LE COQ D’ASCLÉPIOS - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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LE COQ D’ASCLÉPIOS

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L’INTERMINABLE AGONIE DE FRANCO, artificiellement prolongée par la médecine, nous oblige, une fois de plus, à nous interroger sur le « tu ne tueras point ». Sans les (on peut le dire) macabres interventions de la chirurgie coupant ici, coupant là, sondant, tubant, perfusant, et que sais-je encore ? Franco serait mort paisiblement vers le 20 octobre de la mort de ses ancêtres, de ses soldats et de ses ennemis1. En tout cas, c’est lui-même qui serait mort, sa vraie personne physique et morale, intacte, passant du monde des hommes à celui du seul vrai jugement pour le meilleur ou le pire, car nul ne sait qui est digne d’amour ou de haine. Est-ce « ne pas tuer » qu’entraver le processus normal et irrésistible de l’agonie ? Laisser mourir qui doit mourir, est-ce tuer ? Qui peut croire que ces trente médecins s’agitant autour du moribond ne savaient pas comment cela allait finir ? Qui donne aux hommes le droit de substituer la volonté à la liberté d’un mourant ? (Car on sait que, lors de sa précédente hospitalisation, Franco avait dit : « Que ce soit la dernière fois  » Qui donne aux hommes le droit de faire, contre sa volonté, d’un mourant un cobaye, et de ne céder qu’un objet indignement charcuté après un affreux festival de scalpel entre les mains de Qui fit l’homme à son image ? Ne pas tuer, est-ce cela ? La mort était jadis une fête, pas forcément triste, présidée par le mourant. Une fête très solennelle et digne, où l’acteur principal détenteur d’un instant par nature sacré de sa propre vie, le dispensait aux assistants en prenant congé d’eux : « N’oubliez pas le coq que je dois à Asclépios. » Et aussi, et aussi : « Femme, voici ton fils. Et toi, voilà ta mère. »2 Si les hommes, sous le prétexte qu’ils mettent de plus en plus la main sur la nature, se mêlent de confisquer aussi notre agonie, que nous restera-t-il ? A son maître qui le menaçait, Epictète répondait calmement : « Plus que me tuer, je ne sais pas ce que tu peux me faire. »3 C’est que l’art de voler leur mort aux gens n’existait pas encore de son temps. En 1975, le maître d’Epictète aurait pu lui répondre : « Je vais mettre à l’ouvrage sur ton corps trente médecins et chirurgiens, et, morceau par morceau, ils feront de toi un étranger à toi-même. Quand ils en auront fini avec tes débris, tu auras le sang d’un autre, l’estomac d’un autre, le rein d’un autre. Et, patience, d’ici quelques années le cerveau d’un autre ». Le cerveau d’un autre Oui, le cerveau d’un autre. Écoutons le professeur David Krech, de Berkeley, l’un des pionniers des recherches dans ce domaine (a). Certes, dit-il, les greffes cérébrales étaient encore tout à fait improbables, il y a deux ou trois ans. Mais tout semble indiquer que nous y arriverons bientôt sur les rats. Nous vivrons peut-être assez pour en avoir la possibilité sur l’homme. Mais alors, qui sera le donneur ? Qui sera le bénéficiaire ? De qui sera la personnalité survivante ? L’éventualité envisagée par Krech relève du cauchemar. Mais soyons bien persuadés que dès qu’une chose est techniquement réalisable, elle est réalisée4. Je ne sais pas si la greffe du cerveau est possible. Les chirurgiens en parlent avec scepticisme. Ils montrent très clairement des difficultés apparemment insurmontables. Il vaut mieux croire ceux qui savent, même s’ils savent peu, plutôt que ceux qui ne savent pas. Mais, d’une part, des spécialistes éminents comme Krech disent que la greffe du cerveau sera tôt ou tard possible, et, d’autre part, quand on lit les démonstrations