Le Curé d'Ars et Jean de Fabrègues - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Le Curé d’Ars et Jean de Fabrègues

L'année Jean-Marie Vianney aura été marquée, en ce qui nous concerne, par un problème d'intendance qu'on nous permettra d'évoquer malgré son caractère banal... Le diffuseur du livre de Jean de Fabrègues, « L'apôtre du siècle désespéré, Jean-Marie Vianney, curé d'Ars », a déposé son bilan en mars. Cela a gravement désorganisé la distribution de ce livre dont nous avons pu finalement récupérer une partie du stock. (…) Les choses étant ainsi partiellement rentrées dans l'ordre, nous avons pensé utile et agréable de demander à l'écrivain Jean-Jacques Antier de nous parler de ses liens personnels avec le Curé d'Ars et Jean de Fabrègues, l'un et l'autre étant liés pour lui...
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Dans les années 1970, collaborateur régulier de La France Catholique, j’ai bien connu Jean de Fabrègues, son directeur, qui m’avait confié une série de reportages sur les principaux pèlerinages de France, dont celui d’Ars. « M. Vianney est cher à mon cœur », me dit-il en me donnant le livre qu’il avait publié chez Amiot-Dumont en 1956, une biographie très complète doublée d’une forte réflexion spirituelle, un texte revêtu de l’Imprimatur.
Je me souviens de mon arrivée à Ars en plein hiver. La brume noyait ce paysage d’étangs et de prairies, si nostalgique et propre à la réflexion spirituelle. Un village endormi, des rues presque désertes, et cette église rurale du XVIIe siècle doublée d’une surprenante basilique néo-byzantine, un mélange qu’il fallait accepter avec les yeux de la foi.

J’avais été accueilli par M. l’abbé Chanel, qui portait avec humilité le titre écrasant de « curé d’Ars ». Il m’avait tout fait visiter. L’église, aux murs tapissés de plaques votives de marbre : « Action de grâce d’une mère pour le retour de ses trois fils prisonniers » ; « un bachelier reconnaissant », etc. Plaques surchargées de graffiti : « Faites-moi réussir mon permis, vite ! » La chapelle des Anges, où il confessait les malades. À droite du chœur la sacristie où il confessait les hommes.

Dans la nouvelle basilique on vénérait comme aujourd’hui le corps embaumé du saint. Et toujours ces murs tapissés de marbres aux dédicaces parfois surprenantes.

Juste à côté de l’église, nous sommes entrés dans le presbytère. En bas sa cuisine, en haut sa chambre. Tout avait été laissé tel quel, avec ses pauvres meubles.

Mais je fus surtout frappé par les murs, couverts de messages et de signatures hâtivement griffonnés à la main sur le plâtre. Ces murs maculés parlaient, hurlaient la détresse humaine : « Protégez-nous, exaucez-nous ! » Il y avait tant de messages qu’ils se superposaient. Là, j’ai senti la vocation de J.-M. Vianney, voué aux petits et aux pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens de faire graver une plaque de marbre. Les murs de ce presbytère étaient mangés par les graffitis, comme la vie du saint curé fut mangée par les pécheurs.

C’est là, plus que dans la basilique, que j’ai compris la vocation du curé d’Ars. Quarante ans plus tard, tout a changé. Hiver comme été la grande foule des pèlerins et des congressistes se presse à Ars.

La paroisse est tenue par le père Antoine Hardy. Le pèlerinage est géré par un recteur, le père Jean-Philippe Nault, qui accueille tout le monde avec le sourire, les évêques comme le plus humble des pèlerins. Étonnante, cette métamorphose d’un pèlerinage que l’on pouvait croire voué à l’oubli. À qui est dû ce miracle ?

La ferveur de Jean-Paul II

Ce pape inspiré avait attribué sa vocation à M. Vianney. Il ne l’oublia jamais, déclarant en 1980 à Notre-Dame de Paris : « Le curé d’Ars de­meure pour tous les pays un modèle hors pair, à la fois de l’accomplissement du ministère et de la sainteté du ministre. »

Mais le grand jour du souvenir fut le 6 octobre 1986, lorsqu’à l’occasion du deux-centième anniversaire de la naissance du saint, Jean-Paul II effectuera avec six mille prêtres un pèlerinage à Ars. Quelques mois auparavant, il l’avait donné en exemple dans une lettre pastorale : « Modèle extraordinaire de vie et de volonté pour ceux qui se préparent au sacerdoce. Le secret de sa générosité se trouve dans son amour de Dieu, vécu sans mesure en réponse à l’amour manifesté dans le Christ crucifié. » Enfin, le 17 octobre 1986, à l’audience générale du Vatican : « Sa figure ne cesse de parler même à l’homme d’aujourd’hui. Sa vie extraordinaire est un point de référence vivant pour les prêtres de l’Église contemporaine. »


