Le film « Silence » - France Catholique
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Le film « Silence »

Martin Scorsese sort, le 8 février en France, un nouveau film sur le thème de la tentation — d'après le roman, paru en 1966, du grand écrivain japonais et catholique Shusaku Endô (1923-1996) – qui raconte la persécution des jésuites au Japon au XVIIe siècle. Le Pape a reçu le réalisateur et l'Église fait bon accueil à un film qu'on ne peut pas conseiller pour autant à tous les publics à cause de sa violence. Le père Nicolas Steeves, prêtre jésuite, qui enseigne à l’Université pontificale grégorienne de Rome, répond à nos questions sur le dilemme du père Rodrigues que ses persécuteurs japonais veulent faire apostasier par la torture et la dialectique…
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À deux reprises le héros entend une voix intérieure. Qui lui parle ? Dieu ?

Nicolas Steeves : C’est une question difficile ! Et – si je puis me permettre – vous faites bien d’interroger un jésuite, formé à discerner les esprits selon l’école de st Ignace de Loyola… Lorsque j’ai vu la scène capitale du film où le P. Rodrigues entend une voix intérieure qui l’appelle à renier sa foi en piétinant une image du « Christ aux liens », je me suis demandé : « Mais qui lui parle intérieurement ici ? Dieu ? le diable ? » Il est difficile de savoir, dans une situation si tragique et si violente, de qui viennent les « motions intérieures ». Est-il crédible qu’un Dieu, silencieux depuis des années, comme l’indique le titre du film, parle tout à coup très clairement ? Cette voix n’est-elle pas plutôt celle de « l’ennemi de la nature humaine » (Ignace de Loyola, Exercices spirituels 7) qui tente le P. Rodrigues en se faisant passer pour « l’ange de lumière » (ES 332) ?

Le pape François rappelle sans cesse que le diable existe, qu’il cause la division, et qu’il nous faut lutter contre lui. Mais comment discerner quand il nous tente « sous apparence de bien » (ES 10) ? St Ignace nous donne la règle suivante : « Le propre de l’ange mauvais, qui se transforme en ange de lumière, est d’entrer dans les vues de l’âme fidèle et de sortir avec les siennes, c’est-à-dire en présentant des pensées bonnes et saintes, en accord avec cette âme juste, et, ensuite, d’essayer peu à peu de faire aboutir les siennes en entraînant l’âme vers ses tromperies dissimulées et ses intentions perverses. »

Revenons au film Silence. Que dit la voix intérieure au père Rodrigues ? « Avance à présent. Ce n’est rien. Foule-moi aux pieds. Je comprends ta douleur. Je suis venu au monde pour partager celle des hommes. J’ai porté cette croix pour ta douleur. Ta vie est désormais à mes côtés. Un pas. » En somme, des pensées bonnes et saintes, qui portent cependant à l’abomination de l’apostasie. Comment le pauvre Rodrigues pourrait-il discerner clairement qui lui parle, lui qui est exténué par les mauvais traitements, bouleversé par cinq apostats japonais torturés devant lui et qu’il peut sauver, harcelé par les arguments rationalistes de l’apostat Ferreira et la douceur mielleuse de l’inquisiteur japonais ? Une voix lui présente des pensées bonnes et saintes, qui le poussent apparemment à plus d’humilité et de compassion… au seul prix de fouler une pauvre image et d’apostasier, au moins extérieurement… N’est-ce pas une bonne affaire ?

On pourrait donc à bon droit penser que c’est Satan qui tente Rodrigues. Toute­fois, S. Endo et M. Scorsese disent que cette voix est celle de Jésus. Le P. James Martin, jésuite américain, conseiller spirituel du film, ajoute que le P. Rodrigues pourrait bien ici atteindre la « troisième sorte d’humilité » dont st Ignace parle au n° 167 des Exercices spirituels, cette humilité où « je désire être tenu pour insensé et fou pour le Christ qui, le premier, a été tenu pour tel, plutôt que sage et prudent dans ce monde ».

Il est cependant permis de débattre de ce point. En effet, selon st Ignace, une telle humilité présuppose d’abord qu’on n’envisage pas de « transgresser un commandement, soit divin soit humain, qui oblige sous peine de péché mortel », et que « en outre, même au prix de tout le créé ou si l’on en venait à m’ôter la vie, je n’envisagerais pas de commettre un péché véniel » (ES 165-166). Or, selon le droit canon, apostasier publiquement et clairement la foi chrétienne est un péché si grave qu’il entraîne l’excommunication automatique… sauf en cas de violence subie ! Peut-on dire que Rodrigues vit une humilité suprême ? C’est à débattre.

Dieu ne pourrait pas demander par charité pour ceux qu’on torture que ce qui n’est qu’une image soit foulé aux pieds ?

Bien sûr, ce film peut être interprété de bien des façons ! Notamment, en arguant que le P. Rodrigues est orgueilleux et autocentré, et que sa quête du martyre est ambiguë. Au risque d’être anachronique, on pourrait dire qu’il voit le martyre en romantique, pour devenir un « héros ».