d’impossibilité, on se rappelle l’avertissement de Chauvin : « En science, quand l’impossibilité d’une chose est enfin bien démontrée, c’est le signe infaillible qu’on va bientôt la faire. »5 Qui sauve-t-on quand on fait survivre un corps grâce au corps d’un autre ? Que reste-t-il au juste de sa personne dans le puzzle final ? Possible ou pas, la greffe cérébrale pose le problème dans toute sa clarté. Je meurs à l’hôpital d’une congestion cérébrale ; au même instant, dans la chambre voisine, quelqu’un meurt d’un infarctus. D’un côté un cerveau, de l’autre un corps. On met l’un dans l’autre. Qui est le survivant ? Qui a-t-on sauvé ? Ou bien y a-t-il deux morts, et un homme-chimère par­faitement vivant et pensant, qui ne serait ni l’un ni l’autre ? Vie, que de crimes on commet en ton nom !6 Question d’urgence On me dit qu’il y a des problèmes plus urgents que, celui-là. C’est toujours ce qu’on dit. C’est ce que m’a dit un jour, à propos d’autre chose, un savant allemand, Prix Nobel de chimie. Il n’avait pas de temps à consacrer à réfléchir à tel problème requérant un choix moral, car le problème ne se posait pas encore. Dans la conversation, j’appris cependant que ce savant avait le temps de jouer aux échecs, d’aller au cinéma, et même, si je me souviens bien, de lire des romans policiers. Je ne crois pas m’éloigner du sujet. Si 30 médecins ont pu, avec l’approbation (peut-être sur les injonctions) d’une famille, donner au monde le spectacle de ce que sait faire la science la plus avancée pour avilir l’agonie d’un homme, c’est que nous n’avons pas encore assez réfléchi à cette possibilité qu’a désormais la science. Sans doute, y avait-il « des problèmes plus urgents ». On trouve toujours à point l’urgence d’une partie d’échecs ou d’un roman policier. Le droit de mourir De façon inattendue, la mort de Franco, sous le regard du monde, aura peut-être mûri la réflexion des hommes sur quelques-uns des problèmes moraux les plus effrayants posés par la science. Dès maintenant, en tout cas, elle montre que la mort, jusqu’ici don suprême de la Providence ou du Destin, selon ce qu’on croit, devient un acte libre, délibéré. Si l’on avait respecté la volonté exprimée par Franco, il serait mort dans les derniers jours d’octobre. On a passé outre. Et quand il ne fut plus en état d’exprimer aucune volonté, c’est d’autres qui durent décider. Réfléchissons-y, si nous ne sommes pressés par aucun roman policier : un jour, notre tour viendra de choisir, ou d’abandonner aux autres cet ultime effort de notre liberté7. Aimé MICHEL (a) Voir le livre de Maya Pines : Transformer le cerveau (Buchet-Chastel, Paris, 1975), très intéressant et faisant le point de quelques questions brûlantes en 1973, date de sa publication en Angleterre. Le traducteur ne sait pas que « biofeedback » se traduit, hélas ! en français par « biofeed­back ». L’éditeur, lui, ne sait pas qu’un livre scientifique amputé de sa table analytique perd la moitié de son intérêt et qu’il devient presque absurde sans ses figures. Cependant, je recommande ce livre simple qui fera réfléchir. Chronique n° 227 parue dans France Catholique-Ecclesia — N° 1 512 — 5 décembre 1975 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
—  Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 26 janvier 2015

 

  1. Franco a dirigé l’Espagne du 1er octobre 1936 jusqu’en septembre 1975 soit quarante années. Hospitalisé, toute une équipe de spécialistes divers s’activa à son chevet. Il tomba dans l’inconscience le 14 novembre et mourut le 20 novembre 1975 au terme d’une agonie artificiellement prolongée d’un mois qui défraya la chronique à l’époque. Il se serait agi de préparer au mieux sa succession par le prince Juan Carlos.