La reconnaissance universelle

Désormais, Ars monte en puissance. En 1988, le nom d’Ars est ajouté à celui du diocèse de Belley, grâce à son évêque, l’excellent Mgr Bagnard, chantre du saint curé, auquel il vient de consacrer un essai. (1) En 1990, premier cycle du séminaire d’Ars. En 1994, arrivée des sœurs bénédictines de Montmartre et création du foyer sacerdotal. En 2005, Mgr Bagnard présente à Rome la relique du cœur de J.M. Vianney à Sa Sainteté Benoît XVI, qui la vénère en sa chapelle privée. Le 4 août 2005, le cardinal de Lyon, Philippe Barbarin, préside à Ars le centenaire de la béatification. La relique du cœur est vénérée à Cologne au congrès des J.M.J. Les pèlerinages et des réunions d’évêques et de prêtres se multiplient dans un site entièrement restauré grâce à la générosité des fidèles.
En 2009 on y célèbre dans la joie le 150e anniversaire de la mort de J.-M. Vianney, le 4 août 1859.

Cher et pauvre curé d’Ars ! Il doit bien s’étonner dans le ciel, depuis sa béatification en 1905, sa canonisation en 1925 et la proclamation apostolique de 1929 : patron des curés de l’univers ! Et en 1959 l’encyclique de Jean XXIII célébrant le centenaire de sa mort. « Jean-Marie Vianney, nous dit Mgr Bagnard, reste un prêtre pour aujourd’hui parce qu’il s’est ingénié à trouver des initiatives adaptées à son temps tout en puisant son inspiration dans le sacerdoce de toujours ».
Puisse ce message être entendu et susciter parmi les jeunes des prêtres, de saints prêtres !

Le livre de Jean de Fabrègues

Le livre de Jean de Fabrègues se lit par petites touches, tant il est chargé de spiritualité et d’une certaine angoisse, comme les écrits de son maître Georges Bernanos : Fabrègues se dit « hanté par le curé d’Ars ». On le serait à moins.
Visitant Ars après la guerre, « en ces temps de désespoir », dit Jean de Fabrègues à propos du rationalisme athée qui déferlait sur le monde, il avait été aussi frappé par le désespoir qui minait, au milieu du siècle précédent, le saint curé confronté à l’indifférence des hommes trop épris de jouissance matérielle, et qui constatait que le Christ était « un amour qui n’atteignait pas son objet ».
Pour Fabrègues, le pèlerinage d’Ars répond à l’attente des âmes. Le fait que J.-M. Vianney fut un saint et en même temps qu’il connût le désespoir le fascinait. Dès lors, comment échapper au désespoir ? En se laissant mener vers les portes qui s’ouvrent, celles de la simplicité du cœur, de la générosité de l’âme, de la liberté de l’esprit. C’est dans cette optique que le désespoir change de face et devient sainteté.

Profondeur spirituelle d’un véritable écrivain

On peut ne pas être d’accord avec les options politiques de Jean de Fabrègues (comme Bernanos c’était un fervent royaliste), mais on ne peut qu’admirer le style d’un véritable écrivain et la profondeur de sa pensée spirituelle. À propos de la vocation de J.M. Vianney à Ars, il écrit : « Il a été envoyé dans ce pays des Dombes où les brumes font un ciel de doute, où les miasmes doux des étangs créent l’atmosphère tendrement lascive d’un laisser-aller d’indiffé­rence, il a été envoyé là pour marquer les frontières qui ne tomberont pas. À Ars c’est un monument qui doit naître, il est là pour le sculpter longuement, à grands coups, à coups violents, dans la pierre des âmes et d’abord dans la sienne. »

Perception, aussi, du drame spirituel qui fut le sien, sa plus grande leçon et sa plus grande tentation : « Plus nous percevons l’immensité de la charité divine, et plus nous nous en sentons indignes et séparés. Voici paraître à notre horizon la source qui est à la fois celle de notre désespoir et de notre espérance. »

Le livre de Jean de Fabrègues répond à cette question qui a taraudé Jean-Marie Vianney et qui nous interpelle encore : « Qu’est-ce qu’un prêtre ? » « C’est un homme qui a le souci des âmes, qui les porte à Dieu, et qui, si elles ne vont pas à Dieu, se sent lourdement comptable de leur absence au dernier jour. Il ne s’agit pas de les laisser tomber sur le chemin. »
Et il a fait cela jusqu’à la mort. Submergé par les fidèles, exténué par le jeûne et les veilles qu’il s’imposait et qu’on lui imposait, prononçant d’une voix vibrante qui brisait les cœurs rebelles la prière dans laquelle il exhalait son amour.