Ferreira l’apostat plaide d’ailleurs en ce sens devant Rodrigues. L’humiliation suprême d’être désormais vu comme un apostat scandaleux en Europe pourrait alors être vue comme un bien pour lui ; il éviterait ainsi l’orgueil, qui, selon st Augustin, est le péché originel…

Rodrigues rappelle la sous-prieure des Dialogues des carmélites de Georges Bernanos. Le sacrifice suprême que l’aumônier exige de cette femme est de renoncer à mourir guillotinée : ainsi, elle ne sera jamais une martyre « élevée à la gloire des autels » ; son destin est d’être oubliée. Cette humiliation est la grâce qui la sauve. Un raisonnement semblable pourrait s’appliquer à Rodrigues.

En outre, on pourrait affirmer qu’il pose un grand acte de charité en libérant d’autres d’un supplice infâme et infamant. Mais le Jésus de l’Évangile nous invite aussi à juger les faux prophètes à leurs fruits (Mt 7, 15-16). Et les fruits que porte Rodrigues l’apostat, selon la suite du film, c’est d’abord un acharnement concret contre tout ce qui est chrétien au Japon. Il est devenu un « collabo », sans aucune joie ni paix intérieure visible.


Tout le monde n’est donc pas appelé au martyre ?

Qu’est-ce que le martyre ? Selon l’étymologie grecque, le martyr est un témoin. Or, toute notre foi chrétienne est fondée sur le témoignage. Je m’explique. À un niveau fondamental, entre personnes humaines, nous ne pouvons pas connaître ce qui habite quelqu’un d’autre – ses sentiments, ses pensées, ses goûts – si cette personne ne nous témoigne pas ce qu’elle vit intérieurement, si elle ne nous le révèle pas. De même, nous ne pouvons pas savoir qui est Dieu s’il ne nous témoigne pas personnellement qui Il est, ce qu’il fait, ce qu’il veut pour nous. Le témoignage qu’il nous adresse est ce qu’on appelle la « Révélation divine », qui culmine et s’accomplit en Jésus-Christ, « témoin fidèle » (Ap 1, 5) du Père. Or, pour que son témoignage se transmette dans le temps et dans l’espace, il faut une chaîne de témoins qui sont fidèles à Jésus : cette chaîne forme ce qu’on appelle la « Tradition ».
Qui sont ces témoins ? Il y en a de deux sortes. Certains témoins ont eu une vie édifiante, pétrie de grâce et de pardon des péchés ; d’autres ont eu une mort remarquable, souvent sanglante, au nom de leur foi. Cette seconde sorte de témoins a reçu le nom de « martyrs » de la foi.

Il faut cependant ici opérer une distinction capitale, parce que les médias rendent compliquée notre compréhension de ce qu’est le martyre. Si les musulmans aussi parlent de « martyrs », leur conception du martyre diverge intrinsèquement de notre conception judéo-chrétienne. Le grand théologien suisse Hans Urs von Balthasar dit que trois « notes » sont nécessaires pour qu’on puisse parler de martyre chrétien : la liberté, la vérité, la charité. Selon ces trois notes, il est clair que se faire exploser en tuant des innocents, comme le font certains « martyrs de l’islam », est aux antipodes de la conception chrétienne du martyre. Essentiellement, le martyr chrétien meurt comme Jésus-Christ, librement et par amour, pour témoigner de la vérité, sans que d’autres en souffrent.

Bernanos nous aide à mieux le comprendre. La finale des Dialogues des carmélites offre une merveilleuse théologie chrétienne du martyre : là où, pour obéir à Dieu, la sous-prieure doit renoncer à son désir violent et orgueilleux de mourir guillotinée, la pauvre et frêle Sœur Blanche de l’Agonie du Christ trouve par grâce divine la force de monter à l’échafaud en chantant, alors que sa vie jusqu’alors a été régie par la peur et la faiblesse.

Aucun chrétien ne doit choisir de mourir martyr par volontarisme. Le martyre n’est pas un suicide ; c’est une grâce que Dieu donne, dans des circonstances très particulières, à certaines personnes, d’offrir librement leur vie par amour désintéressé et comme témoignage à la vérité de la foi. En revanche, tous les chrétiens sont appelés à témoigner de leur foi dans la vie de tous les jours.

Vous qui enseignez sur la foi, que penser de la thèse plus ou moins développée dans le film suivant laquelle, en somme, l’acte de foi suprême consisterait justement en l’apostasie par amour pour son prochain ?

Je ne suis pas sûr que ce soit explicitement la thèse que développe le film. En revanche, lors de l’avant-première à Rome, M. Scorsese a évoqué la thèse selon laquelle tout croyant est appelé à « transcender sa foi » pour la rendre plus vraie. Selon la théologie catholique, cependant, cette thèse n’est vraie que si on s’entend bien sur ce dont on parle.