  2. Ce sont respectivement les dernières paroles de Socrate « imbibé de ciguë » selon Platon et les avant-dernières de Jésus sur la croix selon saint Jean. « Criton, nous devons un coq à Asclépios, payez la dette, n’oubliez pas » (Platon, Phédon). « Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il préférait, Jésus dit à sa mère : “Femme, voilà ton fils.” Puis il dit au disciple : “Voilà ta mère.” Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui. » (Évangile de Jean, chap. 19, versets 26 et 27). Ces ultima verba ont suscité bien des commentaires. Intéressons-nous pour aujourd’hui à celles de Socrate. On se souvient que Socrate accusé d’impiété, d’avoir introduit des dieux étrangers et corrompu la jeunesse est condamné à mort par les juges athéniens en 399 avant J.-C. En raison du calendrier religieux, la sentence n’est pas exécutée immédiatement. Socrate attend en prison le jour de la ciguë. Ses amis lui suggèrent de s’enfuir, ce qu’il refuse. En mourant il leur recommande, sans autres explications, d’offrir un coq à Asclépios (ou Asklépios), Esculape en latin, le dieu spécialisé dans la guérison des hommes. On sacrifie un coq à ce dieu pour le remercier d’avoir guéri quelqu’un. Mais pourquoi donc Socrate entend-il remercier Asclépios, qui a-t-il guérit et de quoi ? Des générations de philosophes se sont posées la question. La réponse traditionnelle qu’ils y ont apporté a été résumée par Lamartine en quelques vers « Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’on sacrifie ! Ils m’ont guéri ! – De quoi ? dit Cébès, – De la vie ! ». Nietzche reprenant cette interprétation s’est indigné de cette attitude dans Le Gai-savoir : « était-ce la mort ou le poison, la piété ou la malignité, quelque chose en cet instant lui délia la langue et il dit : “O Criton, je dois un coq à Asclépios…”, cette risible et dernière parole signifie pour qui sait entendre ; la vie est une maladie. (…) Socrate a donc souffert de la vie et il s’en est encore vengé au moyen de ce mot obscur, horrible, pieux et blasphématoire. Fallait-il encore que Socrate en vint à se venger, un grain de générosité manquait-il à sa surabondante vertu ? Ah mes amis, il faut surmonter même les Grecs. » Le croira-t-on le grand philologue Georges Dumézil a écrit tout un livre sur l’énigmatique parole (Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, Paris, 1984) ? Partage-t-il lui aussi la déception de Nietzche ? Pas du tout. Selon lui, ce n’est pas d’être guéri de la vie dont Socrate remercie le dieu, il le remercie de les avoir guéri d’une maladie de l’âme, lui et ses amis, notamment Criton. Cette maladie c’est l’erreur de jugement, la tentation d’avoir la vie sauve en s’évadant. Socrate a été affermi par un songe salutaire envoyé par le dieu qui lui révèle qu’il va mourir. Cette certitude « détruit en lui tout germe de “fausse raison”. » Car « ses amis sont eux-mêmes malades et veulent le convaincre de faire, en considérant que c’est le bien, ce qu’il sait, lui, être le mal. Ils sont dangereux pour lui, pour sa santé intellectuelle et morale, parce qu’ils risquent de l’entraîner vers ce mal. » Heureusement il parvient à guérir Criton lui-même : « d’une opinion spécieuse mais insane, Socrate, médecin de la pensée, conduit son vieil ami à l’opinion saine ; oubliant la multitude et ses fausses évidences, Criton, convaincu, se range au parti des lois : il est guéri. » C’est cette double guérison qui vaut un coq à Asclépios. Dans un dialogue avec Eliane Allo, dont j’ai extrait quelques-unes des citations qui précèdent, Dumézil commente (et ces mots prennent une résonance particulière en cette période de contamination de certains esprits par des idées folles) : Socrate « rapproche la maladie du corps et la maladie de l’âme, c’est-à-dire, et cela va loin, les maladies du corps, donnant lieu à la contagion, aux épidémies. Eh bien, dans les maladies de l’âme, il y a un phénomène analogue l’erreur transmissible, l’erreur transmise, l’erreur imposée soit par la beauté du discours, soit par l’amitié de l’auteur. » (Allo, E. « Les dernières paroles du philosophe – Dialogue entre Georges Dumézil et Michel Foucault à propos du souci de l’âme », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 61, pp. 83-88, mars 1986 ; http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_61_1_2309).
