de la « vacance » du Siège apostolique. Les affaires de la secrétairerie d’État passent sous la responsabilité du « Substitut », Mgr Giovanni Angelo Becciu. La fonction des chefs des dicastères cesse : ils passent sous l’autorité des « Secrétaires ».
L’autorité papale ne se remplace pas. Il y a bien « vacance » et rien ne se substitue à l’autorité du Successeur de Pierre. Mais la gestion des affaires courantes et l’organisation du conclave sont réparties entre la Chambre apostolique (Camerlingue, Vice-Camerlingue — Mgr Celata —, Auditeur général — Mgr Sciacca —, sept prélats, un notaire, laïc), et la Congrégation générale du collège cardinalice, sous l’autorité du Doyen, le cardinal Angelo Sodano — naguère élu par ses pairs.
L’Assemblée, convoquée par le Doyen pour le 4 mars, doit fixer la date du conclave et réfléchir aux priorités pour l’Église aujourd’hui. Pour les affaires courantes, c’est la « Congrégation particulière » qui gère : elle se compose du Doyen et de trois cardinaux tirés au sort tous les trois jours. Pour des affaires plus graves, elle doit consulter la Congrégation générale. Mais jamais aucun de ces organes de gouvernement intérimaire ne prend des décisions durables au-delà de la « vacance ».
Aucun ne saurait exercer l’autorité papale : c’est bien ce que signifient l’annulation du sceau de plomb et de l’anneau du pêcheur et les scellés apposés aux appartements pontificaux.
Surtout, les cardinaux ont pour mission d’entraîner toute l’Église dans la prière, et de se mettre à l’écoute de l’Esprit Saint. Le Consolateur. Car le pape absent, l’Église a besoin d’être consolée.
Le pape absent, l’Église se tourne vers celui qui est le vrai Pasteur, le Christ,
vivant au milieu d’elle. L’absence, le retrait est aussi un appel à une conversion radicale au Christ. Paradoxe de la vacance du siège apostolique dont l’atmosphère rappelle quelque chose du Samedi saint, et la « vacance » du tabernacle : le retrait du Chef visible porte à redécouvrir, plus profondément dans la foi, le Chef invisible. En cette Année de la foi, le Pape entraîne les baptisés sur ce chemin de purification.
Sa présence allait de soi. Même si l’on continuait à ne pas faire ce qu’il disait. On avait encore du temps. Jusqu’à un jour lointain où Dieu le rappellerait à lui. On allait célébrer Pâques, continuer et achever l’Année de la foi. Il allait publier son encyclique sur la foi, son exhortation apostolique sur la Nouvelle évangélisation, et faire quelques canonisations, annoncées le 11 février, justement ! Eh bien non, changement de programme. Il anticipe. Les repères habituels se dérobent, des noms inconnus de personnes et d’organismes sont prononcés. Des gestes jamais ou rarement vus sont accomplis. Il secoue la torpeur. En plein carême.
Et pourtant tout semble couler de source. Les premières photos de l’étonnante retraite immergée dans la verdure sont celle d’un rosaire, prié à 16 h, comme à l’accoutumée, dans les jardins, aux pieds de la statue de la Vierge blanche — le pape émérite ne porte plus le camail pontifical mais il a enfilé les confortables chaussures mexicaines, marron —, et celle du geste du semeur qui lance généreusement des miettes aux poissons du bassin, une manne en hiver.
Le fondateur est serein, il a emporté avec lui Hans Urs von Balthasar et il continuera à jouer Mozart, le soir. Mais ce n’est pas un retour à une « vie personnelle », « pour soi »: celui qui a dit « oui » au Christ ne s’appartient plus. Le don de soi à Dieu, à l’Église, au monde, prend une forme nouvelle, mais c’est un don sans retour : « Toi, suis-moi », dit le Christ ressuscité à Pierre.
Le geste inouï de celui qui demeure Benoît XVI indique ce don, dans l’amitié avec le Christ et dans la communion fraternelle, comme le socle de la Nouvelle évangélisation dont il a rien moins que posé les fondements.