Partons d’un point clair. Toute foi a une « vie » ; toute foi doit être vivante. Notre foi en Christ est née à un certain moment (en général, le baptême) sous l’action de la grâce, comme l’enseigne le concile d’Orange II. Cette foi est appelée à vivre et à grandir, faute de quoi elle dépérit et peut même mourir. Avoir été baptisé ne garantit en rien qu’on « a la foi » pour toujours. L’apostasie ou l’hérésie sont des cas extrêmes d’une foi sans vie, mais selon le Concile de Trente (cf. Jc 2, 17), une « foi » qui ne se traduit pas en charité concrète est, elle aussi, morte. Au fond, le grand risque que court la foi, risque dénoncé sans cesse par l’Ancien Testament, c’est l’idolâtrie.

Qu’est-ce qu’un idolâtre ? En bref, toute personne qui se fixe sur une image de Dieu et donc qui cesse de le chercher tel qu’Il est en vérité. « Si tu le comprends, ce n’est pas Dieu », dit st Augustin (Sermon 52). Dieu est paradoxal et au-delà de toute représentation fixe : Il est à la fois juste et miséricordieux, tout-puissant et humble ; il est éternel mais entre dans l’histoire, et ainsi de suite. Il n’est pas l’un au détriment de l’autre. Nous, en revanche, risquons toujours de nous faire des images tronquées de Lui et ainsi d’ensabler notre foi, de la bloquer, d’être des idolâtres.

C’est pourquoi Dieu lui-même, en se révélant, nous invite à aller toujours plus loin dans notre vie de foi. Nous devons contempler la vie de Jésus dans toutes ses étapes, comme Dieu et comme homme ; nous sommes invités à connaître Dieu à travers l’Ancien Testament et à travers le Nouveau. Notre foi est paradoxale ; elle doit donc rester dynamique et vivante. En ce sens, on pourrait dire que nous sommes appelés à abattre toute idole que nous nous faisons de Dieu, à être moins crédules et plus croyants. C’est le grand paradoxe que formule le père du garçon épileptique dans l’Évangile : « Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! » (Mc 9, 24).

Cependant, jamais cet appel à rendre sa foi plus vivante ne peut pousser les fidèles à aller « au-delà de Jésus », à renoncer à lui, à apostasier. Nous sommes invités à dépasser nos fausses images de Jésus en cultivant des images de lui de plus en plus vraies, de plus en plus évangéliques, mais pas en vidant notre imagination ! L’Église a ainsi dû rappeler au cours des siècles qu’il n’y a pas de foi chrétienne authentique qui serait purement « transcendante », qui laisserait loin derrière la figure historique concrète de Jésus.

Renoncer à croire au Jésus historique ne sera jamais un accomplissement de la foi. Bien sûr, seul Dieu « sonde les reins et les cœurs » (cf. Jr 17, 10). Le film ne dit guère ce que Rodrigues vit réellement à l’intérieur après son apostasie publique. Sa finale fait songer à une « contre-apostasie » et les études sur le Ferreira historique concluent qu’on ne peut pas écarter l’hypothèse qu’il soit revenu en fin de vie à sa foi chrétienne. Mais aucun raisonnement « postmoderne » qui dirait qu’aujourd’hui, on peut continuer à être chrétien en dépassant la figure historique du Jésus des évangiles, ne tient la route.

Je n’ai pas davantage de gâteau s’il disparaît : de même, on ne croit pas en Jésus plus fortement lorsqu’on ne croit plus en lui ! Il est évident que Silence présente un dilemme atroce. C’est une cruauté diabolique de torturer quelqu’un pour que, par compassion, un autre renonce à sa foi par une apparence de charité. Mais si, en faisant cela, je me damne, sans gagner pour autant le ciel pour les autres, est-ce un vrai acte de charité ?

Le Concile Vatican II rappelle clairement cette vérité, si difficile à entendre pour notre époque « tolérante » : « Aussi ne pourraient-ils pas être sauvés, ceux qui, sans ignorer que Dieu, par Jésus-Christ, a établi l’Église catholique comme nécessaire, refuseraient cependant d’y entrer ou de demeurer en elle » (Lumen Gentium 14) Le jugement, bien sûr, appartient à Dieu seul.

N’y a-t-il donc pas de fidèles dans cette histoire ?

Mais si ! Un Occidental aura sans doute tendance à se fixer sur les personnages des missionnaires : nous font-ils honte ou honneur ? Mais le vrai cœur du film est ailleurs : chez les catholiques japonais, dans la fidélité admirable de ces paysans et pêcheurs pauvres, qui meurent martyrs en chantant, avec patience, charité, et humilité. Et aussi chez ce personnage à la fois ambigu et touchant de Kichijiro, l’intermédiaire, qui navigue entre trahison, apostasie et pénitence, suite à d’immenses souffrances personnelles. La foi de ces Japonais doit nous inciter à penser et prier. 

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=29943.html

http://www.le-verbe.com/culture/le-combat-spirituel-de-martin-scorsese/

Martin Scorsese : « Bien sûr que la spiritualité existe ! »

http://www.lanouvellerepublique.fr/France-Monde/Loisirs/Cinema/n/Contenus/Articles/2017/01/29/Martin-Scorsese-a-la-NR-Bien-sur-que-la-spiritualite-existe-!-2984151