  3. La parole d’Épictète a des parallèles dans les évangiles de Matthieu : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme » (chap. 10, v. 28) et surtout de Luc : « Je vous le dis à vous, mes amis : Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps et après cela ne peuvent rien faire de plus » (chap. 12, v. 4). Épictète vécut au premier siècle de notre ère. Né à Hiérapolis (Turquie actuelle) vers l’an 50 de notre ère, il vint à Rome comme esclave d’un affranchi de Néron qu’il méprisait mais qui, finalement, l’affranchit. Il ouvrit une école de philosophie à Rome puis à Nicopolis en Grèce. Comme beaucoup de sages de l’Antiquité, comme Socrate ou Jésus, il n’a rien écrit ; son enseignement était uniquement oral. Son œuvre nous est connue par son élève Arrien, un haut fonctionnaire romain dont plusieurs ouvrages (mais non pas tous) nous sont parvenus, notamment les Entretiens et le Manuel d’Épictète. L’enseignement d’Épictète s’inscrivait dans la longue tradition du stoïcisme. Cette tradition née à la fin du IVe siècle à Athènes avec Zénon, Cléanthe et Chrysippe, doit son nom à un lieu : la Stoa poikilè, le Portique des peintures. Elle comportait une doctrine très technique (stoïcienne) et un style de vie (stoïque). C’est de ce second aspect que traitent les Entretiens et le Manuel, dont l’enseignement central est de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Épictète eut une grande influence sur Marc-Aurèle, les néoplatoniciens et les chrétiens. Ces derniers reprirent les exercices spirituels des stoïciens mais non les aspects matérialistes et rationalistes de leur doctrine. Il est remarquable que pour instruire les lettrés chinois sur le christianisme le père Matteo Ricci composa en 1605 un livre qui était une paraphrase d’une bonne partie du Manuel d’Épictète. Comme le note Jacques Brunschwig avec justesse, le stoïcisme « est une philosophie pour temps de crise, qui retrouvera régulièrement son actualité chaque fois que l’on aura besoin de “constance et consolation ès calamités publiques”, pour reprendre le titre du traité néo-stoïcien du chancelier Du Vair (1590). »
  4. Aimé Michel, fidèle en cela à la thèse de Jacques Ellul, pense que science et technologie obéissent à une loi qui « nous échappe totalement ». « Comme l’a admirablement montré Jacques Ellul, écrit-il, le développement de la science et de la technique est en effet un processus qui s’identifie à l’histoire. On ne peut l’arrêter qu’en le cassant, c’est-à-dire par l’apocalypse. » (n° 136, Correspondance : Les fruits de la science et de la technique – La science peut-elle donner aux hommes le moyen de nous sauver ? 15.10.2012) Il ne sert à rien de mettre en garde contre la science et la technique, « comme s’il était au pouvoir de quiconque d’arrêter ce qui échappe au contrôle des hommes ! ». Il ajoute : « La technologie joue sous notre nez le rôle d’une carotte qui, en déterminant à chaque instant des millions de choix séparément favorables, nous conduit globalement à l’opposé de là où nous voudrions aller. Parce que nous cherchons à nous garantir toujours mieux contre la maladie, la délinquance, l’insécurité, le risque, parce que nous voulons simplifier notre travail, le rendre plus rapide, plus facile, plus efficace, la machine tend à se substituer à nous, à envahir notre vie privée, à remplacer nos libres choix par des automatismes. » (Chronique n° 176, L’avenir presse-bouton – Un progrès à double tranchant, 12.08.2013).
