Le désert aventure spirituelle - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Le désert aventure spirituelle

L’exploration clandestine du Maroc fut pour Charles de Foucauld une expérience spirituelle décisive. Samuel Adrian est parti sur sa trace. Reportage.
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Dadès, au Maroc.

Dadès, au Maroc.

© Samuel Adrian

«Nous nous ennuyons plus que jamais et on nous ennuie plus que jamais : tel est en somme notre état présent. » Ce n’est pas une pensée de Pascal, mais l’extrait d’une lettre de Charles de Foucauld à son ami Gabriel Tourdes, datée du 15 juin 1878. S’il fallait chercher la raison pour laquelle un jeune hussard de vingt-cinq ans quitte l’armée, s’astreint pendant un an à étudier l’arabe, puis se déguise en rabbin pour affronter les aléas d’un voyage éreintant et dangereux, on pourrait peut-être la trouver dans l’ennui de la vie de garnison. Le voyage est un antidote au taedium vitae – « la fatigue de vivre ».

Entre la lassitude et sa conversion, Foucauld connaît l’ivresse de l’action. De mai 1883 à juin 1884, il parcourt près de trois mille kilomètres du Rif au Sahara, avec son guide Mardochée. Son objectif : n’emprunter que des routes inconnues. Sur une terre survolée de satellites, les mots « aventure » et « aventuriers » ne s’emploient plus que par dérision. Du reste, Foucauld ne les emploie jamais. Aventurier, pourtant, il le fut et au sens le plus noble du terme.

Car ce n’est pas pour la gloriole, ni pour les frissons qu’il prit autant de risques, mais pour faire œuvre utile. Sa Reconnaissance au Maroc, publiée en 1888, soit plus de trois ans après son retour, n’est pas un récit de voyage. C’est une mine d’informations. Le livre a la sobriété, la rigueur d’un rapport d’officier, quand ce n’est pas le ton conventionnel du cours magistral. Ce voyage pour Foucauld n’est pas une parenthèse, un intermède hasardeux avant la « vraie vie » de son aventure religieuse à Notre-Dame-des-Neiges. De l’aveu même du trappiste, ces quelques mois d’exploration ont été déterminants dans son retour à Dieu. Le saut dans l’inconnu marocain préfigure un abandon plus radical.

Un lent éveil

La route du Sahara n’est pas pour autant un chemin de Damas. Nulle conversion, nulle fulgurance, mais un lent éveil dont la Reconnaissance porte à peine la trace, discrète comme un filigrane. Ainsi de cette première nuit passée au Sahara, juste avant Tissint : « On comprend, dans le recueillement de nuits semblables, cette croyance des Arabes à une nuit mystérieuse, leïla el qedr, dans laquelle le ciel s’entrouvre, les anges descendent sur la terre, les eaux de la mer deviennent douces, et tout ce qu’il y a d’inanimé dans la nature s’incline pour adorer son Créateur. » Encore faut-il préciser que ce passage fut écrit à Paris, à un moment où Foucauld baignait dans un climat de foi qui l’inclinait à relire sa propre expérience sous une autre lumière.

Quiconque traverse le djebel Bani pour voir de ses yeux le désert que Foucauld décrit avec émotion risque d’être déçu. Ici, rien ne charme l’œil. La hamada est une croûte graveleuse et sans vie, écrasée par le vide du ciel. Rien de pittoresque, mais un silence accablant. Qui ne tient pas à Dieu n’a rien à faire là, car il n’y a rien à faire ici que l’adorer ou le fuir. On n’est plus sur Terre mais sous le Ciel, ce que Foucauld exprimera plus tard en ces termes : « C’est là […] qu’on chasse de soi tout ce qui n’est pas Dieu. »

Il prend la dernière place

De mellah en mellah – ancien quartier juif des villes marocaines —, on est frappé d’une chose : Foucauld laissa peu de souvenirs. C’est qu’il prit au Maroc la dernière place, celle du rabbin « pauvre mais confiant en Dieu ». Le vicomte s’humilia. Certes, cette humilité n’avait rien d’évangélique. Elle était imposée par les circonstances : dans le bled es siba, vaste territoire soustrait à l’autorité du sultan, tout roumi – chrétien – qui s’aventurait à découvert risquait sa vie. Cet abaissement n’en fut pas moins décisif.

Parce qu’il s’est mis pendant onze mois à la place des méprisés – « le Juif ne vaut pas la balle pour le tuer », disait alors un proverbe marocain –, Foucauld ne pourra plus vivre de la même façon. Le bénéfice de son voyage, c’est le dépouillement. On pense à la citation d’Emerson que Bouvier plaça à la fin de L’usage du monde : « Une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais tout à fait les misérables pédants que nous étions. » Tous les témoignages convergent sur ce point : à son retour, il ne restait rien du viveur que Foucauld était ou affectait d’être à Pont-à-Mousson. La pureté du désert se prolonge en écho dans une extrême simplicité de mœurs.

« Un armoï – étranger – est venu ici. Le Chikh Abd el Ouahad lui fournit des passeurs pour traverser la Feïja. On ne le voyait pas. Il écrivait dans sa chambre. » En somme, voilà tout ce qu’il reste du passage de Foucauld à Tazenakht, au nord du Sahara : à peine un souvenir, qui va s’effaçant d’une génération à l’autre. Toutes les informations qu’on obtient par surcroît – tribus en présence, cultures, types de dattiers, langues, fabrication de khenîfs, – sont scrupuleusement relevées dans la Reconnaissance.

On apprend peu de choses nouvelles, si ce n’est que le temps a passé, et que le béton et le plastique ont remplacé le pisé et la fibre de palmier – universelle désolation du touriste moderne. Alors même que je l’interroge sur Foucauld, mon guide m’interrompt le plus poliment du monde, fait quelques pas à l’écart et déroule son tapis pour l’Asr, la prière de l’après-midi. Scène très « orientale », certes, très « couleur locale », et digne de figurer dans le Routard à la rubrique : « Pratiques de l’islam. »

Mais cette décence, cette simplicité dans l’acte le plus digne qui soit, cette adoration sans décorum frappèrent Foucauld au plus haut point, et le prédisposèrent à se laisser toucher par « la vie cachée de Nazareth ». Entre le mol oreiller du doute et la couche rugueuse de l’ascète, il y a le spectacle de l’islam. Les registres de la bibliothèque d’Alger en témoignent : à son retour, ce n’est pas la Bible que Foucauld emprunte, mais le Coran.

« L’islamisme est extrêmement séduisant : il m’a séduit à l’excès », confiera-t-il à son ami Henry de Castries (lettre du 15 juillet 1901), avant d’ajouter : « Mais la religion catholique est vraie : cela est facile à prouver. Donc toute autre est fausse. » Voyageur lucide, Foucauld ne perd pas le nord : il sait admirer ce que la foi des musulmans peut avoir d’admirable, sans être dupe de tout le reste.