Le secret du curé d’Ars

Jean de Fabrègues a bien compris le secret du curé d’Ars : « s’unir fortement à Notre-Seigneur. Cette union, il l’a désormais comme une grâce qui ne l’abandonne pas. Il n’a plus le temps de faire oraison ? Il est bien au-delà, c’est son temps tout entier qui est passé de l’autre coté, du côté de l’union divine. Et cela explique tout, l’ascétisme, la vision, la possibilité d’être tout entier à chaque instant à chacun, et pourtant d’aller si vite dans ses bénédictions, ses consultations, ses confessions. Voici un homme pour qui le temps n’existe plus comme pour nous. Il est au-delà du temps comme au-delà des corps et des choses. Dieu lui a donné de participer à ce qui se passe de l’autre côté. »

Comment Fabrègues définit-il Vianney ? Actif, ou contemplatif ? C’est la question piège. Il était les deux et cette contradiction le mettait au supplice. Appelé au confessionnal pour sauver les âmes, il aspirait au pur amour de Jésus dans la solitude d’un cloître, un tête-à-tête divin qui ne lui sera donné qu’après sa mort. D’où ses fuites d’Ars, ce désespoir insondable, ces retours pathétiques.

Jean de Fabrègues décrit minutieusement les miracles accomplis par J.-M. Vianney, dont les moindres n’étaient pas de lire dans les âmes des pénitents qui se confiaient à lui. Fabrègues s’en étonne et tente d’en trouver l’explication : « Il ne pensait jamais que le miracle passait par lui, mais par les saints qu’il invoquait. Lui-même ne se croyait pas la voie choisie par Dieu, il s’en jugeait indigne. Le grand amour qui embrasait son cœur était trop vaste pour qu’il ne connaisse pas ce qui distingue les plus grands amours : le désespoir de n’y avoir pas répondu. Mais ce désespoir recelait la source de son pouvoir spirituel, il participait à la puissance de Dieu et à sa lumière, coïncidence du néant propre et de l’Amour absolu. »
Égal aux plus grands mystiques

Loin de s’extasier devant les mi­racles du curé d’Ars, Fabrègues nous introduit dans un univers où le temps et la causalité ne correspondent plus avec ce que nous nommons le réel, et c’est là que M. Vianney se révèle égal aux plus grands mystiques : cette continuité du naturel et du surnaturel, que la science ne peut expliquer mais que la foi nous révèle. Il avait, dit Jean de Fabrègues, « une perfection dans l’oraison, » qui permettait de s’unir à Dieu, par le Christ : « un amour parfait, une foi parfaite ». Une prière qui devient dialogue lorsque Dieu se révèle dans l’oraison.

Reste le mystère de J.-M. Vianney. Avec tant de foi, pourquoi toute cette angoisse, cette hantise du péché, cette peur de la damnation, ces fuites ?
À mon avis, Jean-Marie Vianney était déprimé parce qu’il en faisait trop : vingt heures de confessions par jour pour un corps exténué et mal nourri, auquel il ajoutait ces fustigations et autres cilices, il y avait de quoi tuer un homme qui ne dormait que deux ou trois heures par nuit et se nourrissait de matefaims. Il prenait aussi trop à son compte les péchés de ses pénitents, jusqu’à se les attribuer. Le poids du mal, quelle réalité crucifiante, qui rappelle le martyr de Marthe Robin !
Notre désir est-il sans remède ?

Pour Jean de Fabrègues, la réalité est dans ce mot de Thérèse d’Avila : « Notre désir est sans remède. » Comment atteindre l’union avec l’Être aimé découvert dans la prière ? D’où le désir de vie érémitique de celui qui se croyait le dernier des pécheurs. « Je suis le dernier des prêtres », disait-il. Et il le croyait.

Jean de Fabrègues a bien montré la clé de la sainteté de J.-M. Vianney : « Il est humble, écrit-il. Celui qui, ne connaissant mérites ou grâce, parvient à faire comme s’il ne les possédait pas. » Parvenir à s’ignorer soi-même, telle est la définition de la sainteté. De ce désespoir de n’être pas saint, J.-M. Vianney tentera de s’arracher par la prière, mais il n’en aura pas le temps, puisque par vocation il s’était donné aux pécheurs.
« Quelle vie a connu plus grand amour que celui-là ? », demande Jean de Fabrègues, et ce sera son mot de la fin.

À une époque où fleurissent les vanités, les aberrations de la chair, la paresse et l’égoïsme, quelle plus belle leçon ? Celle de l’espérance chrétienne, un vieux mot oublié, que le livre de Jean de Fabrègues vient à propos rappeler. Non pas mon bonheur, mais celui des autres. « Il faut sauver, nous ne sommes pas au monde pour autre chose », dit-il avec son cher curé. Et si la clé du vrai bonheur était là ? Avec l’amour de Dieu, notre unique nécessaire.