  5. La greffe de cerveau est un de ces sujets sur lesquels on phantasme depuis des décennies. Les derniers émois dans la presse, en juin 2013, ont été provoqués par un article paru dans la revue Surgical Neurology International. Le neurologue italien Sergio Canavero y déclare qu’il va être bientôt possible de greffer la tête d’un humain sur le corps d’un autre (à moins qu’il ne faille dire l’inverse : greffer le corps de l’un sur la tête de l’autre). Canavo se réclame des travaux d’un chirurgien américain du nom de Robert White qui est notamment parvenu en 1970 à transplanter la tête d’un singe sur le corps d’un autre et de la maintenir en vie pendant quelques heures. Il affirme surtout « qu’une moelle épinière tranchée net par un instrument chirurgical peut se réparer assez aisément pourvu qu’on remette les deux sections en contact dans un mélange de deux polymères, le polyéthylène glycol (PEG) et le chitosane. Ces produits sont en effet capables d’activer une sorte de fusion-réparation des cellules nerveuses endommagées, comme l’ont montré des expériences réalisées sur des cochons d’Inde et des chiens. » Selon lui la première greffe de tête humaine pourra avoir lieu dans deux ans (voir l’article de Pierre Barthélémy, http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2013/06/26/un-medecin-italien-veut-greffer-des-tetes-humaines). Que faut-il penser de ce genre de déclaration ? Pas grand bien à mon avis. C’est une manière d’attirer l’attention sur soi à peu de frais au prix de regrettables confusions. Loin de moi l’idée que la greffe de cerveau soit impossible mais croire que sa réalisation chez l’homme adviendra « dans les deux ans » (donc cette année) est une autre paire de manches. Il est futile d’en sous-estimer les difficultés comme le fait le Dr Canavo. Ces difficultés sont diverses. Les unes sont essentiellement techniques (il ne faut pas que le cerveau à greffer soit privé trop longtemps d’oxygène pendant l’opération sinon il meurt) ou liées aux problèmes de rejet du greffon par l’hôte et de l’hôte par le greffon ; elles sont sans doute surmontables. Mais d’autres difficultés se présentent. Admettons que la méthode préconisée par le Dr Carnavo fondée sur l’usage de polymères permette de reconnecter les deux parties séparées de chaque axone d’une moelle épinière parfaitement sectionnée d’un individu, mais que se passera-t-il si les parties à reconnecter proviennent de deux individus distincts? Pour une reconstruction parfaite il faudrait non seulement qu’il y ait correspondance exacte un pour un des neurones de deux individus mais encore qu’ils occupent la même position à quelques micromètres près dans les deux parties. Il est pratiquement impossible que ces deux conditions soient réalisées, même chez des jumeaux homozygotes. Peut-être une reconnexion approximative pourrait-elle suffire, la plasticité du système nerveux compensant les défauts et les pertes survenus lors de l’opération ? C’est à voir. Si ce n’est pas le cas il faudra envisager soit une technique ultrafine permettant de mieux maîtriser dans le détail le « collage » des axones homologues, soit de stimuler la croissance des axones descendant du cerveau pour qu’ils reforment des synapses avec leurs cibles dans la moelle épinière, en faisant de même pour les axones ascendants de la moelle vers leurs cibles cérébrales. Dans les deux cas ce sont des prouesses pour l’heure hors de portée.
  6. Qui est le survivant ? La réponse la plus vraisemblable est : celui à qui appartient le cerveau. Cependant les choses ne sont pas simples car la conception d’un cerveau distinct du corps est une simplification grossière. En réalité le cerveau fait partie du corps. En particulier il est sous l’influence de nombreuses hormones et autres substances circulant dans le sang (voir par exemple la chronique n° 127, Le café, le lactate et l’âme – Qu’est-ce qu’un état d’âme, sujet à des manipulations chimiques ? 11.06.2012). L’humeur voire la personnalité du patient au cerveau greffé ne seront-ils pas modifiées par le changement de corps ? Le fait que le corps et l’esprit s’influencent mutuellement a été rappelé il y a une dizaine d’années par le neurologue d’origine portugaise Antonio Damasio dans un livre qui a connu un grand succès, L’Erreur de Descartes (Odile Jacob, Paris, 1995). L’erreur qu’il attribue à Descartes est d’avoir soutenu que le corps et l’âme sont des entités complètement séparées et d’avoir ainsi conduit la médecine à ne considérer le corps que comme une machine en rejetant les maladies somatiques d’origine psychique tout comme les répercussions psychiques des maladies. En fait Damasio se trompe. Dans ses Méditations métaphysiques (Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 179) Descartes écrit : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. » Dans Les Passions de l’âme il donne de nombreux exemples d’une action réciproque du corps sur l’esprit et de l’esprit sur le corps. Comme le jeune Burman et la princesse Elisabeth lui demandent comment il se peut que deux substances tout à fait différentes agissent l’une sur l’autre, Descartes répond qu’il l’ignore mais qu’on ne peut le nier. Réponse admirable car elle vaut pour nombre d’autres contradictions rencontrées dans les champs de la science et de la philosophie.
