Roger VETILLARD
Quint-Fonsegrives le 6 juin 2010
Monsieur Bertrand Le Gendre
Directeur du Monde
Monsieur le directeur,
Je n’avais pas l’intention de répondre à l’éditorial de votre quotidien daté du 21 mai 2010, mais sollicité par plusieurs collègues, je me suis finalement résolu à le faire en espérant que ce courrier suscitera une réaction positive de votre part.
Lecteur du Monde et historien non universitaire de la présence française en Algérie, je ne peux que m’inquiéter de cette écriture parue en éditorial sous le titre «Le film Hors la loi de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires sont de retour». Ce film, dont tout cinéphile qui l’a vu s’accorde désormais à dire qu’il n’est pas un grand film, est présenté comme une simple fiction littéraire alors que tous ceux qui le défendent en font un film historique. Pour preuves, je me permets de citer à votre attention les affirmations de Rachis Bouchared lui-même «ce film va rétablir une vérité historique longtemps confinée dans les coffres », de Pascal Blanchard « « Je peux vous assurer que Rachid Bouchareb n’a pas trahi l’Histoire. », les intentions d’Olivier Lorelle scénariste du film qui dit « je transmets l’histoire comme les algériens me l’ont racontée», l’avis d’Ahmed Bedjaoui, Président du Conseil Constitutionnel Algérien qui déclare: « J’ai vu “Hors-la-loi” en projection privée, je peux vous dire que ce film possède un souffle révolutionnaire exceptionnel et un patriotisme sans faille pour la cause algérienne », et enfin celui du secrétaire général du FLN en Algérie, Abdelaziz Belkadem «C’est un film historique qui condamne les crimes commis par les colonisateurs français » et la liste peut-être complétée si vous le souhaitez.
Donc il y a confusion plus ou moins avouée entre œuvre de fiction et roman historique. Et quand on parle d’histoire on se réfère à l’histoire telle qu’elle est imposée en Algérie. Permettez donc à ceux qui ont étudié en historiens cette période d’avoir un avis. Les écrits du Monde m’interpellent : pourquoi contre toute référence objective donc vous attachez vous régulièrement à accréditer l’idée que la répression de mai 1945 dans l’Est algérien a fait plusieurs dizaines de milliers de victimes dans la population musulmane ? Tous les historiens qui ont étudié la question s’accordent à dire autre chose : il y a eu moins de 10000 morts. Il suffit de consulter pour s’en convaincre des historiens de références comme Charles-Robert Ageron, Jacques Valette, Xavier Yacono, Maurice Faivre, Guy Pervillé, Gilbert Meynier, Charles-André Julien, Jean-Jacques Jordi et même Benjamin Stora (dans l’émission C dans l’air sur la 5 du 25 mai 2010 et sur France Culture le 27 avril 2005). Je vois dans vos affirmations régulièrement soutenues, mais vous pourrez me dire si je me trompe, une position compassionnelle vis-à-vis des victimes de la colonisation et en faveur d’une réconciliation franco-algérienne. Car en vous rapprochant de l’histoire officielle de l’Algérie vous devez penser que cela favorise l’oubli des périodes difficiles, à moins qu’il ne s’agisse que d’un a priori basé sur des considérations politiques. Je ne suis pas du tout convaincu du bien-fondé de cette position. Bien sûr, là n’est pas le rôle des historiens et le livre sur cette question que j’ai publié en 2008 (Sétif Mai 1945 – Massacres en Algérie – Ed de Paris) et que vos publications se sont abstenues d’analyser, a tenté de faire la part de toutes ces choses. Contrairement à ce que vous pourriez imaginer, mon livre a été généralement bien reçu en Algérie : je vous invite à consulter le n° du 7 mai 2008 de Djezaïr News, celui du 8 mai de Kabyles.com, les commentaires de la Dépêche d’Oran et de la Dépêche de Kabylie. J’ai été invité à Canal Algérie en juin 2008 et j’ai reçu, y compris de responsables politiques algériens importants, de nombreuses lettres de félicitations venant d’outre-méditerranée pour mon travail dont elles soulignent la rigueur et l’objectivité. Tout ceci pour vous dire que les algériens eux-mêmes reconnaissent que l’histoire qui leur est enseignée n’est pas toujours conforme à celle qu’ils ont vécue. Les films documentaires de Jean-Pierre Lledo notamment « Algérie, Histoires à ne pas dire » confirment cette analyse.