  7. Si l’agonie de Franco est oubliée, celle de Vincent Lambert suscite de vifs débats. En septembre 2008, cet infirmier de 32 ans est victime d’un accident de la route à moto. En juin 2009, il est admis, tétraplégique et comateux, dans le service du Dr Kariger au CHU de Reims où il est maintenu en vie par réhydratation et nutrition artificielle. À l’automne 2012 son état se dégrade ce qui décide l’équipe médicale à commencer une « collégiale » c’est-à-dire une consultation prévue par la loi Leonetti. En avril 2013, jugeant les lésions cérébrales irréversibles, les médecins, le personnel et l’épouse de Vincent Lambert décident à l’unanimité l’arrêt des traitements mais les parents de Vincent y voient une euthanasie déguisée. En mai, suite à leur requête, le juge des référés enjoint la reprise de l’alimentation. En janvier 2014, l’avis réitéré d’« obstination déraisonnable » conduit le Dr Kariger à arrêter les soins mais il est désavoué cinq jours plus tard par le tribunal administratif. L’épouse de Vincent Lambert fait appel devant le Conseil d’État. Le même jour, 24 juin 2014, le Conseil d’État juge légale la décision du Dr Kariger mais la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg suspend ce jugement. En septembre 2014, le Dr Kariger, épuisé, se met en disponibilité. Le 7 janvier 2015, les 17 juges de diverses nationalités de la Cour européenne écoutent les plaidoiries. Ils rendront leur décision dans un ou deux mois… Dans le livre qu’il vient de publier, Ma vérité sur l’affaire Vincent Lambert (entretien avec Philippe Demenet, Bayard, Paris, 2014) le Dr Kariger donne des informations précises sur cette affaire. Il indique par exemple que dans le « collège d’experts », six médecins sur sept et neuf membres de la famille sur treize se sont prononcés pour l’arrêt des soins. Voici sa réaction à la décision contraire du juge administratif : « le juge estime que “l’alimentation et l’hydratation artificielles peuvent avoir pour effet la conservation d’un certain lien relationnel.” C’est tout le contraire de mon diagnostic… Un juge administratif se met à faire de la neurologie sans en avoir la compétence. Il se permet de décider s’il y a – ou pas – obstination déraisonnable. Je suis décontenancé par la lecture de ces conclusions. (…) Lors d’une conférence de presse, je souligne en trois points les conséquences de ce jugement : 1/ il remet en cause la loi Leonetti ; 2/ les juges jouent aux médecins ; 3/ l’obstination déraisonnable a de beaux jours devant elle et les patients peuvent en être légitimement inquiets. En tant que défenseur des soins palliatifs, opposés à l’acharnement thérapeutique tout autant qu’à l’euthanasie, je sais que cette décision de justice, qui nous oblige à nourrir et à réhydrater Vincent Lambert au-delà du raisonnable, offrira un boulevard aux partisans de l’euthanasie. » (p. 99). Le Dr Kariger, catholique pratiquant, estime qu’« il faut sortir de ce manichéisme qui dresse les pro-life contre les pro-euthanasie. Entre “Ma vie ne m’appartient pas du tout” et “Ma vie m’appartient totalement”, la vie est médiane. » (pp. 57-58). Sur ce sujet délicat voir également les chroniques n° 191, La biologie moderne et les choix moraux – Comment décider de la vie et de la mort ? (02.08.2011) et n° 196, L’euthanasie et les nouveaux Lazare – Ce mystère de la mort, qui l’a sondé ? (05.09.2011).