Je précise que le 8 mai 1945, (et cela sera explicité dans la prochaine édition de mon livre prévue en octobre 2010 avec 9 renseignements précis et concordants) les premières victimes, dès les premières heures du jour, ont été des Français dont Monsieur Gaston Gourlier, régisseur municipal du marché aux bestiaux, et peut-être Monsieur Louis Clarisse. Un article paraîtra au 4ème trimestre 2010 dans la revue de la Société Française d’Histoire d’Outre-mers pour expliquer tout cela. Ces faits que personne n’avait jusque là notés rendent compte de 2 éléments que les historiens connaissaient mais n’arrivaient pas à expliquer : la mise en alerte des troupes dès avant 7 heures du matin au quartier militaire de Sétif et la mise aux arrêts de rigueur du sous-préfet à 15 heures. Ces éléments permettent donc de soutenir que les manifestations indépendantistes du 8 mai en Algérie n’avaient rien de pacifique et entraient dans le cadre d’une stratégie insurrectionnelle connue depuis les révélations de Mohamed Harbi et d’Annie Rey-Goldzeiguer. Ces historiens ont prouvé que dès la fin avril 1945, Messali Hadj avait tenté de s’enfuir de Reibell où il était assigné à résidence pour préparer l’insurrection et présider un gouvernement provisoire algérien. Ce dernier devait siéger dans la ferme Maïza à 15 km au nord-est de Sétif et représenter l’Algérie à la Conférence de San-Francisco prévue en juin 1945, conférence où a été officiellement créée l’ONU.
De plus, à Sétif et dans sa région, l’insurrection s’est propagée essentiellement vers le Nord et a entrainé la mort de plus de 80 européens. La répression n’a sévi que dans les territoires où les européens ont été attaqués, tués, blessés, menacés ou violés. Elle a certes été violente, disproportionnée et a touché surtout des innocents. Les 1200 morts reconnus par le gouverneur général sont un bilan nettement sous-évalué.
La problématique a été différente à Guelma et le travail de Jean-Pierre Peyroulou le démontre. Dans cette ville le sous-préfet, informé des incidents de Sétif et des environs dès 13 heures, anticipe une éventuelle insurrection, met en place une milice civile comme la loi l’y autorise et une cour martiale, tribunal populaire qui va juger sommairement 2500 membres des AML et en condamner à mort plusieurs centaines. Peyroulou rappelle qu’à cette époque, en France métropolitaine, des tribunaux populaires agissaient de façon similaire dans le cadre de l’Epuration.
En fait, il faut bien admettre que la campagne de presse générée par le lobby algérien et suscitée par la Fondation du 8 mai est avant tout une opération de politique intérieure du pouvoir algérien à laquelle, malheureusement une partie des medias français, dont Le Monde, s’est laissé, ingénument je l’espère, prendre. Et pour en terminer, quand votre journal parle de Guerre des Mémoires, je me permets de lui rappeler que cette guerre a été allumée en 1995 par le documentaire d’Arte « Les Massacres de Sétif » inspiré par la fondation du 8 mai dont le président d’alors Monsieur Bachir Boumaza, ancien ministre et président du Conseil de la Nation en Algérie, a été le principal inspirateur et interlocuteur, reprise en 2000 lors du discours du président Bouteflika devant les parlementaires français, à nouveau remise sur le devant de la scène en 2008 par le documentaire de Yasmina Adi « l’Autre 8 mai 1945 » diffusé sur France 2, par celui de Meyriem Hamidat la même année et enfin par ce film Hors la loi en 2010. Si guerre des mémoires il y a, je crois que vous conviendrez aisément qu’elle n’est pas le fait des historiens, des pieds-noirs, des harkis, des anciens combattants et d’une fraction de l’opinion publique française. Et jamais la grande presse dont vous faites partie et les chaines de télévision n’ont pensé à donner la parole à d’autres que ceux qui colportent la version officielle algérienne. Parmi les historiens universitaires, ils sont nombreux ceux que je peux vous citer comme interlocuteurs originaux que vous pourriez solliciter.
Il ya beaucoup à dire sur le plan historique concernant le film les Hors la loi, mais la question n’est pas vraiment là ; le film est ce qu’il est avec ses qualités et ses défauts. Le débat est sur la façon dont Le Monde et ses confrères ignorent la vérité historique au profit d’un roman qui n’a pour conséquence que de conforter le pouvoir algérien. Et incidemment, de participer à aggraver les tensions intercommunautaires qui ont cours actuellement en France dans certains quartiers de nos grandes agglomérations. Et cela c’est irresponsable et c’est donc plus grave.
Je vous prie de croire, Monsieur le directeur, à l’assurance de mes sentiments très inquiets.